Mise à jour du 22 juillet : le ministère de l’intérieur nous a fait suivre quelques chiffres suite à la publication de l’article. Il y aurait eu en 2016 235 plaintes pour cyberharcèlement. En 2017, il y en avait 414, puis 497 en 2018. Parmi les 497, 95 ont été déposées par des mineurs ou mineures et 12 par des personnes morales. Le ministère n’a pas de chiffres concernant les classements sans suite qui devraient être comptabilisés par le ministère de la justice — qui n’a pas non plus de données à ce propos.
Retrouvez ci-dessous l’article original daté du 19 juillet :
Laura* a été cyberharcelée pendant des mois sur Twitter, Facebook, YouTube et par mails, à la suite de tweets moqueurs d’influenceurs. Des photomontages pornographiques d’elle ont été publiés, des internautes ont tenté de trouver l’adresse de son petit ami ou l’identité de son employeur pour la discréditer et lui faire peur. En théorie, son cas entre parfaitement dans la définition que la loi fait du cyberharcèlement groupé. Pourtant, sa plainte n’a pas été classée dans cette catégorie à cause d’un problème informatique. Pire, des mois après l’avoir déposée, Laura n’a reçu aucune nouvelle.
Comme elle, de nombreuses victimes de cyberviolences peinent encore à obtenir justice. Les refus de déposer une plainte, les plaintes classées sans suite ou l’absence de retour semblent monnaie courante. Telle est la réalité qui se cache derrière de rares condamnations médiatisées.
Des lois claires… en théorie
Ces derniers mois, plusieurs procès importants ont en effet montré que les auteurs de cybeharcèlement pouvaient être condamnés. Trois membres du forum 18-25 ont écopé de sanctions pécuniaires et peines de travaux d’intérêt général ou prison pour avoir harcelé la journaliste Nadia Daam, en 2018. Le même jour, un autre internaute avait été condamné à 18 mois de prison dont 15 avec sursis pour harcèlement sexuel, menaces et outrage à l’égard de Nikita Belluci, une ancienne actrice pornographique.
Outre ces quelques cas, combien de condamnations ont-elles vraiment été prises ? Il est difficile de donner un chiffre exact. Les lois sont aujourd’hui claires : le cyberharcèlement est puni depuis 2014 et il est passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Les textes ont été renforcés en août 2018, afin de mieux punir les raids. Emmanuel Macron lui-même s’était réjoui de ce changement de loi qui permet de condamner un participant à une vague de cyberharcèlement même s’il n’a pas « agi de manière répétée ».
Voici pour ce qui est de la théorie. En pratique, c’est plus complexe. Nikita Belluci a bien été cyberharcelée. Pourtant, l’accusé n’a pas été inquiété à ce titre. Cela peut parfois être un choix de la victime (les peines peuvent sembler plus justes en choisissant des motifs plus lourdement punis) mais bien souvent, ce sont davantage les officiers qui décident.
Laura* par exemple, s’est vue imposer de porter plainte pour un autre motif que le cyberharcèlement. En avril, elle se rend dans le commissariat de son quartier à la suite d’une vague extrêmement violente de harcèlement sur plusieurs réseaux sociaux : un influenceur s’en est pris publiquement à elle et ses fans l’ont ciblée. Curieusement, la plainte n’est pas enregistrée pour les faits de harcèlement groupé. « Le policier m’a expliqué que son logiciel n’avait pas été mis à jour et qu’il ne pouvait pas sélectionner ce motif », se souvient Laura, qui a du coup dû porter plainte uniquement pour menaces de mort, ce qui met a priori hors de cause les « simples » harceleurs.
Les condamnations restent exceptionnelles
Le porte-parole du ministère de la justice a fait suivre quelques chiffres à Numerama. On y apprend qu’entre août 2014 et 2017 (ce sont les dernières données disponibles), seules 18 condamnations ont été prononcées pour l’infraction de harcèlement commis au moyen d’un service de communication au public en ligne ou d’un support numérique ou électronique. Il n’y en avait qu’une en 2014, 5 en 2015, 7 en 2016 puis 5 en 2017.
Seules 18 condamnations ont été prononcées pour l’infraction de harcèlement
Le porte-parole précise que d’autres motifs ont pu être sélectionnés comme l’injure publique, la diffamation ou la provocation à la haine, mais il ne dispose d’aucun moyen pour isoler parmi ces cas ceux qui concernent le cyberharcèlement. Le chiffre de ces condamnations (environ 380 par an) est resté stable entre 2015 et 2017. Il était légèrement plus faible (343 et 364) en 2013 et 2014. L’infraction de vengeance pornographique ou revenge porn a elle donné lieu à 20 condamnations en tout depuis 2016.
Si ces chiffres sont si bas, ce n’est pas uniquement à cause des mauvaises qualifications. À en croire les victimes avec lesquelles nous avons échangé, le problème serait bien plus complexe.
Des plaintes refusées
Il viendrait d’abord de la manière dont les victimes sont reçues dans les commissariats. Pour certaines, la sentence tombe rapidement : elles ne sont même pas autorisées à déposer plainte.
Manon* a fait l’objet de cyberharcèlement et harcèlement de la part de « trois-quatre mecs qui avaient décidé de [la] prendre pour tête de turc ». Ils travaillaient comme elle dans le secteur de l’informatique. Ils l’ont insulté sur Twitter, lui ont envoyé des SMS graveleux, ont saboté certaines de ses interventions en milieu professionnel et ont même été jusqu’à publier sur un site d’emplois dans la cybersécurité une petite annonce pour recruter quelqu’un qui la harcèlerait à temps plein.
Lorsqu’elle se rend au commissariat du coin, les officiers refusent de prendre sa plainte. Cette pratique est illégale : la police a normalement l’obligation de l’enregistrer. Si un commissariat refuse, il est possible de saisir le procureur de la République, ou d’aller dans un autre commissariat. Manon le sait — elle a fait des études de droit — mais n’a plus confiance dans les « bras cassés du secteur » — comprendre, la justice. Elle abandonne l’idée de faire condamner un jour ses harceleurs et trouve une « une solution « alternative » » (non-violente) pour se faire justice elle-même.
Où sont les référents aux cyberviolences ?
Laura est mieux tombée, mais elle garde un souvenir mitigé de son dépôt de plainte. Elle est reçue dans le commissariat de son quartier par un jeune officier, qui doit avoir « la trentaine », se souvient-elle auprès de Numerama. Il laisse la porte du bureau ouverte. Dans la pièce d’à côté, « ça crie » à propos d’une autre affaire. Elle ne se sent pas très à l’aise : l’ambiance n’est pas propice à la confession. Laura passe outre et raconte son histoire à une personne « pas du tout formée » aux questions de cyberharcèlement. « Au début il avait l’air un peu dubitatif. Il ne me jugeait pas, il était plutôt compréhensif, mais il n’avait pas l’air de comprendre », se souvient-elle. Ce n’est qu’en lui montrant son compte Twitter qu’il prend conscience de l’ampleur des faits et décide d’enregistrer la plainte.
Laura aurait bien aimé parler à une personne spécialisée dans les faits de cyberharcèlement ou cyberviolences. Elle en a fait la demande mais on lui a répondu « que ça n’existait pas dans [son] commissariat ». Interrogée mi-juillet, Laure Salmona, la co-fondatrice de l’association Féministes contre le cyberharcèlement, nous confiait ne jamais avoir trouvé le ou la moindre référente en la matière. « Nous avons fait plusieurs fois la demande, d’autres associations l’ont faite, des avocates également, mais personne ne sait où ils sont », a-t-elle concédé. Contacté au sujet de notre article, le ministère de l’Intérieur n’a pour le moment pas donné suite à nos sollicitations et n’a donc pu apporter de réponses à ce sujet.
Une fois que les plaintes sont prises, rien n’est encore gagné. La première étape est visiblement d’être (très) patient.
Trois mois après son dépôt de plainte, Laura n’a eu aucune nouvelle. Elle a relancé le commissariat dans lequel elle l’avait déposée et celui auquel l’affaire a été transmise. Elle a également contacté via un chat dédié aux femmes victimes de violences sexistes ou sexuelles des policiers, les violences continuant. Ils lui ont expliqué que leurs collègues allaient vite revenir vers elle avec des nouvelles. Laura attend toujours et n’espère plus grand chose. « Je ne me fais pas d’illusion, ce sera au mieux très lent », dit-elle, confiant qu’elle songe à se porter partie civile pour relancer le dossier mais qu’elle n’en a au fond « ni le temps ni l’énergie ».
Des centaines de preuves mais un classement sans suite
Sutter Cane (il s’agit d’un pseudonyme) attend lui aussi des nouvelles de sa, ou plutôt « ses » plaintes.
La première date de 2014. Parce qu’il dirige une organisation antifasciste, il est pris pour cible par d’autres militants. L’un d’entre eux diffuse ses nom, prénom, adresse et numéro de téléphone sur un groupe Facebook d’extrême droite. Les informations sont reprises dans d’autres groupes et très vite, c’est l’avalanche d’insultes, de menaces d’agression, de diffamation et menaces de mort. Quand un groupe de plus de 100 000 membres s’en mêle, Sutter Cane décide que c’en est trop. Il part à la gendarmerie du coin pour porter plainte.
« On aurait dit qu’ils n’avaient pas lu le dossier »
L’officier qui le reçoit n’y connaît « tellement rien à Internet » qu’il renonce finalement, rentre chez lui et décide d’écrire une lettre au procureur. Ce dernier le renvoie à la gendarmerie où il tombe cette fois sur un officier « qui s’y connaît un peu mieux ». La plainte est prise pour injures publiques, atteintes à la vie privée et diffamation. Le principal suspect entendu par la police — la victime l’apprendra grâce à une publication Facebook dans un groupe, qui le diffame au passage. Et puis, c’est la déception : la plainte est classée sans suite pour « preuves insuffisantes », malgré un dossier contenant des centaines de captures d’écran.
« La notification qui me l’apprenait était honteuse, se souvient Sutter Cane. On aurait dit qu’ils n’avaient pas lu le dossier ».
Nous avons pu consulter ces documents. Ils font mention de noms inconnus, d’une adresse effectivement fausse, d’un mauvais numéro de parquet mais également de faits qui ne se sont jamais produits, comme une violation de domicile.
Pas de nouvelles depuis 2015
Quelques années plus tard, un collègue de travail malveillant de Sutter Cane publie sur le même groupe Facebook qui avait fait l’objet de la première plainte son numéro de téléphone, celui de sa compagne, de ses filles, son lieu de travail et même sa plaque d’immatriculation. Les menaces et la diffamation reprennent de plus belle et le militant décide de nouveau de porter plainte.
C’était en 2015. Il a porté plainte deux fois contre les personnes incriminées qui ne cessaient pas de s’en prendre à lui. Il n’a eu aucune nouvelle de son dossier. Son employeur a refusé de lui octroyer une protection à laquelle il avait droit car il exige pour cela un jugement qui n’arrive pas. Comme Laura, le militant antifasciste envisage de se porter partie civile. Pour lui, toute cette histoire est « incompréhensible ». Ses captures d’écran, encore en ligne au moment de la plainte, ont été validées par des officiers de police judiciaire. Ce ne sont pas les preuves qui manquent. Il a également reçu des certificats de la part de médecin prouvant les effets des attaques répétées sur sa santé. À plusieurs reprises, il a dû se faire arrêter au travail pour ces raisons.
Sans condamnation, le harcèlement continue
Daisy, qui a aujourd’hui 19 ans, est également démunie. Elle s’est fait harceler en 2015 sur une plateforme de blogs. Une personne qui avait été bannie plusieurs fois du site pour des comportements problématiques (notamment des messages à connotation sexuelle) s’en est pris à elle. Lorsqu’elle a voulu alerter les modérateurs sur le fait qu’il ne cessait pas d’importuner les utilisateurs, tout a « dégénéré ».
« Il a dû se créer une quinzaine de comptes en quelques jours, en multipliant les messages privés plus ou moins obscènes, se souvient celle qui n’avait alors que 15 ans. Un mois après, il a diffusé une vidéo X où il prétendait que j’étais l’actrice ».
« La première chose qu’on m’ait dite, c’est de l’ignorer au maximum »
Elle se souvient encore du soir où elle a fondu en larmes devant ses parents. Deux jours plus tard, elle se rendait avec sa mère au commissariat pour porter plainte. « La première chose qu’on m’ait dite, c’est de l’ignorer au maximum », raconte Daisy. Après cette phrase culpabilisante, la police l’a laissée livrée à elle-même. Elle a attendu un an pour recevoir un courrier… qui stipulait que les poursuites étaient abandonnées.
Aucune explication claire sur les raisons de l’abandon de la procédure ne lui a été donnée. Daisy a conservé quelques captures d’écran qu’elle nous a montrées. Comme dans le cas de Laura ou Sutter Cane, elles sont sans équivoque. L’adolescente recevait des dizaines de messages à connotation sexuelle, et elle n’était pas la seule victime.
Son harceleur lui, continue depuis à lui envoyer des messages privés, tous les ans.
*Les prénoms ont été modifiés afin de garantir l’anonymat des victimes.
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