Il y a quelques années, le gouvernement annonçait le lancement d’un grand plan de modernisation du numérique dans les écoles primaires, collèges et lycée. Mais il reste encore beaucoup à améliorer.

Il y a deux ans, Pierre*, enseignant dans un collège, nous envoyait un long mail. Il y il décrivait point à point la « catastrophe  » qu’était, selon lui, l’informatique à l’école. Il déplorait le manque de formation des professeurs, mais aussi le manque de matériel. Pour sa classe d’une trentaine d’élèves, il ne bénéficiait à l’époque que de « deux PC datant de la préhistoire ». Leur dernière mise à jour remontait à… 2013. 

Ce tableau qu’il dressait du numérique à l’école était bien loin de l’image que cherche à véhiculer l’Éducation nationale. En 2014, le gouvernement, à l’époque sous François Hollande, avait promis un « grand plan pour le numérique à l’école », qui devait rendre la France « exemplaire » en la matière.

Une classe d'école. Image d'illustration. // Source : Pixabay

Une classe d'école. Image d'illustration.

Source : Pixabay

Le plan a été mis en œuvre dès l’année suivante. La priorité était de développer de nouvelles compétences (apprendre le code dès la primaire par exemple) et d’améliorer l’équipement des écoles. Le gouvernement promettait entre autres d’équiper 70 % des élèves du primaire et collège en PC ou tablettes, et 100 % des enseignants. Les promesses de l’époque ont-elles été respectées ? Les écoles sont-elles devenues un haut lieu du numérique, ou sont-elles toujours à la traîne ? Nous avons posé la question à des professeurs de collèges et lycées.

Les réussites du plan pour une éducation numérique

Les premières réponses que nous avons reçues étaient pour le moins encourageantes. Elles laissaient entendre que des promesses avaient été tenues, notamment au niveau de l’équipement. David Roche enseigne l’informatique en lycée depuis 2009. Dans son établissement public de Haute-Savoie, pourtant plutôt défavorisé, il n’a « jamais eu de problèmes ». « J’ai à ma disposition une salle de 24 PC sous Linux, qui fonctionnent généralement très bien », dit-il. Selon lui, la priorité a toujours été mise sur l’informatique dans ce lycée. « Les proviseurs successifs ont choisi de mettre le paquet dessus, se réjouit-il, pour chercher à améliorer l’image de l’établissement, qui n’est pas excellente ».

Françoise* a témoigné d’un « niveau d’équipement tout à fait honorable », se réjouissant de pouvoir installer tous les logiciels qu’elle souhaite sur les ordinateurs. Mireille C., qui enseigne dans un établissement privé en mathématiques et spécialité NSI, n’a elle non plus « aucun problème de matériel ». Elle dispose d’un ordinateur moderne par élève, et de tablettes pour les élèves de seconde et première. Les terminales seront équipés dès l’an prochain, assure-t-elle à Numerama.

Les trois professeurs reconnaissent toutefois que tout n’est pas parfait… et qu’ils sont peut-être les exceptions qui confirment la règle. Lorsqu’il discute avec ses confrères et consœurs d’autres lycées, David Laroche est bien forcé de constater qu’il a « beaucoup de chance » par rapport à eux.

Un événement tragique a récemment mis en lumière la situation de détresse dans laquelle se retrouvent certains cadres de l’éducation.

Des établissements sans ordinateur pour 11 classes

Fin septembre, une directrice d’école à Pantin a mis fin à ses jours. Dans sa lettre d’adieu, publiée par un confrère, elle pointait du doigt plusieurs manquements de l’Éducation nationale et les pressions qu’elle subissait, sur différents plans. Elle mettait notamment en avant le manque de matériel informatique. « Les enseignants sont les seuls à qui l’employeur ne fournit pas leur outil de travail, écrivait-elle. Même avec leurs outils personnels, ils ont du mal à travailler (…) : pas d’ordinateur pour 11 classes, la clé USB pour le service de la ville informatique de Pantin est un danger ».

Des années après son premier email, Pierre* attend lui aussi que les promesses se concrétisent. Il a fréquenté dans sa carrière une dizaine de collèges et lycées et il exerce aujourd’hui dans un lycée professionnel, en spécialisation menuiserie. Dans sa classe actuelle, il nous explique avoir à sa disposition… un seul ordinateur. Il n’y en a aucun dans l’atelier de fabrication, où du matériel serait pourtant nécessaire. Ce n’est pas faute d’avoir fait de « multiples demandes », dit-il, « mais pour le moment, elles restent lettre morte ». « Nous avions un vidéo-projecteur, il a rendu l’âme en octobre 2018 , raconte-il à Numerama, depuis, nous attendons toujours son remplacement… ».

Côté mises à jour, il n’est guère plus avancé qu’au moment de son premier email. « Les agents viennent de terminer la migration de Windows XP à Windows 7 la semaine dernière », nous dit-il. Des logiciels n’avaient pas été mis à jour depuis 2013 ou 2014. Cela peut sembler anecdotique, mais le retard pose en fait de sérieuses questions de sécurité.

Le support de Windows 7 se terminera en janvier 2020. Or lorsque le support cesse, il n’y a plus de correction des éventuelles failles de sécurité. Des personnes malveillantes peuvent s’en servir pour introduire des virus. Les appareils sous Windows XP n’étaient eux plus sécurisés depuis juillet 2015. Les données des enfants sont ainsi potentiellement exposées.

Simon*, un professeur de mathématiques qui a travaillé en France et exerce depuis 2018 à l’étranger, se souvient sans regrets du système « préhistorique » dans l’Hexagone. Il évoque « de vieux ordinateurs périmés, lents, qui plantaient régulièrement ». Ils n’étaient pas remplacés lorsqu’ils tombaient en panne et étaient « en nombre bien sûr insuffisant ». Même en faisant des binômes d’élèves, cela ne suffisait pas. « On créait des demi-groupes, ou on demandait aux élèves d’amener leur propre matériel », nous dit Simon.

Image d'illustration. // Source : Pxhere

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Il se rappelle aussi qu’il ne travaillait que sur des applications Web — « quand le réseau voulait bien marcher ». Pour installer soi-même un nouveau logiciel sur les ordinateurs, il fallait faire une demande auprès de sa hiérarchie des semaines avant. Impossible d’y couper : les professeurs n’avaient pas le mot de passe administrateur nécessaire. 

Une gestion du matériel compliquée

Selon les professeurs interrogés, le problème ne viendrait pas tant du budget, jugé potentiellement suffisant, que de sa gestion. Pour le comprendre, il faut d’abord expliquer comment sont attribués ces budgets. Cela dépend de la nature de l’établissement. Pour les écoles primaires, c’est avec les mairies qu’il faut négocier les dotations. Pour les collèges, ça se passe au niveau des départements. Pour les lycées enfin, ce sont les régions qui s’en chargent.

Chaque échelon donne un certain montant aux établissements. Ce sont ensuite les proviseurs et proviseures qui gèrent ces budgets. Ils sont censés consulter les enseignants pour connaître leurs besoins. Dans ces dédales administratifs, beaucoup se perdent. Et cela donne lieu à des situations pour le moins cocasses.

Charles Poumaire est professeur d’informatique en lycée depuis cette rentrée 2019, dans l’académie de Versailles. Il est aussi président de l’AEIF ( Association des enseignantes et enseignants d’informatique de France). Il nous raconte que certains professeurs reçoivent encore des PC verrouillés sous Windows… alors que les nouvelles spécialités impliquent d’utiliser des logiciels libres. Il est impossible de les installer sur de telles machines. Il ajoute : « Il y a parfois des couacs, par exemple dans une classe, tous les élèves ont eu un nouvel ordinateur et leur prof lui, a eu une tablette… ». Pour lui, les tablettes promises par le ministère ne sont pas toujours une solution idéale. Il arrive qu’on en donne pour coder… or c’est loin d’être l’outil le plus pratique pour une telle tâche.

Une salle de classe. Image d'illustration. // Source : Pixabay

Une salle de classe. Image d'illustration.

Source : Pixabay

Pierre* a aussi constaté quelques aberrations. Des lycées, nous dit-il, freineraient leurs politiques d’équipements. Ils s’en dédouanent en expliquant que les régions fournissent désormais des ordinateurs aux élèves : les LoRdi. Mais ces appareils sont la propriété des élèves… ce qui génère de nouveaux problèmes.

« Les élèves ont plus de réseau à la boulangerie qu’à l’école »

« Il y en a qui vendent leurs ordinateurs, les perdent, les cassent, les oublient, se les font voler… », témoigne Pierre, qui estime qu’en moyenne, la moitié d’une classe garde son ordinateur toute l’année. « Ces problématiques ne sont pas prises en compte, ça reste à la charge des enseignants », regrette-t-il. Il fait savoir que les établissements ne se sont pas adaptés. Les ordinateurs portables n’ont pas une grande autonomie mais aucune prise n’a été installée dans les salles de classe pour pouvoir les recharger. Il n’y a pas non plus de casier pour les ranger, ce qui entraîne casse et vols. Comme il n’y a pas assez d’ordinateurs fixes pour compenser ceci, il estime que l’enseignement de l’informatique a tendance à reculer, plutôt qu’à être amélioré.

« Question gaspillage d’argent, conclut-il, le Wi-Fi spécifiquement développé pour les LoRdi doit battre tous les records. Il a coûté des millions mais ne fonctionne quasiment pas. La méthode d’authentification est mauvaise, pas compatible avec les systèmes Android et Unix / Linux. Du coup, les élèves ont plus de réseau à la boulangerie qu’à l’école. »

Le gouvernement reconnaît une hétérogénéité

Jean-Marc Merriaux, directeur du Numérique au sein du ministère de l’Éducation nationale, explique à Numerama avoir « bien conscience » des efforts qu’il reste à faire. Il note par exemple que la situation est « encore très hétérogène ». « Un rapport de la Cour des comptes sur les résultats du plan numérique nous a appris que les financements avaient trop souvent conforté les positions d’acteurs déjà très investis », regrette-t-il. En d’autres termes, les établissements déjà bien équipés le sont encore mieux qu’avant. D’autres sont restés à la traîne.

Le rapport en question précise à ce sujet : « les disparités locales en matière d’équipements et de connectivité ont demeuré voire se sont accrues, sur un fond d’engagement important mais inégale des différentes collectivités territoriales. »

Il est globalement critique envers le plan numérique de 2015. On y lit qu’un milliard d’euros aurait été débloqué « sans objectifs clairs ». La Cour des comptes met en avant la complexité des procédés administratifs. En regardant ce schéma qui décrit l’attribution d’un budget pour un collège qui souhaite acheter du matériel, on comprend mieux les éventuels couacs…

D'où vient le matériel acheté par les lycées ? // Source : Cour des comptes

D'où vient le matériel acheté par les lycées ?

Source : Cour des comptes

Jean-Marc Merriaux nous indique que l’Éducation nationale a pris en compte ces critiques et réajusté ses objectifs en conséquence. Il s’agira ces prochains mois de s’assurer que tous les établissements ont le minimum nécessaire. Les écoles primaires rurales seraient les plus en retard d’après lui. Les collectivités devront aussi accélérer en matière de fibre. « Le projet a pris du retard, admet Jean-Marc Merriaux. On mise sur un équipement de tous les établissements d’ici 2022. »

De nouvelles spécialités

Outre ces problèmes de matériel, la formation des professeurs laisserait elle aussi parfois à désirer. Depuis l’instauration du plan numérique en 2015, de nouveaux enseignements ont été mis en place. On apprend désormais le code informatique dès l’école primaire. Au lycée, deux grands enseignements ont été ajoutés en septembre 2019 : l’enseignement SNT (Sciences numériques et technologie) et le NSI (numérique et sciences informatiques), qui est une matière à part entière. Selon Jean-Marc Merriaux, au moins 2 500 professeurs ont été formés pour le NSI cette année. Le taux de participation était tel qu’ils ont dû « refuser des candidatures ». « Plus de 61 % des établissements proposent cette spécialité cette année », dit-il.

La formation est aussi source de frustrations. Image d'illustration. // Source : Wocintech

La formation est aussi source de frustrations. Image d'illustration.

Source : Wocintech

Le problème, c’est que les enseignements ont été instaurés très rapidement, et que les formations, elles, ont pris un peu de retard. Mireille C. nous raconte que certains « doivent enseigner la programmation Python sans y avoir été formés ».

Charles Poulmaire lui, n’enseigne l’informatique que depuis le mois de septembre. Avant, il était professeur de mathématiques. Quand nous l’appelons au téléphone, il est en train de faire « un peu de programmation », pour «  [se] détendre ». 

Une formation pas toujours à la hauteur

Pour opérer sa semi-reconversion, l’enseignant a suivi une formation diplômante de 3 semaines — elle dure 5 semaines au total, mais est découpée en plusieurs parties –, intitulée « enseigner l’informatique au lycée ». Sur plusieurs aspects, il admet avoir un peu déchanté. 

« Chaque académie l’organise comme elle souhaite. Dans mon cas, ce n’était pas terrible, se souvient l’enseignant. Certains formateurs n’étaient pas trop du niveau ; parfois, on en savait plus qu’eux ». Il estime qu’il était difficile de se concentrer sur la formation. Dans son cas, le début de la formation a eu lieu à la fin de l’année scolaire, autour de la période du baccalauréat, soit pendant ses vacances. Pour d’autres, cela se passe pendant les cours. Pour autant, aucune décharge d’activité n’est prévue pour pouvoir cumuler son activité professionnelle et sa formation.

« C’est une surcharge de travail qui est lourde et qui peut être décourageante, reconnaît Charles Poulmaire. Parfois il faut aussi se battre pour se faire rembourser ses nuits d’hôtel ou le déplacement. Ça demande beaucoup d’engagement personnel et financier. » Comme d’autres membres de l’AEIF, il souhaiterait ne pas avoir à rogner sur 3 semaines de vacances (durant lesquelles ils doivent déjà préparer des cours ou corriger les copies du bac).

Interrogé à ce sujet, Jean-Marc Merriaux précise que ces formations se font « sur la base du volontariat ». Il indique qu’elles apportent aux professeurs et professeures concernées des avantages à terme (évolution professionnelle, changement de spécialité, etc). Il reconnaît toutefois qu’il reste une marge d’amélioration. « C’est vrai que ce n’est pas très encourageant. Des aménagements d’emplois du temps ont parfois été effectués, mais d’autres ont dû prendre sur leur temps de vacances », précise-t-il à ce propos. 

Concernant la qualité des formations, il explique qu’elles dépendent des universités dans lesquelles elles sont dispensées. Leur qualité peut donc effectivement être aléatoire.

Parmi les professeurs que nous avons interrogés, beaucoup ont souhaité rester anonymes. Ils nous ont expliqué que le contexte n’était pas favorable aux revendications et prises de parole en public. Dans l’Éducation nationale, le manque de moyens ou de considération commence effectivement à peser. Pierre, qui a exercé d’autres métiers avant de devenir enseignant, nous a avoué qu’il avait « rarement vu un employeur malmener autant ses employés », que l’Éducation nationale.

*Les noms ont été changés à la demande de certains professeurs.

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