Un photomontage présentant Emmanuel Macron sous les traits du dictateur chilien Augusto Pinochet constitue-t-il un affront tel au président de la République qu’il faille en demander la suppression ? C’est de toute évidence ce que croit l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information (OCLCTIC), en tout cas l’un de ses agents, car une requête en ce sens a été adressée à Google.
Photomontage politique
Né en 2000, l’OCLCTIC est un bureau de la sous-direction de lutte contre la cybercriminalité, un service de la direction centrale de la police judiciaire au sein de la police nationale. Ses missions incluent la répression du piratage, des escroqueries en ligne (SMS et numéros surtaxés) et des contenus illicites, notamment signalés via la plateforme PHAROS.
L’affaire a été éventée par Next Inpact. Le site a eu vent d’une demande visant cette image, publiée initialement sur Google+ par un particulier le 14 décembre 2018, en plein mouvement des gilets jaunes. Outre Emmanuel Macron, on voit les visages du Premier ministre Édouard Philippe et du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, collés sur des officiers chiliens.
En commentaire, l’individu qui a publié ce montage — tiré d’une photographie prise en septembre 1973 par le photographe néerlandais Chas Gerretsen — déclare « qu’elle soit de droite ou de gauche, la dictature ne change pas de nature et ce régime embaume les relents de la dictature à venir », avant d’ajouter un peu plus loin que « chacun à son niveau doit le faire l’insurrection étant le plus sacré des devoirs ».
Il s’avère que la requête de l’OCLCTIC date du 14 janvier 2019, comme l’indique la base de données Lumen. Hormis l’URL visée (il s’agit d’un lien Google+, d’où la requête envoyée à Google, qui possède le réseau social) et la date du signalement, aucune autre information utile n’est donnée. En particulier, la motivation de cette demande de suppression n’est pas donnée.
Lumen est un projet animé par le Centre Berkman pour l’Internet et la société. Il s’agit d’un centre de recherche à l’université Harvard qui étudie ce qui se passe dans le cyberespace. Se qualifiant d’indépendant, il a pour but de recueillir, analyser et publier les demandes de retrait visant les contenus en ligne. Sa base de données contient aujourd’hui des millions de notices de ce type, valides, bancales ou floues.
« Nos objectifs sont d’éduquer le public, de faciliter la recherche sur les différents types de plaintes et de demandes de retrait — légitimes et douteuses — qui sont envoyées aux éditeurs et aux fournisseurs de services Internet, et d’assurer le plus de transparence possible sur le contexte de ces avis, en ce qui concerne qui les envoie et pourquoi, et à quel effet », est-il expliqué.
Sur Lumen, 45 requêtes envoyées par l’OCLCTIC sont comptabilisées. Elles s’adressent surtout à la plateforme de blogs WordPress (et à la société qui gère son développement, Automattic), mais aussi à Google et Twitter. Pour les demandes ayant une justification, le délit pénal de provocation à des actes de terrorisme ou apologie de tels actes est celui qui revient le plus souvent.
Quel motif juridique ?
La base juridique sur laquelle pourrait se fonder l’OCLCTIC n’est pas claire, en l’état actuel des choses. Jusqu’à l’été 2013, il était certes possible d’être condamné par la justice pour le motif d’offense au Président de la République, mais cet article 26 a été abrogé. À ce délit, inscrit dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, était associée une amende de 45 000 euros maximum.
Sauf que la Cour européenne des droits de l’homme a considéré en mai 2013 que cette peine viole la liberté d’expression, car le recours à une telle sanction est « disproportionné ». Elle risque d’avoir « un effet dissuasif sur des interventions satiriques qui peuvent contribuer au débat sur des questions d’intérêt général ». Dans leur arrêt, les magistrats ont aussi mis en avant une critique « de nature politique ».
Nous étions alors en pleine affaire de la pancarte « casse-toi pov’con ».
La suppression de l’article 26 ne signifie pas que l’on peut tout se permettre. Le chef de l’État reste protégé comme n’importe quel autre citoyen par les dispositions courantes du code pénal, comme le délit d’injure publique (l’amende maximale est de 12 000 euros) ou la diffamation publique en raison de sa qualité, en l’occurrence élu de la République (une amende de 45 000 euros maximum est prévue)
Tout l’enjeu ici est de savoir si ce sont sur ces fondements que l’OCLCTIC a produit sa requête et, le cas échéant, si ces sanctions s’appliquent sur un réseau social comme Google+ (dont la fermeture est planifiée le 2 avril, ce qui pourrait de facto régler la question sans trancher le débat). Il est à noter que ces délits existent aussi lorsqu’ils sont tenus dans la sphère privée.
Par ailleurs, est-ce qu’associer l’image du président de la République à l’ancien dirigeant chilien, dont la dictature a été marquée par une violation continue et massive des droits de l’homme (on dénombre plus de 3 200 morts et disparus, plus de 38 000 torturés et des dizaines de milliers d’arrestations de dissidents), constitue une infraction pénale ou bien une critique de nature politique ?
Mauvais signal
Et surtout, l’OCLCTIC n’a-t-il finalement pas plus urgent dans sa pile de dossiers que de se s’occuper de cette image détournée, que l’on pourra certes juger excessive ou de mauvais goût, ou tout à fait à-propos selon la sensibilité des uns et des autres ? Et l’on ne parle pas de l’image que tout ceci renvoie, avec une autorité administrative, qui dépend donc du pouvoir en place, qui intervient pour protéger l’image du chef.
Par rapport aux autres signalements produits par l’OCLCTIC, qui concernent donc de la propagande qualifiée de terroriste mais aussi des représentations de mineurs présentant un caractère pornographique — un autre très grave délit pénal sanctionné à l’article 227-33 –, la requête visant ce photomontage parait bien insignifiante. En attendant, l’image, elle, a gagné une sacrée visibilité depuis.
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