Logo arc-en-ciel, grands discours, formations, réseaux LGBT+ ou encore avantages sociaux étendus aux familles homoparentales : depuis une petite dizaine d’années, les entreprises américaines ont développé de nombreuses initiatives pour que leurs employés et employées LGBT+ se sentent à l’aise. Faire de son entreprise une organisation LGBT-friendly a de nombreux avantages : les personnes LGBT+ (lesbiennes, gays, bi, transgenres et autres) s’y sentent bien et travaillent mieux, ils et elles développent des services ou produits adaptés au marché LGBT+ et l’entreprise bénéficie d’une image progressiste et cool à l’extérieur.
En France, il y a du travail à faire. Seuls 76 % des jeunes LGBT+ disent se sentir suffisamment à l’aise dans leur environnement professionnel, tous secteurs confondus, pour être ouverts et ouvertes sur leur orientation sexuelle, selon le 4ème Baromètre Out@Work du Boston Consulting Group. Le BCG note que la France fait des progrès mais que le pays reste à la traîne, seules l’Italie et l’Espagne font pire. Pire, seul un jeune sur deux est out professionnellement. La raison de cet écart est simple : près d’un tiers (30 %) des jeunes LGBT+ français et françaises pensent que sortir du placard pourrait être un frein à leur carrière, d’après ce même baromètre. Ils sont donc amenés à mentir, par omission ou en modifiant pronoms et prénoms, pour protéger leur « secret », ce qui leur coûte souvent physiquement, émotionnellement et socialement.
Le monde des startups aurait particulièrement mauvaise réputation. Toujours selon ce baromètre, seuls 19 % des répondant LGBT+ souhaiteraient y travailler contre 26 % des personnes hétéros et cisgenres (non-transgenres). Cela peut se comprendre : le monde de la tech est tristement réputé pour une certaine dose de LGBTphobie ordinaire. Comme nous avions pu le constater lors d’un article publié sur Numerama en 2018, les blagues LGBTphobes balancées sans réfléchir, les insultes homophobes utilisées à tout bout de champs et les clichés sortis sans prendre le temps de la réflexion sont malheureusement courants dans certaines entreprises. La situation pourrait cependant changer maintenant que certaines entreprises s’intéressent à la question de la diversité.
Les politiques de diversité : importation américaine
Chez Accenture, une grande entreprise de conseil et de technologie américaine, les alliés et alliées peuvent afficher leur soutien à la communauté LGBT+ en portant un tour de cou arc-en-ciel. « Voir un manager haut placé le porter m’a tout de suite mise en confiance », explique Anaïs, une développeuse back-end bisexuelle qui y travaille. Loin d’être un détail, ces tours de cou symbolisent la position de l’entreprise. « On nous répète tout au long de l’année les bienfaits de la diversité (quelle qu’elle soit) pour l’innovation, le business et la profitabilité », témoigne Clément, un consultant gay. Pour que cette volonté se transforme en réalité, la multinationale propose à ses employés et employées des formations sur la diversité LGBT. Celles-ci permettent de déconstruire les clichés et de proposer des bonnes pratiques. Les personnes LGBT+ et alliées peuvent aussi se retrouver au sein d’une communauté baptisée « LGBT Allies », profiter d’informations sur le sujet et participer à des afterworks.
« J’ai peur que leur regard change, qu’ils ne me voient que sous la lunette de leurs stéréotypes »
Pour Anaïs et Clément, cette politique fonctionne plutôt bien. « On n’est pas complètement à l’abri d’un collègue ou d’un responsable qui dit des choses déplacées, mais on peut signaler ce genre d’incidents si nécessaire », tempère Clément, qui est out. Anaïs, elle, préfère garder son orientation pour elle. « J’ai peur que leur regard change, qu’ils ne me voient que sous la lunette de leurs stéréotypes », explique-t-elle.
Ce genre d’initiatives est fréquente dans les multinationales tech américaines, mais certaines poussent la prise en considération des besoins des personnes LGBT+ un peu plus loin. C’est le cas de Facebook. L’entreprise propose le remboursement de la PMA et de la GPA dans certains pays, a mis en place des toilettes unisexes et fournit des protections menstruelles dans les toilettes hommes pour faciliter la vie des personnes transgenres. Niveau produit, elle a écouté la communauté LGBT+ et a adapté son service, elle offre désormais la possibilité de choisir parmi 50 genres sur son profil. « Les employés sont plutôt fiers », remarque Antoine-Benjamin, un employé gay de Facebook.
La France rattrape son retard
Les entreprises nées en France ont plus de mal à s’y mettre. « La France a un modèle universaliste qui efface les communautés. Résultat : les politiques de diversité sont bien moins développées qu’aux Etats-Unis », nous explique Antoine-Benjamin, un des membres de l’association LGBTech qui a pour vocation de favoriser et promouvoir l’entraide et la diversité LGBT+ dans le secteur technologique en France.
D’autres facteurs sont aussi à prendre en compte pour expliquer ce retard, comme la relative jeunesse de la tech française. « La diversité est surtout l’apanage des grosses boîtes, continue-t-il. La diversité est un enjeu qui est rarement traité durant les premiers stades de développement d’une startup ». La priorité est d’abord à la croissance. Et puis, il faut regarder le profil type du startupper. Pour Nicolas, un employé gay de Google, « la méritocratie à la française fait que la plupart des employés et employées viennent de bonnes familles de l’ouest parisien, pour qui la culture LGBT+ paraît très lointaine voir menaçante ». Antoine-Benjamin fait le même constat. « C’est un milieu très masculin avec des entreprises souvent fondées par des hommes blancs et hétéros : la diversité est rarement une priorité pour eux, ce qui peut laisser prospérer le sexisme et l’homophobie. »
Mais la situation serait en train de changer, d’après le militant. « Ces 12 derniers mois, des entreprises nous ont contactés pour mettre en place des programmes. J’ai l’impression que la discussion sur les discriminations que connaissent les femmes en entreprise a permis d’ouvrir une boîte de Pandore. Les entreprises ont réalisé qu’il y avait d’autres diversités ».
La « discrétion à la française »
Chez Criteo, le sujet de l’égalité femmes-hommes a toujours été présent. « C’est une impulsion qu’a donnée le CEO quand il a créé la boîte, cela correspond à sa vision de la vie », explique Martin, un homme gay (son nom a été modifié pour conserver son anonymat). Pourtant, jusqu’à récemment, l’entreprise ne faisait pas grand chose pour les autres diversités. Cela a changé en juillet 2018, quand l’entreprise a lancé Criteo Cares, son programme de RSE (responsabilité sociétale des entreprises). « Criteo a pris le train en marche mais elle a vite rattrapé son retard, estime Martin. Ils ont nommé une femme géniale à la tête de Criteo Cares, lui ont donné un vrai budget et la possibilité de peser dans les décisions ».
Criteo Cares propose les mêmes outils que les géants américains : conférences, formations, ressources disponibles en ligne et bien sûr la classique mise aux couleurs de l’arc-en-ciel des bureaux lors du mois des fiertés, en juin. « Ça m’a fait bizarre, et en même temps énormément de bien, de voir que le mois des fiertés était célébré au même titre que Halloween et la journée des droits des femmes, comme quelque chose de tout à fait normal », raconte-t-il. Mais à la différence des GAFA, Criteo communique très peu sur le sujet — contactée, l’entreprise n’a pas souhaité nous en dire plus. Seule exception à la règle : le logo sur le char LGBTech lors de la marche des fiertés parisienne que l’entreprise sponsorise. « Je trouve ça pas si mal d’être discret sur le marché, estime Martin ; ce n’est pas la raison d’être de l’entreprise. Pour nous, c’est surtout un sujet de ressources humaines, c’est pour les employés ». Il voit la position de son entreprise comme une conséquence de la culture hexagonale, ce qu’il appelle la « discrétion à la française ». Une chose est sûre, on ne peut pas accuser l’entreprise de faire du « pinkwashing ».
Antoine-Benjamin note une sincérité de la part des RH qui souhaitent faire de leur entreprise une « safe space » mais note que si les personnes employées ,et surtout le middle management ne s’en emparent pas, rien ne va changer. « Ça ne suffit pas, de signer un papier », rappelle-t-il.
Le pink-washing en embuscade
Une entreprise est accusée de « pinkwashing » lorsqu’elle semble adopter une attitude bienveillante vis-à-vis des personnes LGBT+ uniquement pour se donner une image progressiste et ouverte (et donc se fait de l’argent sur le dos des LGBT+ sans rien leur apporter en retour). Certains employées et employés LGBT+ à qui nous avons parlé sont énervés de voir leur entreprise mettre un logo arc-en-ciel pendant le mois de juin sans rien faire de concret pour améliorer leurs conditions de vie au travail.
C’est par exemple ce que certaines personnes reprochent au groupe Alphabet (Google) depuis quelques temps. D’un côté, l’entreprise met en avant sa politique de diversité en interne et célèbre les 50 ans des émeutes de Stonewall en grand pompe sur son moteur de recherche. De l’autre, elle peine à soutenir les youtubeurs et youtubeuses LGBTQ+ victimes de harcèlement et est accusée de démonétiser et restreindre l’accès des vidéos proposant des contenus LGBT+. Aux Etats-Unis, le ton monte entre Google et ses employés et employées LGBTQ+. En juin dernier, 145 « gayglers », leur surnom, ont demandé à la San Francisco Pride de refuser le sponsoring de Google, d’autres ont démissionné. Fin août, le géant américain a tenté de ramener de l’ordre en publiant une liste de bonnes conduites à adopter plutôt stricte. Le géant déconseille notamment les « débat[s] enflammé[s] sur la politique ou les dernières actualités ».
En France, les gayglers sont bien plus apaisés d’après Nicolas, un employé gay dont le prénom a été modifié pour notre article. Il est bien conscient des problèmes de LGBTphobies sur YouTube, et il est inquiet du signal très négatif que les différents scandales envoient à la communauté de créateurs et créatrices LGBT+ de la plateforme. Mais il voit surtout l’apport positif de YouTube aux jeunes LGBT+, le succès de Bilal Hassani, aussi, et les efforts de l’entreprise pour arranger la situation. Il note que le groupe LGBT+ interne est plus que jamais consulté, notamment sur les questions de vocabulaire utilisé par les assistants vocaux ou dans les rédactions de fiches d’emploi.
Côté RH, la donne semble aussi être différente. Selon lui, Google France donne plus de budget que jamais aux efforts de diversité LGBT+ et a redoublé d’efforts en ce qui concerne le recrutement et le bien-être au bureau. « S’il y a bien une chose qui me rend fier de travailler pour Google, c’est sa politique et son engagement envers les LGBT+ », estime Nicolas, qui regrette tout de même que « tout cela [soit] porté par les employés eux-mêmes » et non par la direction. Pour lui, pas de doute, « il y a encore un idéal néo hippie qui flotte dans l’entreprise ». D’ailleurs, il note que la nouvelle liste de bonnes conduites n’a pas fait l’objet d’une communication particulière en France et il la perçoit surtout comme « une arme pour licencier les personnes qui embarrassent l’entreprise » comme James Damore, l’ingénieur qui avait publié un mémo critiquant la politique de diversité du groupe et qui accuse Google de l’avoir discriminé pour ses idées conservatrices.
C’est là la limite de la diversité, pour Antoine-Benjamin. « La diversité, ça veut dire accepter toutes les opinions, explique-t-il. Tant qu’elles ne tombent pas sous le coup de la loi, à partir de quel moment, peut-on décider que des opinions, comme celle de l’alt-right n’ont pas droit de cité ? Que faire quand la diversité clash avec les valeurs de l’entreprise ? ». Un long, et vaste débat.
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