On comprend mieux pourquoi la direction de Google avait pris grand soin de cacher à ses employés son désir de revenir en Chine avec une version censurée de son moteur de recherche : depuis que le « projet libellule » (Dragonfly, en anglais) a été exposé sur la place publique, des centaines de salariés ont signé une lettre interne pour critiquer à la fois le secret entourant ce projet et la perspective de revenir dans l’Empire du Milieu, au risque de fouler aux pieds les idéaux de l’entreprise.
« Aujourd’hui, nous n’avons pas l’information nécessaire pour prendre des décisions éthiques au sujet de notre travail, de nos projets et de notre emploi », écrivent près de 1 400 signataires de la missive (sur une masse salariale totale forte de 89 000 individus) qui a été rendue publique par le New York Times. Ils jugent que les récentes révélations faites par le site The Intercept au début du mois d’août « soulèvent des questions morales et éthiques urgentes ».
« Nous avons besoin de toute urgence d’une plus grande transparence, d’un siège à la table des négociations et d’un engagement en faveur de processus clairs et ouverts : Les employés de Google ont besoin de savoir ce qu’ils sont en train de construire », poursuit la lettre de protestation dit la lettre. Avant d’être médiatisé, le dossier n’était que connu que de quelques centaines de personnes triées sur le volet et seuls les plus hauts cadres avaient une vision complète de Dragonfly.
Projet « exploratoire »
Face à la gronde, le grand patron de Google, Sundar Pichai, a fini par tenir une réunion le 16 août. Ouverte à tous les salariés, elle a été l’occasion pour l’intéressé d’affirmer que Dragonfly n’est qu’une réflexion « exploratoire » et qu’en l’état actuel des choses, « nous ne sommes pas près de lancer un produit de recherche en Chine », selon une transcription des propos de Sundar Pichai que Bloomberg a pu consulter. Pour autant, Sundar Pichai n’a pas exprimé son refus de retourner en Chine.
« La mission que nous revendiquons est d’organiser l’information du monde », a déclaré le patron de Google. Or, « la Chine représente un cinquième de la population mondiale », a-t-il observé. Dès lors, «je pense que nous devons réfléchir sérieusement à la façon de faire davantage en Chine ». Et cela, même s’il s’agit de se rapprocher d’un État autoritaire, alors même que ce régime avait été l’une des raisons du départ de Google, début 2010. Autre direction, autres mœurs ?
Un décalage d’attitude face au juteux marché chinois (plus de 772 millions de personnes se serviraient d’un mobile dans le pays) qui n’a pas échappé aux employés : « il y a huit ans, lorsque Google a retiré de Chine les recherches censurées sur le web, Sergey Brin a expliqué la décision en disant que ‘dans certains aspects de la politique [du gouvernement chinois], en particulier en ce qui concerne la censure, la surveillance des dissidents, je vois des marques de totalitarisme’ ».
De quoi faire renoncer Google ?
Il reste désormais à savoir si la réaction hostile d’une partie significative des employés du groupe conduira la direction à renoncer à son projet. De son côté, Sundar Pichai a déclaré qu’il n’est pas du tout certain que Dragonfly aboutisse, même s’il n’a pas explicitement fermé lui-même l’éventualité d’un retour en Chine. L’affaire pourrait potentiellement se finir mal (ou bien, selon le point de vue), à l’image de ce qui s’est passé avec le projet Maven en début d’année.
En effet, lorsque celui-ci a été révélé au grand jour, une vive mobilisation dans les rangs de Google a conduit le géant du net à faire machine arrière : les salariés dénonçaient certaines orientations commerciales ayant débouché à un partenariat avec le Pentagone. Plusieurs milliers de salariés signèrent une pétition et quelques démissions furent même constatées. Objet de la discorde ? La mise à disposition du savoir-faire de Google pour des projets à vocation militaire.
Face à l’ampleur de la contestation interne, qui fut ensuite médiatisée aux États-Unis mais aussi à l’étranger, l’entreprise californienne a fini par tout arrêter et, en pleine communication de crise, publié une charte éthique relative à l’intelligence artificielle. Par celle-ci, elle s’engage à ne plus mettre à disposition ses technologies à des fins militaires ou de surveillance. Ainsi, ce programme ne devrait pas être reconduit.
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