L’avocate américaine Shannon Liss-Riordan a construit sa renommée par la défense du statut des travailleurs face aux nouveaux modèles économiques. Elle a fait de la lutte contre les dérives de la gig economy un combat systémique contre la dégradation des conditions de travail.

En France, l’inspection du travail a lancé en février 2018 une enquête sur le statut des travailleurs de Deliveroo. Elle souhaite prouver qu’ils sont considérés par la startup anglaise comme des salariés classiques et devraient donc avoir les mêmes protections. Aux États-Unis, Lyft, Uber, Grubhub sont régulièrement trainés en justice pour le même motif. Et c’est presque toujours la même personne qui les tient par le col : l’avocate Shannon Liss-Riordan.

Le système judiciaire américain excelle dans l’art de faire émerger des figures de proue. Shannon Liss-Riordan, la Reine des actions collectivesShannon la massue, s’est imposée comme la défenseuse des employés de l’ubérisation face aux géants des services à la demande. 

À l’assaut des dérives de la « gig economy »

La gig economy, littéralement l’économie des petits boulots, s’appuie sur le modèle popularisé par Uber. Le terme concerne l’ensemble des travailleurs indépendants payés à la tâche et non avec une rémunération fixe. Avec la numérisation des services, les entreprises qui utilisent ce modèle se sont multipliées : Uber, Lyft, Deliveroo et bien d’autres sont concernées. Les startups grossies jusqu’à devenir géantes raffolent de ce fonctionnement à bas prix pour leurs services.

Manifestation des employés de Deliveroo, le 19 octobre 2018 à Paris. // Source : Numerama

Manifestation des employés de Deliveroo, le 19 octobre 2018 à Paris.

Source : Numerama

Pourquoi ? L’entreprise embauche des employés indépendants, qui travaillent — en principe —  quand ils le souhaitent. En contrepartie de cette flexibilité supposée, l’employeur ne paie ni assurance, ni frais liés au travail, ni congés, ni cotisations retraite, et n’a pas d’obligation de salaire minimum… puisqu’elle ne paie pas en salaire. En somme, l’entreprise ne paie qu’un service, sous la forme de facture et c’est à l’indépendant de gérer tout le reste.

C’est là que Shannon Liss-Riordan entre en scène : sa spécialité est devenue, au fil des années, la requalification des emplois. Son combat, à la limite du militantisme, consiste à prouver que les travailleurs ubérisés sont soumis aux mêmes obligations que des employés, mais sans en avoir la protection.

Discrète star du barreau

En décembre 2016, au congrès Futur of Work, à Washington, tout le monde se précipitait pour prendre un selfie avec l’avocate, pourtant venue comme simple participante. Shannon Liss-Riordan est une véritable star du milieu, malgré son statut d’inconnue aux yeux du grand public.

Il faut dire que sur le web, Liss-Riordan n’existe qu’au travers de son métier. La femme derrière l’avocate ne laisse aucune trace : pas de compte Twitter, pas de compte ni de page Facebook, même pas un LinkedIn austère (même si son cabinet y est quant à lui discrètement présent).

En pleine guerre législative contre Uber, la défenseur// Source : Lichten & Liss-Riordan, P.C.

Shannon Liss-Riordan et son associé, Harold Lichten, sont installés à Boston, dans le Massachussets.

Source : Lichten & Liss-Riordan, P.C.

Les seuls éléments personnels qu’elle laisse filtrer sur la toile sont résumés dans un long portrait, paru dans le San Francisco magazine, en 2016. On y apprend que la diplômée de Harvard a gardé son nom de famille, Liss, aujourd’hui lié par un trait d’union à celui de son mari, Riordan. Elle le partage avec son mari et ses trois enfants.

Difficile d’en savoir plus sur son parcours et ses aspirations, mais en même temps, la quadragénaire a du pain sur la planche. Son cabinet représente les travailleurs dans plus 80 procès simultanément. Et Liss-Riordan a récemment lancé un appel à tous les travailleurs américains d’Uber qui souhaiteraient demander l’intégralité de leurs pourboires ou réclamer des remboursements de frais. Soit potentiellement des centaines de milliers d’individus.

D’histoires de pourboires à la requalification des travailleurs

Avant de s’attaquer à l’emploi des travailleurs d’Uber, Shannon Liss-Riordan a fait ses armes face à de plus petits adversaires, et porté des revendications plus modestes. En 2007, elle obtient la condamnation d’un club de strip-tease du Massachusetts, le King Arthur’s Lounge. Les patrons exigeaient que les danseuses, employées comme travailleuses indépendantes, partagent leurs pourboires avec le reste de leurs collègues, management compris. La justice leur donne alors le droit de réclamer l’ensemble de leurs pourboires, et leurs employeurs doivent leur verser un dédommagement. Après cette affaire, de nombreux strip-club de l’État changent leur fonctionnement.

Starbucks demandait à ses employés de partager leurs pourboires avec leurs managers. Shannon Liss-Riordan s'est chargée de mettre fin à cette pratique illégale.  // Source : pxhere.com

Starbucks demandait à ses employés de partager leurs pourboires avec leurs managers. Shannon Liss-Riordan s'est chargée de mettre fin à cette pratique illégale.

Source : pxhere.com

En 2012, c’est Starbucks qui se fait épingler par l’avocate et doit payer 14 millions de dollars de dédommagements. Les employés devaient partager leurs pourboires — souvent autour de 20 % du prix des commandes — avec leur hiérarchie, une directive illégale selon la loi du Massachusetts. Après cette affaire, l’avocate affirme que les managers ont été augmentés de 3 $ par l’heure, tandis que les employés gardent désormais leurs pourboires. Mission accomplie, la situation de tous les employés s’est améliorée.

C’est seulement en 2015 que l’avocate s’attaque au statut même des travailleurs. Homejoy, qui propose un service de ménage par des travailleurs indépendants, met la clé sous la porte. La startup doit payer les amendes infligées à la suite de quatre affaires de requalification en emploi, menées par la diplômée d’Harvard. Ses investisseurs la lâchent, de peur que l’ensemble de son modèle économique soit remis en question.

Une millionnaire qui défend les plus pauvres contre les milliardaires

Bien sûr, le parcours de l’avocate n’est pas sans accroc. En 2012, la pizzeria The Upper Crust, au coin de l’université de Harvard, met la clé sous la porte. Deux ans plus tôt, les propriétaires étaient condamnés à payer une amende pour avoir enfreint la loi fédérale, en sous-payant leurs salariés. Liss-Riordan avait pris la défense des employés.

Elle décide alors de racheter le restaurant avec son mari pour 220 000 $, augmente les salaires et le renomme The Just Crust. L’histoire parfaite, où l’avocate défenseuse des salariés se transforme en patronne idéale. L’anecdote accompagne toutes ses interviews. Mais en décembre 2017 l’avocate décide de fermer la pizzeria, et justifie son opération par le prix trop élevé du loyer de l’établissement…

À force de multiplier les affaires, Liss-Riordan a dû essuyer les critiques. Surtout quand en 2016, elle accepte une offre à 100 millions de dollars de la part d’Uber pour abandonner ses revendications de passage au statut d’employé. La somme est conséquente, mais le nombre de plaignants l’est tout autant : 240 000. Si la cour de Californie accepte l’accord, chaque salarié ne partira qu’avec une poignée de dollars (2 900 par personne). L’avocate, elle, en empochera plus de 30 millions. Ses détracteurs s’en donnent à cœur joie.

Pourtant, elle n’hésite pas à expliquer sa situation financière à une journaliste de CommonWealth, en 2013 : «  Les personnes que nous représentons ne peuvent pas payer d’avocat. Ceux qui viennent nous voir ne peuvent payer directement. Nous prenons tous les risques sur nos affaires. Pour tous nos dossiers, nous prenons un tiers de ce que nous récupérons du jugement. » Cette facture est standard aux États-Unis, pour tout avocat, mais il est plus rare que les sommes en jeu atteignent de tels sommets. Dans l’affaire Uber, Shannon Liss-Riordan a répondu  aux critiques en divisant par deux la part récupérée par son cabinet. Le débat ne s’est pas poursuivi : le juge a rejeté l’accord.

Un combat perdu d’avance ?

Si Shannon Liss-Riordan gagne des procès, le modèle économique qu’elle combat gagne aussi du terrain, et Uber continue de grandir. L’entreprise prévoit une introduction en bourse en 2019. Elle pourrait alors être valorisée à plus de 120 milliards de dollars.

En septembre 2018, une cour d’appel de San Francisco refuse que les conducteurs de VTC d’Uber fassent appel à un recours collectif. Les 240 000 travailleurs que défend l’avocate doivent donc négocier chacun à part. Cette décision, Shannon Liss-Riordan l’attendait depuis 2015, et son discours n’a pas changé : « si Uber veut résoudre ces cas un par un, nous sommes prêts à le faire. » Mieux, elle appelle tout travailleur du géant qui voudrait faire requalifier son statut à la contacter.

Uber a commencé sa diversification dès 2015 avec son service de livraison de nourriture Uber Eats.  // Source : Uber Eats

Uber a commencé sa diversification dès 2015 avec son service de livraison de nourriture Uber Eats.

Source : Uber Eats

Mais l’entreprise a eu le temps de s’organiser : ses travailleurs signent désormais une clause qui les empêche de constituer un recours collectif. C’est ce détail du contrat qui avait été rejeté dans un premier temps, mais qui est désormais accepté. Alors que Shannon Liss-Riordan se battait déjà pour que les travailleurs obtiennent un salaire minimum, un paiement de leur essence et une assurance maladie, d’autres problématiques s’amorcent. Uber et Lyft désactivent les comptes de certains de leurs travailleurs, sans délai, sans justification et bien sûr sans indemnisation. Les commentaires et notes des clients peuvent être à l’origine de ces rejets, et puisqu’ils sont indépendants, les travailleurs ne peuvent faire autre chose que demander à Uber de réétudier leur cas.

L’avocate, nommée chaque année parmi les meilleures avocates du pays, est connue pour sa détermination.

Derrière le combat que la célèbre avocate mène face à Uber, elle essaie de protéger une certaine vision de l’emploi, et d’empêcher sa dégradation. En France, les travailleurs ubérisés endossent le statut d’autoentrepreneurs, et renoncent ainsi aux avantages du statut de salarié. Payés en factures, ils doivent cotiser eux-mêmes pour la sécurité sociale, tandis que les revenus générés par les plateformes ne cessent de diminuer.

Pour l’instant, le modèle prôné par Uber s’étend aux États-Unis. Mais Harold Lichten, son partenaire de cabinet, soulignait la détermination de sa collègue dès 2015. « Elle rendra la vie de ces entreprises aussi difficile que possible », affirmait-il alors, tout en comparant l’avocate à un pitbull. Uber et les autres n’ont en tout cas pas fini d’entendre parler d’elle.

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