Aux États-Unis, le « mois des fiertés » vient de débuter. Il est censé donner de la visibilité aux personnes LGBT+ ainsi que de sensibiliser le grand public au sujet des discriminations dont elles sont encore victimes. L’affaire qui touche YouTube ce 5 juin 2019 tombe donc au plus mauvais moment.
La plateforme vient en effet de décider que le harcèlement homophobe que subit un journaliste gay du média Vox n’était « pas en violation » avec ses règles d’utilisation. Voici ce qu’il s’est passé.
Des remarques homophobes ciblées
Tout a commencé lorsque Carlos Maza, journaliste du groupe américain Vox Media en charge de la chaîne YouTube Strikethrough, a publié son histoire sur Twitter, le 31 mai 2019. Il y montre en plusieurs tweets comment il est harcelé par Steven Crowder, un youtubeur « commentateur » américain aux 3,8 millions d’abonnés.
Dans un montage vidéo éloquent de plus d’une minute, on découvre des extraits des vidéos de Crowder dans lesquelles il s’en prend systématiquement à l’orientation sexuelle de Carlos Maza, le traitant d’« homo qui zozote », l’imitant en prenant une voix suraiguë, comparant sa manière de manger des chips à « manger des bites ». Il fait également référence à ses origines en l’appelant Le Mexicain. Sur l’un des extraits, Crowder porte même un t-shirt « le socialisme c’est pour les p**és », qu’il vend lui-même sur son site, à ses fans.
https://twitter.com/gaywonk/status/1134264395717103617
Comme il est régulièrement pris à partie par ce youtubeur à l’influence considérable (ce qui tient déjà du harcèlement), et ce depuis des années, Carlos Maza a déjà été victime de plusieurs campagnes de harcèlement ciblé, en recevant des centaines de textos sur son portable, mais aussi des messages de haine sur Twitter ou Facebook. Chaque vidéo qu’il publie pour Vox est noyée sous les commentaires homophobes, les critiques négatives gratuites, et remplie de « pouces rouges » par les fans de Steven Crowder. Carlos Maza a beau avoir signalé pendant des mois les vidéos, la plateforme est restée muette.
YouTube ne fait pas respecter ses propres règles
Le journaliste a donc choisi de tirer la sonnette d’alarme publiquement. YouTube a alors annoncé, le 31 mai 2019, que la chaîne de Crowder allait être étudiée. Le youtubeur conservateur, de son côté, a répondu en criant à la « censure par une grande entreprise [Vox Media, ndlr] », se défendant de tout harcèlement et affirmant que l’on cherchait à faire suspendre sa chaîne.
Pourtant après une semaine d’enquête, YouTube a finalement répondu à Maza, publiquement sur Twitter, le 5 juin 2019. « Bien que nous trouvions que le langage utilisé soit vraiment blessant, les vidéos mises en ligne n’enfreignent pas nos règles », annonce le compte officiel Team YouTube. « En tant que plateforme ouverte, il nous apparaît crucial que tout le monde puisse exprimer leurs opinions politiques — des créateurs aux journalistes en passant par les animateurs TV —. Les opinions peuvent être offensantes, profondément, mais si elles n’enfreignent pas nos règles, elles resteront sur notre site. »
C’est ici que le paradoxe de la décision YouTube est notable. Car Carlos Maza a pris soin de souligner combien le fond des vidéos du polémiste (qui critique généralement les décisions et politiques des démocrates) n’était pas en cause, mais qu’il souhaitait que YouTube agisse sur les insultes homophobes et le harcèlement ciblé qu’il subit.
Les règles de YouTube « concernant le harcèlement et la cyberintimidation » stipulent en effet qu’est interdit « le contenu ou les comportements visant à harceler, menacer ou intimider d’autres personnes de façon malveillante ». Mais la plateforme de Google a aussi des règles concernant l’incitation à la haine, qui disent que les contenus seront supprimés s’ils « incitent à la violence ou à la haine contre des individus ou des groupes d’individus en fonction de l’origine ethnique, genre (…), religion, orientation sexuelle. »
Les faits signalés tombent largement dans ces deux catégories. Pour Maza, il s’agit d’une décision aussi bien politique que capitaliste. « YouTube est conçu pour récompenser les contenus discriminants qui génèrent beaucoup d’engagement. Cela récompense les harceleurs », affirme-t-il. Le constat est d’autant plus amer que YouTube célèbre, comme de nombreuses entreprises américaines, le « Mois des Fiertés » avec beaucoup d’engouement, et affirme soutenir les créateurs et créatrices LGBT+.
https://twitter.com/gaywonk/status/1135578728472489985
Les médias critiquent le manque de transparence de YouTube
La plateforme vidéo de Google a été interrogée par de nombreux médias américains, mais a refusé de partager plus d’informations « officiellement » — ce qui signifie, dans le monde journalistique, qu’ils donnent des informations officieuses ou « pour contexte » mais qu’il est interdit de les citer officiellement comme tel. Plusieurs médias, dont le proéminent The Verge (qui appartient au groupe Vox), ont refusé d’accepter cette attitude. « YouTube a un énorme problème de harcèlement, mais ils ont un souci encore plus gros avec la transparence et l’application de leurs règles, ainsi que leurs explications. Ce n’est pas notre travail de paraphraser leurs explications », a asséné le rédacteur en chef de The Verge.
https://twitter.com/reckless/status/1136088139070443521
Gizmodo, un autre site, est allé plus loin et a publié les éléments de contexte donnés par YouTube, expliquant qu’ils n’avaient pas accepté ce « off » au préalable. On y apprend que la plateforme vidéo considère que les vidéos de Crowder sont avant tout du « débat » et qu’à ce titre, elle ne peut rien faire. « Dans ses vidéos, il n’appelle pas ses abonnés à harceler Maza », précise la plateforme, ce qui fait écho à des débats que l’on a également en France sur la responsabilité de youtubeurs dans le cyberharcèlement perpétré par leurs fans, sur lequel nous avons enquêté en avril dernier.
« La raison d’être principale des vidéos de Crowder n’est pas de harceler ou de menacer, mais juste de répondre à des opinions », argue YouTube. « Nous devons nous demander si les critiques formulées ont pour but de débattre d’opinions ou sont purement malveillantes ». Qu’importe, donc, que les vidéos contiennent des insultes ciblées, ad hominem et homophobes, pourtant proscrites par ses règles.
Les plateformes ont peur d’être accusées de censurer les conservateurs
Derrière cette décision en désaccord avec ses règles d’utilisation (qui sont très larges), il y a la crainte, politique, de YouTube d’être estampillé comme « anti-conservateur », comme lui reprochent de nombreux commentateurs d’extrême droite américains. Ce discours est d’ailleurs porté par le sommet de l’État américain en la personne de Donald Trump (qui a fait campagne très largement grâce aux réseaux sociaux), qui a récemment lancé un outil pour que les conservateurs ayant eu leurs comptes suspendus par des plateformes comme Twitter, Facebook, Instagram ou YouTube puissent s’en plaindre et le dénoncer à l’administration américaine.
Les plateformes tech, elles, sont prises entre deux discours. Bien qu’elles aient globalement abandonné leur positionnement autour du mythe de la « neutralité », elles peinent aujourd’hui à trouver un équilibre pour faire respecter leurs règles sans que ceux qui les enfreignent ne crient à la censure politique. Par exemple, comme l’a montré Motherboard en avril dernier, Twitter ne peut pas bannir des utilisateurs qui se revendiquent ouvertement comme nazis, car cela signifierait bannir automatiquement certains Républicains américains qui ont les mêmes propos. Le serpent se mord la queue. Et pendant ce temps, les victimes de cyberharcèlement en subissent les conséquences.
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