Sur Wikipédia, les pages mentionnant des femmes voient-elles leur admissibilité davantage remise en question que celles présentant des hommes ? Et, par conséquent, les biographies de femmes sont-elles plus souvent éjectées de l’encyclopédie que les autres, au motif qu’elles ne sont pas assez connues ? Autrement dit, existe-t-il un biais de genre sur la vérification des nouvelles entrées ?
De l’appréciation de la notoriété
Ce sont ces questions qui sont posés en filigrane par la physicienne britannique Jessica Wade. Cette spécialiste de la nanométrologie a pris la décision d’enrichir Wikipédia sur son temps libre en se focalisant sur la création de nouvelles pages consacrées à des femmes du domaine des sciences. À la mi-2019, elle avait déjà jeté les bases de 700 biographies présentant ses consœurs.
Or, ce travail de longue haleine subit toutefois quelques contrariétés, ce qui l’a fait s’interroger sur la manière dont fonctionne couramment l’encyclopédie et la façon dont les bénévoles qui enrichissent son contenu se positionnent par rapport à tel ou tel article.
D’abord, parce que la matière première nécessaire à l’écriture d’un article manque parfois. Si les sources ne sont pas en nombre suffisant ou sont insuffisantes, la page est davantage menacée que si des liens solides sont donnés. Or, cette situation est aussi provoquée par un manque de visibilité des chercheuses, en particulier celles appartenant à des minorités, dans les médias ou la littérature scientifique.
Ensuite, parce que le processus de vérification est le théâtre de discussions interminables et absurdes sur la manière de déterminer le degré de notoriété (ce qui est connu du public) et notable (ce qui est digne d’être signalé) de telle ou telle nouvelle entrée, comme l’exige le cadre d’évaluation de Wikipédia, alors qu’il y a en parallèle d’autres articles très obscurs qui n’ont aucun mal à perdurer sur l’encyclopédie.
« Ce n’est pas seulement ennuyeux parce que votre travail est supprimé », a dit Jessica Wade à Chemistry World. « C’est aussi incroyablement dégradant d’avoir quelqu’un qui discute pour savoir si untel ou untel est assez remarquable pour être sur Wikipédia – un site qui a des pages sur presque toutes les chansons pop, des gens qui sont des figurants dans des films dont personne n’a jamais entendu parler et des gens qui étaient dans des équipes sportives qui n’ont jamais marqué ».
6 biographies retirées sur 700
Reste toutefois un motif de satisfaction : si Jessica Wade indique que ses propositions ont presque toutes été vérifiées, la très grande majorité de ses biographies ont en fait été maintenues sur la version anglophone de Wikipédia. En effet, seules 6 entrées sur les 700 ont subi une suppression, soit moins de 1 % de ses contributions. Cela ne préjuge pas de la situation globale, mais reste un indicateur positif.
Parmi les pages qui ont été retirées figurent celle de Clarice E. Phelps (sa page existe sur la version francophone de l’encyclopédie et aucun bandeau d’admissibilité ne vient contester sa présence), une chimiste qui fait pourtant partie de l’équipe qui a découvert un nouvel élément chimique, la tennessine, et de Sarah Tuttle, une astrophysicienne dont la page, créée en juillet 2018, a été effacée le 3 mai avant d’être rétablie. Sa page n’existe pas en revanche en version française.
https://twitter.com/niais/status/1124138127956643840
Scrutées davantage, mais conservées
Ces écarts d’appréciation sont courants sur Wikipédia : d’abord, chaque projet avance à son propre rythme et les priorités comme le nombre de bénévoles d’une version à l’autre ne sont pas les mêmes. Ensuite, la notoriété très américano-centrée d’une personnalité (ou de n’importe quel autre sujet) ne justifie pas de rédiger une page en français. L’inverse est tout aussi vrai.
Mais l’écart entre les articles biographiques est-il si prononcé que cela entre les hommes et les femmes ?
D’après les travaux du bibliothécaire Andrew Gray, de l’University College de Londres, il y a bien une différence, mais qui n’est pas profonde. En analysant les biographies Wikipédia en anglais entre 2009 et 2015, entre 3,5 et 4 % des nouveaux articles sur les femmes ont été proposés à la suppression, contre 2,5 et 3 % dans le cas des hommes. L’écart semble en outre se réduire, rapporte Chemistry World.
Autre élément à prendre en considération : les discussions sur la conservation des pages tendent à aboutir à maintenir les biographies de femmes plutôt qu’à les supprimer. Certes, elles sont le plus souvent scrutées de près, mais l’issue est globalement favorable — ce qui s’observe avec le travail de Jessica Wade, avec peu de pages supprimées.
Tous les jours, les bénévoles qui enrichissent Wikipédia doivent déterminer si les pages nouvellement créées sont bien admissibles dans l’encyclopédie. Pour cela, il convient de s’assurer que les articles respectent les principes généraux du projet et, s’ils portent sur des personnes, que ces dernières aient une notoriété suffisante. Wikipédia n’a pas pour but de consacrer un espace à chacun.
Si ce n’est pas le cas, il est normal que les pages inadéquates soient retirées. C’était ce qui était arrivé en 2013 à Nabilla Benattia, une participante de TV réalité, au motif que sa visibilité était encore insuffisante pour figurer sur Wikipédia. Mais en 2014, sa page a été restaurée. La communauté a jugé, après discussion, que l’intéressée a acquis depuis une notoriété non seulement suffisante, mais aussi durable.
Où sont les femmes ?
L’enjeu de l’admissibilité des biographies sur des femmes est en partie lié par la façon dont Wikipédia fonctionne et est alimenté. D’abord, les contributrices sont minoritaires. Très minoritaires, même : elles n’atteignent même pas 15 % des effectifs totaux, selon un article du New York Times de 2011. Ensuite, le processus de vote pour conserver ou non une page est imparfait.
En effet, la communauté n’est jamais sollicitée dans son ensemble. Certes, il y a bien une page dédiée qui permet de centraliser tous les dossiers en cours, mais tout le monde ne la connait pas. Aussi, c’est toujours une fraction de bénévoles qui tranche, soit parce que les votants ont de l’intérêt pour le sujet ou une position déjà arrêtée, soit parce qu’ils sont tombés dessus par hasard.
Cependant, les choses semblent s’améliorer. Outre le fait que les biographies de femmes ne sont pas significativement plus supprimées que celles des hommes (même s’il semble que leur admissibilité est plus souvent questionnée, Wikipédia agissant alors comme un reflet des biais que l’on retrouve ailleurs), des initiatives spécifiques ont été lancées aux USA comme en France pour rectifier le tir.
Le projet des Sans Pages, né en 2016, vise à agréger les efforts pour développer la qualité des biographies de femmes, mais aussi pour proposer de nouvelles entrées, défendre la féminisation des métiers ou des fonctions (première ministre, contre premier ministre, par exemple). Environ 200 bénévoles sont actifs sur la version francophone. En 2018, moins de 17 % des biographies étaient dédiées aux femmes.
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