Depuis début août 2019, les coursiers Deliveroo ont entamé une grève dans plusieurs villes de France : Paris, Nantes, Bordeaux, Limoges… Pour se faire entendre, les livreurs se rassemblent en scooter devant les restaurants partenaires de l’application, puis klaxonnent jusqu’à ce que les gérants désactivent leur accès aux clients.
En cause : un nouveau changement dans le mode de rémunération. Cette fois-ci, la plateforme a supprimé le principe du tarif minimum, pour un nouveau tarif basé sur la distance. Dans un communiqué de presse, Deliveroo assure que « c’est une bonne nouvelle pour les livreurs, qui seront mieux payés dans la grande majorité des cas ».
Mais, dans les faits, les coursiers ne sont pas d’accord. « Nous avions à Nantes un minimum garanti qui était encore à 4,50 € par course, et comme partout nous avons vu du jour au lendemain des courses à 2,60 €, 2,70 € », indique le collectif Bikers Nantais à Numerama. D’après les coursiers en grève, de rares livraisons longues ont certes augmenté, mais d’autres ont baissé, et les petites et moyennes ont été presque divisées par deux.
Un manque de dialogue
Lors des anciens changements de tarifs, les grèves organisées par les syndicats et collectifs étaient peu suivies, très éclatées selon les villes. « Mais cette année, la baisse de chiffre d’affaires est tellement flagrante pour nous que les coursiers ont commencé spontanément à faire grève avant même que nous n’ayons eu le temps d’organiser quoi que ce soit », explique Bikers Nantais.
Pourtant, Deliveroo affirme que cette évolution était réclamée par les livreurs. Selon un sondage de l’entreprise, 70 % d’entre eux considèrent que le tarif de chaque commande doit s’adapter aux caractéristiques de la prestation. Une « vaste majorité » serait donc satisfaite.
Pour Jérôme Pimot, cofondateur de Clap75 (Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens), personne n’a entendu parler de ce sondage. Mais il dénonce surtout la façon dont Deliveroo impose du jour au lendemain ses décisions sans aucun dialogue. « Il y a rien pour les encadrer, s’insurge-t-il auprès de Numerama. On est des commerçants qui font appel à eux pour vendre nos prestations, sauf que ce sont eux qui décident du prix, qui baissent les tarifs. Les plateformes changent les conditions de travail et l’application, elles virent les gens quand elles veulent ».
Les coursiers ne sont pas salariés, mais indépendants, avec le statut d’autoentrepreneur. C’est donc le code du commerce qui intervient. Si demain Deliveroo décide arbitrairement de payer 1 € la course, en soi ils le peuvent. « Même s’ils perdaient leur flotte à cause de ça, personne ne pourrait imposer à Deliveroo de payer davantage s’ils ne veulent pas, cela relève de la liberté fondamentale d’entreprise », explique Grégoire Leclerc, président de la Fédération des autoentrepreneurs et fondateur de l’Observatoire de l’ubérisation.
https://twitter.com/ClassStruggle3/status/1157618803817308165
Même si le modèle de l’ubérisation apporte selon lui des avantages, comme un service de meilleure qualité que l’économie traditionnelle pour les consommateurs, Grégoire Leclerc s’inquiète tout de même d’un « modèle qui fonctionne durement ». Le risque est « qu’il y ait toujours quelqu’un de plus précaire pour faire le travail, pour accepter de prendre le moins cher ».
La précarisation du métier de coursier
Les grévistes déplorent la précarisation de leur métier et réclament pouvoir gagner 20 euros de l’heure. « On n’a pas accès aux protections sociales d’un salarié, donc on doit payer des assurances privées très cher, explique Jérôme Pimot. Et les assurances gratuites de Deliveroo ne valent rien, car à chaque fois qu’il y a un grave accident, la victime nous contacte pour qu’on fasse un scandale afin que les indemnités puissent lui être versées. »
Le fondateur de Clap75 donne un exemple ayant eu lieu à Besançon, où un coursier a subi un grave accident. Il relève que l’assurance n’est intervenue qu’après un tweet viral — une vidéo le montrant blessé en train de continuer à travailler malgré tout. « On pousse les gens à aller de plus en plus vite, à scooter ou à vélo, et on les fait travailler de plus en plus longtemps pour les payer de moins en moins ». Cette atmosphère pourrait générer selon lui toujours plus d’accidents graves voire mortels.
D’après les estimations de Grégoire Leclerc, il existe 300 000 autoentrepreneurs travaillant aujourd’hui pour des plateformes (chauffeurs VTC, livreurs foodtech…). Ils sont tous payés à la tâche, à la course. « La plateformisation est en réalité l’américanisation de la société », éclaire-t-il. Or, dans le modèle américain, le Code du travail est moins fort et la culture du self-employment est très ancrée.
Les issues possibles
Les syndicats et collectifs comptent multiplier les actions, essentiellement les samedis et dimanches soir, les périodes où il y a le plus de commandes sur l’appli. Les coursiers veulent également en appeler à une prise de conscience chez les consommateurs. Jérôme Pimot indique à Numerama que, dès ce mercredi 7 août, les syndicats vont appeler au boycott, en poussant à se faire livrer via d’autres plateformes (comme Just Eat).
Certains coursiers ne feront pas grève et profiteront de leurs livraisons pour « informer les clients que nous livrons de la réalité derrière leur plat, explique le collectif Bikers Nantais. La majorité n’a sans doute pas conscience de l’exploitation subie par le jeune qui arrive à leur porte ». La stratégie semble donc claire : atteindre au porte-feuille autant qu’à l’image de l’entreprise pour les pousser à réagir, car « si on sait que Deliveroo nous considère, nous livreurs, comme tous facilement remplaçables, en revanche ils ne tiennent sûrement pas à perdre des clients ».
Pour Grégoire Leclerc, l’issue est à trouver dans le projet de Loi d’orientation des mobilités (LOM), qui terminera son parcours parlementaire en septembre prochain. Elle pourrait permettre d’appliquer des chartes, validées par l’État, pour imposer des revenus minimums.
« Il faut que les plateformes comme Deliveroo soient prêtes à négocier dans ce cadre… mais c’est le cas ! Elles ne veulent perdre ni leur flotte ni leurs clients » estime Grégoire Leclerc. Grâce à cette loi, on pourrait instituer d’ici un ou deux ans un début de dialogue social, selon le fondateur de l’observatoire de l’ubérisation.
Une intervention politique est peu probable, mais n’est pas à exclure. Le Premier ministre ou le ministre de l’Économie pourraient en arriver à « convoquer les grandes plateformes pour, en plus de la LOM, imposer des solutions d’urgence pour répondre aux attentes des indépendants ».
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