Il y a des débats qui reviennent sans cesse, telles des vagues solides et constantes qui viennent éroder un château de sable érigé, fragile, en bordure de mer. L’illusion de la neutralité dans l’univers de la tech et du jeu vidéo en est un.
La bâtisse chancelante, ici, est représentée par la reconnaissance, récente, du fait que la neutralité n’est qu’une construction universaliste, basée sur des critères subjectifs que l’on interprète, à tort, comme une sorte d’étalon incolore, inodore et inconséquent. Et les vagues, ce sont les mots de Tim Sweeney, le patron d’Epic Games, qui affirme, ce 12 février 2020, que les entreprises de jeux vidéo doivent être « des lieux neutres » et qu’elles doivent « se séparer de tout ce qui est politique ».
Comme si rien ne s’était passé depuis dix ans. Comme si la terrible controverse du GamerGate, et ses conséquences dramatiques sur la vie de nombreuses femmes, n’avait pas permis de se projeter au-delà de tels discours rudimentaires. Comme si un pas en avant devait toujours être suivi de deux pas en arrière.
« En ce moment, le monde est vraiment foutu. On vit dans un monde où votre affiliation politique détermine dans quel restaurant vous choisissez d’aller manger. Et c’est vraiment con. Il n’y a aucune raison de ramener ce genre de chose dans le monde du gaming », a enchaîné Sweeney. L’entrepreneur fait ici référence à Chick-fil-A, une chaîne de fast-food américaine critiquée pour ses dons importants à des associations anti-LGBT pendant des années.
Comment « divorcer » du politique quand tout est politique ?
En invitant les entreprises du jeu vidéo à « divorcer » des questionnements politiques (mais en acceptant tout de même que les jeux vidéo peuvent être engagés s’il s’agit d’une décision créative), Tim Sweeney fait l’erreur d’imaginer qu’une telle décision est, tout simplement, possible. Alors, certes, dans les faits, le goût d’un filet de poulet n’est pas altéré par les positions morales de celui qui le cuit. Il n’empêche qu’il n’est pas fondamentalement incohérent de considérer que donner de l’argent à cette entreprise revient, dans une certaine mesure, à financer ces investissements douteux, et donc qu’il y ait un intérêt à déterminer dans quel établissement se restaurer, en fonction de votre « affiliation politique ».
« Nous devons créer une séparation très claire entre l’Église et l’État… Les employés, les clients : tout le monde devrait pouvoir s’exprimer. Nous devons, en tant qu’entreprises, être loin de la politique… les plateformes devraient être neutres. » Pour le patron d’Epic Games, il y aurait une différence entre l’art lui-même (le jeu vidéo), les personnes qui y jouent et l’entreprise qui le crée — il l’a d’ailleurs précisé dans plusieurs tweets le lendemain. Pourtant cette frontière imperméable ne peut pas, mécaniquement, exister, sauf à se mettre des œillères pour éviter de réfléchir à sa propre responsabilité.
Le technologie n’est pas un marteau
Ce discours est d’ailleurs anachronique au vu de la manière dont l’univers de la tech et de la consommation culturelle, dans son ensemble, est très largement revenu de ce positionnement au cours des dernières années. Nous avons montré, à plusieurs reprises, combien Facebook s’est pris les pieds dans le tapis en se piégeant lui-même sur l’illusion de neutralité qu’il voulait donner (où l’entreprise s’est retrouvée à devoir assumer un double discours paradoxal concernant la propagation des fausses informations). D’autres comme Apple et Spotify sont également encore aux prises avec des considérations d’ordre politique et moral, qu’ils ont compris ne pas pouvoir ignorer.
« La technologie est comme un marteau. Il ne se soucie pas de savoir si vous l’utilisez pour construire une maison ou si un tortionnaire l’utilise pour fracasser le crâne de quelqu’un avec », se plaisait à dire Noam Chomsky. Ce discours simpliste — et que tant d’exemples sont venus depuis contredire — a été longtemps accueilli à bras ouverts dans l’univers de la tech, tant il semble « logique et rationnel », tant il rassure ceux qui se croient « neutres », et tant il évite de se poser les questions qui fâchent. À force de s’empiler sous leur paillasson, ces interrogations ont finalement matérialisé une si grosse bosse que les géants de la tech ont été contraints d’ouvrir les yeux. Aujourd’hui, l’équilibre reste fragile, mais rares sont les entreprises qui osent encore avancer sans sourciller que leurs décisions ne sont régies par aucun stimulus extérieur et n’ont aucun impact politique ni rôle social.
La tentation du raisonnement facile
« Les plateformes devraient être neutres » n’est tout simplement plus un postulat acceptable, tant il relève de l’aveuglement volontaire — et plus confortable que de se confronter à la complexité de la réalité. Et pourtant, ce discours séduit encore, par sa simplicité morale notamment. Il faut dire que ça sonne bien ; restons calmes et rationnels. C’est tentant. Restons neutres et modérés. Voilà qui donne envie. Surtout, soyons objectifs. Ne nous emportons pas. Tout irait mieux si nous ne voyions pas les couleurs. Le jeu vidéo n’a pas de genre. C’est comme une évidence. Qui pourrait s’opposer à une telle logique ? D’autant plus qu’au vu des nombreuses dérives qu’impliquent le déroulement des conflits sociopolitiques en ligne et sur les réseaux sociaux, il est mieux vu de se dire détaché, sans opinion, apolitique. D’imaginer que les résultats de recherches homophobes de Google sont « logiques » et « naturels »… jusqu’à ce que la multinationale elle-même reconnaisse qu’elle pouvait, finalement, changer quelque-chose.
Les affirmations susmentionnées prennent d’ailleurs du plomb dans l’aile lorsque l’on s’attarde sur par qui, et pour qui ont été faits les jeux vidéo depuis ses débuts — et combien la diversification de cet art est récente et lui permet de prendre une ampleur sans précédent. Une entreprise n’est pas une coquille vide, et son organisation est influencée au quotidien par son environnement — il n’y a qu’à voir combien de fois Epic Games a modifié son jeu phare Fortnite après les grognements des influents streameurs professionnels. Mais étrangement, Sweeney ne considère pas cela comme de « l’influence excessive venue de l’extérieur », à croire que le concept fantasmé de neutralité s’arrête aux portes du capitalisme.
Décider de ne pas agir est une décision politique en soi — l’entreprise française Tipeee l’a d’ailleurs récemment bien montré. En affirmant le contraire, Sweeney a montré qu’il n’a pas pris conscience de la responsabilité sociale, politique et morale qui incombe aujourd’hui aux entreprises, dans un système néolibéral qu’il a pourtant épousé sur tous les autres aspects.
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