C’est un commentaire pour le moins très maladroit que Dara Khosrowshahi, patron d’Uber, a fait le 10 novembre, lors d’une discussion avec le site d’information Axios. Un propos pour lequel l’intéressé a fini par présenter ses excuses dès le lendemain, après un début de polémique. Dara Khosrowshahi s’était montré fort indulgent à l’égard de l’Arabie saoudite, alors que le cas de Jamal Khashoggi était évoqué.
Rappel des faits : début octobre 2018, Jamal Khashoggi, journaliste saoudien, disparaît de manière alarmante. Ce critique du pouvoir est vu pour la dernière fois à Istanbul, alors qu’il entre dans le consulat d’Arabie saoudite pour récupérer un papier administratif. Au fil des jours, il finit par être établi qu’il a été torturé et assassiné par un commando saoudien, sur ordre de Riyad.
C’est en revenant sur ce funeste évènement que Dara Khosrowshahi a eu les mots qu’il dit regretter aujourd’hui. En effet, il déclarait que si le meurtre de Jamal Khashoggi était une « grave erreur », il ajoutait que « les gens font des erreurs, cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas être pardonnés ». Il faisait alors un parallèle avec l’accident de la route mortel qui a été causé lors d’un test de voiture autonome par Uber.
Dara Khosrowshahi, qui dirige Uber depuis fin août 2017, a réagi dans un message le 11 novembre sur Twitter : « Il n’y a ni pardon ni oubli pour ce qui est arrivé à Jamal Khashoggi et j’ai eu tort d’appeler ça une erreur. […], J’ai dit quelque chose sur le moment, mais je n’y crois pas. Nos investisseurs connaissent mon point de vue depuis longtemps et je suis désolé de ne pas avoir été aussi clair dans Axios ».
Des excuses que Dan Primack, journaliste pour Axios, a confirmées : « environ une heure après la fin de notre interview pour Axios sur HBO avec Dara Khosrowshahi, il m’a appelé sur mon portable pour me faire part de ses regrets pour la formulation qu’il a utilisée à l’égard de Khashoggi ». Dans un communiqué ultérieur, l’intéressé a réaffirmé que le meurtre de ce journaliste ne doit ni être excusé ni oublié.
Des liens étroits entre Uber et Riyad
La maladresse qu’exprime le patron d’Uber doit toutefois être remise dans le contexte bien particulier dans lequel se trouve le leader mondial de la réservation de voitures avec chauffeur. En effet, il faut se souvenir que l’entreprise a pu lever 3,5 milliards de dollars en 2016 — à une époque où Dara Khosrowshahi n’était pas encore en poste — auprès du fonds souverain de l’Arabie Saoudite.
Par ailleurs, au sein de son conseil d’administration figure Yasir Al-Rumayyan, le directeur général de ce fameux fonds souverain. Axios ajoute que l’Arabie saoudite est aujourd’hui le cinquième plus gros actionnaire d’Uber. Selon Business Insider, ce fonds détient environ 73 millions d’actions, soit 4 % de l’entreprise. CNN place par contre ce fonds en quatrième position, avec 5,4 % de la société.
À l’époque, l’investissement saoudien dans Uber avait été abondamment commenté et critiqué, puisqu’il vient d’un pays qui interdisait encore il y a peu aux femmes de conduire, ce qui était d’une certaine façon une aubaine pour Uber : d’ailleurs, il était noté que 80 % des clients d’Uber en Arabie saoudite sont en fait des clientes. Selon Uber, son service opère à Riyad et Djeddah.
L’influence saoudienne dans la Silicon Valley
Au-delà du cas Uber, dont les liens avec l’Arabie saoudite sont de facto plus étroits, c’est l’influence plus globale de Riyad qui doit être interrogée, en particulier dans la Silicon Valley et dans le monde de la tech. Car le royaume wahhabite tisse sa toile depuis quelques années, grâce aux moyens immenses dont il dispose et qu’il mobilise à travers son Fonds d’investissement.
Un exemple ?
En 2016 a été mis en place le Vision Fund, un fonds d’investissement entre Softbank, un géant des télécoms au Japon, et l’Arabie saoudite. Ses moyens ? 100 milliards de dollars, dont 54 qui viennent du partenaire arabe. Malgré les polémiques qui entourent Riyad, et plus particulièrement le cas Jamal Khashoggi, la partie japonaise, représentée par l’homme d’affaires Masayoshi Son, juge qu’il est de sa responsabilité de maintenir ce partenariat au motif que cela permet, au final, de moderniser la société saoudienne.
Dans le New York Times, Anand Giridharadas, auteur d’un ouvrage intitulé Winners Take All: The Elite Charade of Changing the World, faisait observer en octobre 2018 que le fonds saoudien est devenu l’un des plus gros investisseurs de la Silicon Valley. Celui-ci est décrit comme ayant réussi à prendre des participations de plusieurs milliards de dollars dans des sociétés prometteuses — même s’il y aussi de spectaculaires ratés.
Pour l’écrivain américain, la Silicon Valley va devoir prendre position.
« Malgré des tentatives de polissage de son image […], l’Arabie saoudite reste un modèle de violation des droits de l’homme », dénonçait-il. Or Riyad, « en s’invitant de plus en plus dans nos commodités quotidiennes […] nous rend complices des actes du régime », ajoutait-il, en rappelant que les services et les produits de la Silicon Valley sont utilisés par des millions de personnes dans le monde.
« La Silicon Valley doit choisir son camp sur les questions du mensonge et de la vérité, de la lâcheté et du courage qui ont défini son œuvre. Fermer les yeux sur les violations des droits de l’homme en Arabie saoudite n’est pas un moyen de changer le monde », concluait-il, en référence à toute la sémantique que déverse en permanence les startups pour vanter à quel point ce qu’elles proposent est révolutionnaire pour l’humanité.
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