Le rêve de l’ordinateur quantique flotte depuis des décennies dans la recherche en informatique. Une telle machine pourrait résoudre certains problèmes à une vitesse immensément plus élevée qu’un supercalculateur classique. De quoi produire de puissants algorithmes, simuler des modèles complexes, ou rendre obsolètes la plupart des protocoles de chiffrement actuels.
À l’automne 2019, ce rêve a franchi un pas de plus vers la réalité lorsque Google a annoncé en grande pompe avoir atteint la « suprématie quantique ». Son exploit contesté ? Un ordinateur ayant mis 2 minutes à réaliser une tâche qui aurait apparemment pris 10 000 ans sur un « superordinateur de pointe ». Malgré ces avancées, très peu de chercheurs travaillent sur les implications politiques de ces technologies émergentes.
Parmi eux, James Der Derian, directeur du Project Q à l’université de Sydney. Ce politologue américain s’est longtemps intéressé au rapport de l’armée à la technologie, et son livre Virtuous War est devenu un classique en sécurité internationale. Car les militaires s’intéressent de près au quantique, et c’est sur cela qu’il nous livre ses réflexions lors d’un entretien.
Dites bonjour aux atomes de Rydberg
Tous les ordinateurs sont faits de portes logiques, qui manipulent de l’information sous forme de 1 et de 0 (les bits). Dans un ordinateur quantique, ces portes sont faites d’atomes un peu particuliers : les atomes de Rydberg. Généralement en rubidium, ceux-ci ont des électrons hautement excités, qui orbitent très loin du noyau et sont très sensibles aux champs électromagnétiques.
Dans l’infiniment petit où interagissent les atomes de Rydberg, les lois quantiques font que les bits se trouvent dans une « superposition » d’états entre 1 et 0, et s’emmêlent les uns avec les autres. Ces qubits contiennent beaucoup plus d’information que des bits normaux. Mais ils sont aussi très fragiles et ne supportent pas le contact avec le monde macroscopique, ce qui rend les ordinateurs quantiques difficiles à fabriquer.
L’informatique quantique est globalement très prometteuse pour tout ce qui touche à l’analyse du big data, la coordination d’objets connectés, l’optimisation (résoudre le problème du voyageur de commerce, alias « quel trajet pour livrer le plus de colis Amazon en le moins de temps possible »), ou encore la simulation de modèles climatiques ou pharmaceutiques.
L’application la plus médiatisée concerne sans doute la cryptographie. D’un côté, un message quantique chiffré ne peut pas être espionné sans être détruit par le phénomène de décohérence. De l’autre, les ordinateurs quantiques sont très efficaces pour attaquer les protocoles actuels de chiffrement.
Cela soulève des inquiétudes quant au fait que la Chine ou la NSA puissent épier encore plus de données tout en gardant des canaux sécurisés pour eux. Cependant, James Der Derian considère que « certains exagèrent cette crainte par intérêt politique. L’histoire de la cryptographie a toujours été une compétition, avec des hauts et des bas ».
Technologies militaires et « guerres vertueuses »
Pour les militaires comme pour les autres, les applications du quantique sont encore loin. Mais les technologies de pointe entretiennent déjà une relation étroite avec les armées modernes. Cette symbiose s’est accélérée avec la fin de la Guerre froide et les années 1990 — avec des conséquences auxquelles on ne s’attend pas forcément, et que le quantique promet d’amplifier.
Celles que James Der Derian appelle les « technologies virtuelles » ont deux grands effets sur la conduite de la guerre. Elles permettent d’abord de combattre de loin, sans mettre en danger ses propres troupes. « On peut faire s’effondrer les distances et mener des guerres avec moins de victimes — du moins du côté qui a la technologie, vu que personne ne compte les corps dans le camp d’en face », ironise-t-il.
Cela va de l’avion de chasse, difficile à abattre, aux drones pilotés depuis la sûreté du sol américain. Les bombardements aériens de l’OTAN sur la Yougoslavie en 1999 n’ont fait que deux victimes accidentelles du côté otanien, contre environ 1 000 soldats et 500 civils yougoslaves tués. Sous l’administration Obama, les frappes de drones au Yémen ou au Pakistan sont devenues des moyens tristement célèbres de faire la guerre sans en dire le nom.
Des guerres propres, pleines de bons sentiments et pliées d’avance
La prochaine étape dans le perfectionnement des drones serait de les faire voler en essaims coordonnés, comme la DARPA le teste déjà avec de l’informatique classique. Les ordinateurs quantiques permettraient de les faire passer à la vitesse supérieure. Plus manœuvrables et à terme moins coûteux que les appareils actuels, ils pourraient protéger l’infanterie humaine, voire la rendre moins nécessaire.
Ces drones ne serviraient pas qu’à frapper directement, mais aussi et surtout à récolter autant d’informations que possible sur l’état du terrain. Voilà le deuxième versant des technologies virtuelles : lever le « brouillard de la guerre » pour prédire autant que possible les mouvements de l’ennemi et y réagir de façon optimale.
Entrent alors en jeu les capteurs quantiques. Vous vous souvenez des atomes de Rydberg, ces briques de base de l’ordinateur quantique sensibles aux champs électromagnétiques ? En octobre 2018, l’U.S. Army Research Laboratory les a utilisés pour mettre au point une antenne, capable par exemple d’écouter les communications de l’adversaire sans les perturber — et ainsi sans révéler sa propre présence indiscrète.
Ces effets combinés des technologies militaires ont une funeste conséquence : « l’orgueil ». Portés par ce « deus ex machina » qui promet de les rendre « omniscients et omnipotents » sur le champ de bataille, les États se persuadent de pouvoir mener des guerres propres, pleines de bons sentiments et pliées d’avance. Et « entrent plus facilement en guerre », argumente le chercheur en évoquant les interventions en Irak, Syrie et Afghanistan.
Bienvenue dans la simulation
Dans ces guerres à la fois vertueuses et virtuelles (les deux mots ont la même étymologie), « c’est la même technologie qui permet de simuler et d’exécuter la guerre », remarque James Der Derian. Les militaires assurent ainsi leur entraînement avec des « jeux de guerre » qui évoquent des jeux vidéo grandeur nature, que l’informatique quantique promet de rendre encore plus réalistes grâce à sa puissance de simulation.
Mais comme le disaient déjà les stratèges allemands du 19e siècle, « aucun plan ne résiste à la première rencontre sur le champ de bataille ». Les réflexes bien rodés des soldats sont en décalage avec la réalité du théâtre d’opérations. James Der Derian se rappelle « le nombre de fois où j’ai vu des gens revenir d’Iraq ou d’Afghanistan en disant d’un air sidéré, « la vache, ça ne ressemblait pas du tout au jeu de guerre »… ».
Et parallèlement, la guerre elle-même semble aussi se changer en simulation. C’est un peu l’idée de la network-centric warfare (NCW), doctrine américaine née des années 1990 et voulant intégrer toutes les technologies militaires dans une sorte de grande machine de guerre. Dans cette optique, l’informatique quantique pourrait servir à automatiser les réponses des équipements à divers signaux sur le champ de bataille.
Le rôle des humains dans le système diminue alors progressivement. Der Derian avait à l’époque interrogé le vice-amiral Arthur Cebrowski, à l’origine de la NCW (PDF) : « c‘est comme si vous vouliez tout automatiser, avec les capteurs branchés aux armes. Voulez-vous vraiment enlever l’humain de la boucle ? » La réponse de l’officier : « le plus tôt sera le mieux ».
Au-delà des problématiques liées aux robots tueurs, cela réduit le temps de réflexion des humains pour décider comment réagir à une offensive. « Avec les missiles intercontinentaux dans la dissuasion nucléaire, on avait au moins 30 minutes pour délibérer », rappelle le politologue. La machine de guerre quantique pourrait réduire ce temps « à quelques minutes ».
On entrerait dans une ère où « chaque nouvelle technologie inclut un accident intégré », sans que les humains puissent reprendre les manettes pour éviter la catastrophe. Pas très rassurant lorsque l’on se rappelle les épisodes de la Guerre froide, teintés d’un air de Docteur Folamour, où les systèmes nucléaires américains avaient cru voire une attaque soviétique là où il n’y avait que… « un vol d’oies ou la lune qui se lève ».
Adieu la dissuasion nucléaire ?
En parlant de bombe, qui aurait cru que les technologies quantiques rouvriraient la porte au risque d’une guerre nucléaire ? James Der Derian rassure : ce n’est pas pour demain, mais il faut quand même s’en préoccuper. Le pépin vient de nouveau des capteurs quantiques, qui pourraient débusquer sous-marins nucléaires et avions furtifs.
La gravité terrestre fluctue en fonction de la densité de la matière située sous nos pieds. Les gravimètres, hautement améliorés en version quantique, profitent de cela pour suivre des mouvements souterrains de matière, par exemple du magma dans un volcan. Mais ils pourraient aussi détecter les sous-marins tapis au fond des océans et espionner leurs trajectoires secret défense.
Les capteurs quantiques débusqueraient sous-marins et avions furtifs
Du côté des avions, les radars normaux fonctionnent en envoyant dans le ciel des photons (en l’occurrence, des ondes radio) et en attendant qu’ils rebondissent sur un objet et soient renvoyés à l’émetteur. Mais les appareils furtifs, du fait de leur forme et de leur peinture, absorbent ces photons et les dévient dans tous les sens.
Ce petit tour ne marche pas avec les radars quantiques. Ceux-ci fonctionnent avec des paires de photons intriqués : un photon est envoyé à l’extérieur tandis que l’autre est gardé dans le radar. Si le premier photon est absorbé par un avion furtif, cela se voit sur le comportement de son jumeau intriqué.
Tout cela est fort fâcheux pour la dissuasion nucléaire, et voici pourquoi. Imaginons que la Bordurie et la Syldavie se soient dotés de l’arme nucléaire. Les deux pays ont leurs armes organisées en « triade », c’est-à-dire qu’ils peuvent à tout moment lancer des têtes nucléaires depuis le sol (missiles intercontinentaux), les airs (bombardiers furtifs), ou la mer (sous-marins nucléaires).
Mettons que la Bordurie veuille anéantir la Syldavie par des frappes nucléaires massives. L’armée bordure pourrait, grâce aux services de renseignement, localiser et détruire les sites de lancement des missiles nucléaires syldaves avant qu’ils ne puissent riposter. Mais la triade syldave aurait encore deux pieds, les bombardiers et les sous-marins, pour détruire la Bordurie en une contre-attaque nucléaire.
La Bordurie est ainsi dissuadée d’attaquer la Syldavie… jusqu’à ce qu’elle s’équipe en capteurs quantiques. Elle pourrait alors repérer et détruire les deux autres pieds de la triade, et ainsi annihiler la Syldavie sans craindre de représailles nucléaires. La dissuasion est rompue, et le spectre de la guerre nucléaire ressurgit.
Pour éviter cela, et à défaut d’un désarmement nucléaire total, mieux vaudrait selon Der Derian opter pour la « dissuasion minimale ». Ce serait un retour à « quelque chose de prévisible et transparent comme dans les années 1950 : des avions lents, pesants et assez visibles, au lieu de quelque chose qui frapperait une cible en moins de dix minutes ».
C’est sur ce genre de réponses que le chercheur veut travailler avec ses collègues. « La science tend à fonctionner de manière coopérative, jusqu’à ce qu’elle se retrouve mélangée à des controverses et des conflits politiques », constate-t-il. « On essaye de trouver des normes et des lignes de conduite ».
Et il faut réfléchir sur le quantique au-delà des seules sciences dures. « Allons chercher les philosophes, les écrivains, les poètes qui ont l’imagination », exhorte Der Derian. « La grande défaillance qui a permis le 11-septembre n’était pas celle du renseignement », dont les multiples avertissements n’avaient pas été entendus, « mais de l’imagination » qui n’avait pas su visualiser le meilleur comme le pire.
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