L’affaire des vidéos intimes qui a mené à l’arrêt de la campagne de Benjamin Griveaux aurait existé sans les réseaux sociaux. C’est un fait difficile à admettre, tant le web social a été, depuis plusieurs jours, mis en avant comme la source de tous les maux. Où des hommes et des femmes politiques, mais aussi des avocats, relancent, depuis la mi-février et l’éclatement de la polémique concernant le candidat à la mairie de Paris, un débat stérile sur l’anonymat en ligne, tel un serpent de mer absurde, mais dont il semble impossible de se débarrasser définitivement.
« Internet, comme les plus grandes inventions de progrès, porte ses déviances que l’anonymat cautionne, comme la calomnie ou la diffamation », a par exemple lancé Bruno Bonnell, député LREM du Rhône. Pour Eric Woerth, député et ancien ministre Les Républicain, l’anonymat serait tout simplement « l’horreur ». Du côté de Plantu, spécialiste des dessins de presse un peu (dé)passés, les réseaux sociaux et l’acte de masquer son identité en ligne seraient à mettre… à la poubelle, car ils menaceraient la démocratie. Rien que ça.
Pourtant les images en question ne se sont pas propagées tant que cela à travers les réseaux sociaux traditionnels, et encore moins sous couvert d’anonymat.
Que s’est-il passé ? Le 12 février dernier, un site internet intitulé pornopolitique.com a diffusé plusieurs vidéos intimes à caractère sexuel, qu’il affirme avoir été tournées par le député LREM Benjamin Griveaux dans le cadre de correspondances privées consentantes. Deux jours plus tard, l’homme politique investi par le parti d’Emmanuel Macron a déclaré mettre un terme à sa course à la candidature à la mairie de Paris.
Comment ces vidéos intimes ont été partagées en ligne
Ces fichiers vidéos n’ont quasiment pas été partagés en dehors du site internet créé pour l’occasion : la majorité des internautes qui les ont diffusés (risquant ainsi 2 ans de prison) a simplement repris le lien vers pornopolitique.com (qui a depuis été suspendu), au lieu d’extraire les images en question pour les republier sur un réseau social. Numerama a vérifié, au moment des faits et au cours du week-end, qu’aucune vidéo n’avait été hébergée directement sur Twitter — des captures d’écran non censurées ont en revanche circulé.
Lorsque l’on retrace le cheminement de la propagation de ces vidéos, le constat est sans appel : c’est le partage de ce site par des personnalités publiques qui a largement contribué à leur viralité.
À 20 heures le 13 février, le site internet pornopolitique.com tournait en effet déjà largement dans les communautés médiatiques, notamment après avoir été diffusé par Zoé Sagan, un mystérieux compte tenu depuis des années par une personnalité (ou plusieurs) qui a construit sa réputation « d’autrice » en publiant des textes acerbes et piquants sur le petit milieu parisien. Très suivi par des journalistes et personnalités influentes de la politique, la communication et la culture, le compte a publié le lien vers pornopolitique.com dès mercredi 12 février à 17h30, ce qui en fait un des premiers à l’avoir partagé publiquement.
Ce n’est qu’une journée plus tard que le site s’est retrouvé ensuite partagé sur Twitter. La première personne à avoir publié un gazouillis contenant l’adresse pornopolitique.com à 17h19, n’est autre que Laurent Alexandre (suivi par 74 000 personnes), chroniqueur et ex-urologue, sur son compte personnel, avant que des anonymes ne le prennent dans les minutes qui ont suivi. L’homme dit aujourd’hui « regretter » son geste, prétextant avoir partagé le lien… sans avoir vu les images : « J’aurais évidemment dû lire la totalité de l’article et regarder les vidéos avant de relayer », a-t-il concédé à l’Obs. Les réseaux sociaux semblent ainsi bien moins en cause ici que l’utilisation que l’on fait d’eux, et l’absence de réflexion derrière le partage hâtif — et illégal — de vidéos intimes volées.
Une heure plus tard, c’est l’élu controversé Joachim Son-Forget (64 000 abonnés au compteur) qui a publié un lien vers le site en question — il se défend aujourd’hui de n’avoir pas « relayé des vidéos privées » sous prétexte d’avoir uniquement diffusé un lien vers le site internet, alors que dans les faits et légalement, cela revient au même.
Jusqu’à l’annonce de l’arrêt de la campagne de Benjamin Griveaux, aucun média n’avait publié d’article concernant le site pornopolitique.com, comme Numerama a pu le constater le 13 février 2020 au soir. Et ce, alors même que le site à caractère pornographique avait été partagé par Zoé Sagan depuis plus de 24 heures.
Sur la tristement célèbre rubrique 18-25 du forum jeuxvideo.com, où la majorité des internautes sont anonymes (bien qu’il s’agisse plutôt de pseudonymat, sauf pour ceux qui usent de protections supplémentaires pour ne pas être identifiables) les références aux vidéos n’apparaissent qu’aux alentours de 21 heures le 13 février 2020.
Alors, les vidéos à caractère sexuel attribuées à Benjamin Griveaux (à ce jour, il n’a pas confirmé officiellement qu’elles venaient de lui) auraient-elles pu être partagées massivement sans l’existence de Facebook ou Twitter ? Peut-être moins rapidement, certes. Mais le résultat aurait été similaire. Comme l’a souligné le journaliste Vincent Glad, des photos dénudées de la sportive Laure Manaudou avaient déjà été massivement diffusées en ligne, bien avant l’avènement du Web social tel qu’on le connaît aujourd’hui, en 2007.
Les raccourcis insupportables du « combat » contre l’anonymat en ligne
Au-delà de la critique des réseaux sociaux — qui peut évidemment avoir lieu d’être lorsqu’il s’agit de questionner les mécanismes de harcèlement de masse qu’ils favorisent —, la remise en cause de l’anonymat est une solution simpliste à un problème complexe.
Vous connaissez bien ces caricatures, celles que vous voyez apparaître de temps à autres sur votre fil Facebook, publiées par les membres de votre famille éloignée. Un enfant avec un ballon cherchant l’attention de ses amis, qui préfèrent leur smartphone aux activités en extérieur, un homme crucifié sur une tablette par clous-réseaux sociaux… Ces images censées provoquer un électrochoc ou « faire réfléchir » surfent généralement sur des clichés éculés sur l’abdication supposée de l’humain face à la technologie.
Les discours sur « l’horreur » de l’anonymat font comme un écho à ces miroirs déformants… sauf qu’il ne sont ici pas partagés par votre grande-tante sur Facebook, mais par les plus hauts dirigeants censés comprendre et représenter les intérêts des Français.
Rares sont ceux qui ont apporté de la nuance dans le débat — comme Cédric O, le nouveau secrétaire d’État au Numérique, qui a tweeté que lutter « contre la fin de l’anonymat (qui n’est souvent qu’un pseudonymat) est un mauvais combat, dangereux et probablement vain ». D’une, la différence entre anonymat et pseudonymat est importante : rares sont les internautes qui arrivent à être vraiment anonymes. Lorsque certains s’adonnent à des pratiques de harcèlement sous pseudo (comme ce fut le cas de jeunes hommes à l’encontre de la journaliste Nadia Daam, sur Twitter et sur le forum 18-25 de jeuxvideo.com), ils peuvent être retrouvés par les autorités, qui disposent de moyens pour les identifier — commencer par vérifier leur adresse IP est une des mesures.
Mais ce débat est d’autant plus absurde aujourd’hui que l’affaire Benjamin Griveaux n’a aucun lien avec l’anonymat en ligne. La seule personne — ou groupe de personne — concernée par ce questionnement est en fait Zoé Sagan, un pseudonyme qui a permis à quelqu’un, ou un collectif, de se créer une persona en ligne depuis des années, et de publier des écrits, comme c’est le lot de nombreux auteurs depuis des siècles. Sa publication, visible par ses nombreux abonnés, faisait d’ailleurs mention nommément de plusieurs personnes qui auraient contribué à rendre possible cette fuite de vidéos intimes, dont l’avocat Juan Branco et l’artiste Piotr Pavlenski, qui revendique, depuis le début, cette action en son nom propre.
Ces limites n’ont pas empêché de nombreuses personnalités politiques, ou éditorialistes peu informés, de s’emporter toujours plus loin dans des associations d’idées douteuses. Ainsi Olivier Véran, tout nouvellement nommé ministre de la Santé en remplacement d’Agnès Buzyn chargée de reprendre à la hâte la campagne de Benjamin Griveaux, a-t-il étrangement sous-entendu ce 18 février qu’il y avait des avantages à la censure chinoise des réseaux sociaux dans le cas de la gestion de la crise liée au coronavirus : « La Chine a une capacité de réactivité qu’ils ont pu démontrer (…) Elle a pris ses responsabilités en prenant des mesures de confinement et d’isolement très rapidement. Je ne suis pas sûr qu’il serait possible de réaliser ça dans un pays où les réseaux sociaux seraient ouverts… Mais en tout les cas, la Chine a un système sanitaire.»
La formulation semble plus maladroite qu’autre chose : le nouveau ministre n’a pas l’air de mettre en avant cette censure comme une solution, mais plus comme une nuance à son constat assuré de l’« efficacité chinoise » (qui est d’ailleurs remise en question). En revanche, cette petite phrase montre combien « les réseaux sociaux » sont, encore et toujours, considérés comme un frein ou problème au bon déroulement d’une société. Une sorte de coupable idéal qui permet à certains, au fond, d’enfouir sous le tapis les véritables enjeux (éducation aux bases de l’hygiène numérique, contrôle et protection des données personnelles, sécurisation des plateformes).
Et de se rassurer sur un manque flagrant de compréhension d’un monde qui, désormais, les dépasse.
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