La « cancel culture » consiste à faire en sorte qu’un créateur ou une créatrice de contenus soit désavouée publiquement, par un effet de masse généré par les actions individuelles de leurs nombreux opposants. Elle mène parfois au harcèlement.

Faut-il « cancel » (annuler, bannir) la « cancel culture » sur YouTube ? Plusieurs vidéastes ont pris la parole début septembre contre ce phénomène qui consiste, à l’origine, à bouder une personne publique qui a commis une action problématique. Selon certains d’entre eux, cela irait désormais trop loin. La cancel culture ne serait parfois qu’une forme de harcèlement qui ne dit pas son nom.

Le bouton "play" de YouTube. // Source : Numerama

Le bouton "play" de YouTube.

Source : Numerama

« Annuler » quelqu’un revient à lui faire comprendre qu’il n’est plus soutenu sur le Web.  L’annulation peut prendre plusieurs formes : une vague de pouces rouges ou vers le bas pour marquer sa désapprobation, une perte massive d’abonnés ou encore des commentaires qui rappellent les faits de manière insistante (on parlera du scandale sous tous les contenus publiés, afin qu’il soit très visible). Il arrive que les internautes exhument aussi de vieilles publications des réseaux sociaux, ce qui a pour effet d’alimenter les critiques.

Ce qui caractérise la cancel culture est aussi son ampleur. Elle ne fonctionne que si des centaines, milliers voire millions de personnes se prêtent au « jeu ».

Le terme est né il y a plusieurs années. Sur Google Trends, on remarque que des internautes effectuaient des recherches à son propos en 2014 : un pic est observé en France à cette époque. Il semble en revanche avoir pris une ampleur toute particulière depuis quelques mois,en parallèle de l’avènement des hashtag #BalanceTonPorc et #MeToo, dans lesquels des femmes principalement dénonçaient leurs agresseurs et harceleurs sexuels.

Ici, les recherches au niveau mondial. // Source : Google Trends

Ici, les recherches au niveau mondial.

Source : Google Trends

Manny MUA dénonce une culture dangereuse

Manny MUA, un youtubeur beauté qui compte un peu plus de 4,8 millions d’abonnés, a publié le 1er septembre une vidéo intitulée « j’ai été banni l’an dernier, il est enfin temps d’en parler ».

En août 2018, il avait publié sur les réseaux sociaux  une photo sur laquelle il apparaissait, aux côtés d’autres influenceurs et amis. La légende indiquait : « La salope est amère parce qu’on est mieux sans lui ». Il faisait référence à un autre youtubeur maquillage, Jeffree Star. Quelques jours plus tôt, un ami — également sur la photo — avait publié un long thread accusant ce dernier de racisme.

Manny MUA (de son vrai nom Manny Gutierrez) et toutes les personnes qui étaient sur la photo ont été ciblés par des fans de Jeffree Star. Leurs vieilles publications jugées problématiques sur les réseaux sociaux ont refait surface. Dans un vieux Snap photo, on voyait par exemple Manny Gutierrez se moquer de son chauffeur Uber parce qu’il ne parle pas anglais. Jeffree Star, lui-même « cancelled » à plusieurs reprises, a rediffusé le contenu en question.

Manny Gutierrez explique que cette histoire a eu un impact important sur lui, au-delà de la perte de plusieurs milliers d’abonnés (sur, tout de même, des millions qui sont restés). Pendant trois semaines, il n’a pas pu sortir du lit. Il a dû suivre une thérapie. « C’était vraiment la chose la plus horrible que j’ai traversée dans ma vie », se souvient-il. Il demande à ses abonnés de ne pas s’en prendre à de jeunes youtubeurs, en particulier s’ils font partie de la communauté LGBT — il est lui-même gay. « Ils pourraient décider de se faire du mal d’une manière vraiment grave », alerte-t-il.

Sa vidéo a été vue plus de 900 000 fois, soit 3 fois plus que la moyenne de ses derniers contenus.

D’autres vidéastes ont ensuite pris la parole sur le sujet comme Vara Dark, une vidéaste spécialisée dans les jeux vidéo. Sur la chaîne Dark Titan (avec un petit 10 000 abonnés), elle explique qu’il faudrait selon elle « mettre fin » à ce « dangereux phénomène d’Internet ».

Connor Franta, un youtubeur de plus de 5 millions d’abonnés, a également donné son avis. Pour lui, il faudra d’abord « laisser l’opportunité aux concernés de s’expliquer et s’excuser ». Lui-même a déjà été pointé du doigt pour de vieux messages publiés sur les réseaux sociaux.

Selon lui, la cancel culture est « dangereuse  » principalement parce qu’elle part du principe que la même sanction doit être appliquée à toutes les personnes qui disent ou font quelque chose qui poserait problème. Il faudrait parfois prendre plus de recul, estime-t-il. Si une personne a publié des tweets homophobes, elle doit s’en expliquer, qu’elle ait eu 12 ans au moment des faits, ou non, et s’excuser publiquement. « Mais je crois que les gens peuvent changer », dit-il. Il conclut en demandant aux personnes qui pratiquent la cancel culture de toujours y réfléchir à deux fois.

D’autres avis ont été résumés dans une vidéo publiée par Kodeerants.

2,5 millions d’abonnés en moins en 3 jours

La cancel culture est devenue un phénomène récurrent dans le monde de YouTube. Ce qui est arrivé à James Charles en mai 2019 en est un exemple. En 3 jours seulement, le youtubeur spécialisé dans le maquillage et la chanson a perdu 2,5 millions d’abonnés sur sa chaîne, passant de 16 à 13,5 millions au total.

Les raisons étaient multiples, mais c’est une publication sponsorisée sur Instagram pour des vitamines qui a tout déclenché. Cela n’avait pas plu à Tati, une youtubeuse beauté. Meilleure amie et mentor de James Charles, elle possède sa propre marque de vitamines. Voir celui qu’elle avait toujours soutenu (y compris financièrement à ses débuts) vanter les mérites de son plus gros concurrent a été la goutte de trop. Dans une vidéo d’une quarantaine de minutes, elle a détaillé les raisons de sa colère et a fait allusion à des affaires de harcèlement sexuel qui concerneraient James Charles. Plusieurs victimes présumées ont ensuite pris la parole, confirmant ses allégations à l’encontre du youtubeur.

James Charles, dans l'une de ses vidéos. // Source : Capture d'écran YouTube / James Charles

James Charles, dans l'une de ses vidéos.

Source : Capture d'écran YouTube / James Charles

L’effet de ces révélations ne s’est pas fait attendre. Sur les réseaux sociaux ou sur YouTube, plusieurs personnes ont appelé à « cancel » James Charles. Alors que Tati gagnait des centaines de milliers d’abonnés, sa courbe à lui a immédiatement été tirée vers le bas.

La courbe du nombre d'abonnés de James Charles. // Source : Socialblade

La courbe du nombre d'abonnés de James Charles.

Source : Socialblade

Le vidéaste n’en était pas à sa première polémique, mais jamais le retour de flammes n’avait été aussi important. Il a cessé de publier des contenus pendant un moment.

Jaclyn Hill, une youtubeuse, a subi une telle campagne après avoir lancé sa collection de maquillage. De sérieux problèmes de fabrication ont été dénoncés : certains rouges à lèvres présentaient des tâches inquiétantes, contenaient des poils blancs ou un matériau coupant.

Quand la cancel culture tourne au harcèlement

La cancel culture prend parfois racine dans des « blagues » mal perçues, parfois dans des actes problématiques, voire contraires à la loi. Le problème, qui rend sa critique ardue, est qu’elle peut naître d’un seul faux pas ou être le résultat d’une série de plusieurs actions problématiques. Elle ne prend pas non plus les mêmes proportions et n’a pas les mêmes effets pour tout le monde.

L’enjeu soulevé avec la cancel culture, c’est qu’il ne s’agit, dans certains cas, plus uniquement de blagues, de critiques ou de retours négatifs constructifs. Elle peut se muer en harcèlement, dans le milieu de YouTube notamment. Depuis plusieurs jours, la développeuse spécialisée dans les jeux vidéo Zoé Quinn est ainsi victime d’un tel phénomène. Elle avait accusé Alec Holowka, un compositeur réputé dans le secteur de l’avoir agressée sexuellement. Plusieurs autres victimes présumées ont évoqué des abus de sa part.

Image d'illustration // Source : Pexels/Deeana Garcia

Image d'illustration

Source : Pexels/Deeana Garcia

Alec Holowka s’est donné la mort quelques jours après ces révélations. Zoé Quinn, qui était déjà connue car elle avait été victime de harcèlement durant la controverse du GamerGate, a de nouveau subi une vague de harcèlement massive. Elle a dû supprimer son compte Twitter car de nombreux internautes avaient appelé à « l’annuler ». Certains l’ont accusée d’avoir elle-même encouragé la cancel culture en dénonçant Alec Holowka. La situation est pourtant différente : elle a témoigné d’une agression qu’elle aurait subi sans appeler les internautes à se retourner contre lui. Il a été renvoyé de son travail par son partenaire qui dit avoir eu des preuves concluantes, et qui a décrit sa propre relation avec le compositeur comme très malsaine.

Il raconte par exemple que le défunt l’aurait menacé de se suicider à plusieurs reprises afin qu’il se plie à ses exigences. Il n’y a pas eu de vague de harcèlement contre l’accusé qui ait été commanditée ou demandée par Zoé Quinn. Cette dernière se retrouve ainsi victime de la cancel culture (et non son instigatrice), tout comme Tati n’avait pas appelé elle-même à « cancel » James Charles.

Mais la frontière est forcément fine, sachant qu’une personne connue dispose d’un grand nombre d’abonnés, son influence peut aussi être importante, comme nous le montrions dans une enquête sur la potentielle responsabilité des influenceurs dans le cyberharcèlement de masse.

Pauses forcées sur les réseaux sociaux

D’autres personnalités autres que Zoé Quinn ont dû faire une pause forcée. Olivia Jade a déserté sa chaîne YouTube plusieurs mois. Des médias avaient révélé que ses parents fortunés avaient versé des pots de vins pour qu’elle intègre une université prestigieuse. Des internautes ont appelé à la « bouder ». Comme elle n’était déjà pas toujours appréciée (certains lui reprochent par exemple de trop montrer sa richesse), cela s’est vite mué en harcèlement.

https://twitter.com/annikazhou13/status/1161003677387304961

Elle n’est revenue que plusieurs mois après, sur Instagram. D’après ses statistiques, elle n’a pas perdu d’abonnés. Le nombre de vues et d’abonnés a même augmenté. En revanche, ses vidéos ont été envahies de pouces vers le bas. La dernière en date — et donc la plus simple à trouver sur sa chaîne, ce qui n’est pas anodin — en compte 47 000, contre 23 000 pouces vers le haut. Ce n’est le cas sur aucune de ses vieilles vidéos. Or l’algorithme de YouTube a pour habitude de moins mettre en avant les vidéos avec des « pouces en bas », ce qui peut potentiellement pénaliser la youtubeuse.

Ses vidéos ont presque deux fois plus de pouces vers le bas que l'inverse. // Source : Capture d'écran YouTube / Olivia Jade

Ses vidéos ont presque deux fois plus de pouces vers le bas que l'inverse.

Source : Capture d'écran YouTube / Olivia Jade

James Charles a également délaissé sa chaîne et ses réseaux sociaux pendant un temps. Brooke Houts, une vidéaste qui avait publié par erreur sur sa chaîne une vidéo d’elle maltraitant à priori son chien (la police de Los Angeles a décidé de ne pas la poursuivre), n’est pas revenue sur les réseaux sociaux depuis le 7 août, date du scandale.

Des internautes s’en sont réjouis, même lorsqu’ils affirment « détester la cancel culture » en temps normal, comme ici le dessinateur Circle Toons. Un délit justifierait, selon eux, ainsi d’en commettre potentiellement un autre, en l’occurrence le harcèlement.

Quel est l’impact sur les gros vidéastes ?

Cette culture touche aussi beaucoup de petits créateurs et créatrices qui n’ont pas autant de moyens de se défendre. Pour certains, il est possible de s’écarter des réseaux sociaux le temps de se faire oublier. Comme l’avait écrit Vice, certains vidéastes ont suffisamment d’abonnés fidèles et de notoriété pour que les désabonnements ou pouces vers le bas aient peu d’impact sur leur carrière (ou au moins, ne l’arrêtent pas totalement).

Logan Paul par exemple, a publié en ligne une vidéo dans laquelle on voyait le cadavre d’un homme qui s’était donné la mort. Il a été vivement critiqué et insulté, mais n’a pas, pour autant, perdu d’abonnés : son nombre de vues et d’abonnés a simplement ralenti. Il n’a pas non plus cessé longtemps de publier des contenus. Quelques jours après les faits, il était invité sur les plateaux de télévision ou dans les médias pour se défendre, s’expliquer, et repartir dans la création de nouvelles vidéos.

Capture d'écran de la vidéo en question. // Source : Capture d'écran YouTube / Best of RDR 2

Capture d'écran de la vidéo en question.

Source : Capture d'écran YouTube / Best of RDR 2

Lorsque PewDiePie a publié une vidéo contenant un propos antisémite en 2017, il n’a pas non plus subi de perte d’abonnés, comme en témoignent ses statistiques de l’époque. Pourtant, de nombreux internautes ont tenté de s’en prendre à lui et l’ont harcelé en retour. Il a également perdu de l’argent, Disney ayant décidé de rompre son contrat avec lui. Il est toutefois devenu récemment le premier youtubeur indépendant à dépasser les 100 millions d’abonnés.

YouTube voudrait mieux protéger les créateurs

Si l’on a moins de 50 000 abonnés, tout est bien plus complexe, dénoncent ainsi des internautes. L’un d’entre eux ironise par exemple : « La cancel culture devrait être comme ça  : ‘Ce gars est un violeur, ne le soutenons pas’. Ce que c’est vraiment : ‘Un petit créateur de moins de 50 000 abonnés qui ne gagne pas d’argent avec son contenu et qui a fait une mauvaise blague à 12 ans, dont on va s’assurer qu’il n’aura jamais une carrière à succès’. »

https://twitter.com/namesleee/status/1170176409551155200

Le sujet pose question aux plateformes. Récemment, nombre d’entre elles ont expliqué qu’elles souhaitaient abandonner le bouton « like » ou leurs compteurs.

YouTube lui, va plus loin et réfléchit à supprimer, tout court, ses pouces vers le bas. Ces derniers sont parfois utilisés comme outil contre un ou une vidéaste. Des internautes vont se concerter pour inonder une chaîne de pouces vers le bas. Comme ces derniers peuvent influencer les algorithmes, l’impact sur les créateurs de contenus peut être important. Il peut même être d’ordre financier, si la « campagne » dure trop longtemps.

Le souci réside dans la masse d’opposants, qui se regroupent sans verticalité : il n’est pas possible de s’adresser à chacun d’entre eux, ni d’aller voir un quelconque « chef » pour que le mouvement cesse. C’est l’effet global, qui résulte de l’accumulation d’actes individuels, qui donne cet effet pervers et oppressant à la cancel culture. Encore une fois, ceci est d’autant plus dangereux pour les petits créateurs, qui ne peuvent pas toujours compter sur une audience fidèle pour subsister lorsqu’ils ne sont plus mis en avant sur la plateforme.

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