En février 2019, j’ai cosigné avec Perrine Signoret deux enquêtes sur l’affaire dite de la « Ligue du Lol » (LDL). J’étais journaliste et rédactrice en chef adjointe du site Numerama depuis près d’un an. Perrine a depuis quitté Numerama, mais a publié son témoignage sur le sujet, la manière dont elle a travaillé et dont elle l’a vécu. Vous pouvez le lire ici, car il est important.
Nous ne nous sommes pas coordonnées, pourtant nous avons commencé à rédiger des textes à peu près au même moment cette semaine, sans nous le dire. Cet édito n’est donc pas un rebond à son texte, mais le résultat d’un long questionnement. Je lui ai toutefois fait relire avant publication.
Plusieurs médias m’ont contactée pour aborder le sujet de la Ligue du Lol au fil des derniers mois, pour connaître mon avis sur le traitement médiatique en général et pour parler, aussi, de notre travail, mélangeant parfois un peu les deux. Je n’ai pas pris la parole publiquement sur le sujet. Cela ne m’a pas empêché de nourrir de longues réflexions sur le sujet sur cette dernière année, de m’entretenir a posteriori avec plusieurs membres de la LDL, de me questionner sur notre impact et notre responsabilité.
Je pense que l’affaire de la Ligue du Lol était un sujet important qu’il fallait traiter. Je pense aussi que l’affaire a complètement débordé, notamment lorsqu’elle a commencé à être reprise par des médias, plus puissants, peut-être moins consciencieux, qui ont, à grand coup d’erreurs et de généralisations, contribué à créer une narration qui a débordé le cadre des faits.
Pourquoi Numerama a décidé d’enquêter sur la Ligue du Lol
Vendredi 8 février 2019 au soir, juste après la parution de l’article de CheckNews (Libération), j’ai pris la décision de commencer à enquêter sur le sujet, après en avoir parlé à mon rédacteur en chef. J’ai travaillé à partir du vendredi soir et pendant trois journées très longues et intenses, jusqu’à la publication de notre premier article, le lundi soir aux alentours de 21h30. Avec Perrine, qui a travaillé avec moi à partir du lundi matin, et ensuite à plein temps sur le deuxième article, nous avons recueilli plus d’une vingtaine de témoignages et plus d’un millier de captures d’écran, que j’ai toujours en ma possession.
Un sujet existait-il ? Oui. Replongez-vous dans le contexte.
D’un côté, des dizaines de personnes témoignent de faits de harcèlement à leur encontre et mentionnant plusieurs harceleurs présumés qui auraient fait partie d’un même groupe. De l’autre, en moins de 48 heures, une dizaine de personnes, certaines étant des personnalités publiques (des journalistes très suivis en ligne) publient des messages d’excuses très solennels, pour certains très intenses, admettant avoir fait partie d’un mystérieux groupe, et regretter leurs agissements. Il y a des expressions fortes comme « je suis prêt à accepter la force de la loi » ou encore le fameux « j’ai créé un monstre » L’ampleur de ces prises de parole est sans précédent, et impossible à ignorer.
Comment Numerama a enquêté
Comme pour toutes nos enquêtes, Numerama a suivi le même fonctionnement méthodique : recueil de témoignages de victimes présumées, recoupage des informations par d’autres sources, apport de contexte (de personnes qui ne font pas partie de la LDL et parlent de la fameuse « ambiance de l’époque sur Twitter », même si elle n’était pas partagée par tous les internautes), recherche et archivage de preuves en ligne, respect du contradictoire en contactant les personnes mises en cause nommément dans l’article.
Nous nous étions partagé la charge de contacter la dizaine de membres de la Ligue du Lol cités dans notre article, et au travers de ces envois de messages, nous avons manqué de contacter personnellement l’un d’entre eux. Dans notre article, il était nommé par un témoin comme faisant partie de « la bande » de la LDL. Il avait admis ce fait dans un tweet public, mentionné bien sûr dans l’article, mais, par principe, il aurait fallu qu’il reçoive, comme les autres, un message à ce sujet. Nous nous sommes rendu compte plus tard que chacune pensait que l’autre le faisait. Ce n’est pas une excuse ; c’est un tort. Parmi la dizaine d’autres contactés, ils ont quasiment tous répondu — certains pour répondre ouvertement, d’autres pour dire qu’ils ne souhaitaient pas parler.
Les journalistes qui travaillent sur des enquêtes le savent : ce que l’on publie représente souvent moins de 50 % de ce que l’on a recueilli au total au fil de l’enquête. En ce qui concerne Numerama, l’affaire de la Ligue du Lol suit cette règle. Nous avions beaucoup de « matière », témoignages, captures d’écran, qui n’a pas été publiée. Nous avons vérifié et fait confirmer plusieurs fois des témoignages et des accusations, en prenant le temps de comprendre qui étaient les témoins, d’où ils et elles parlaient et quelles étaient leurs relations avec les membres mis en cause. J’ai entendu de nombreux récits de personnes en souffrance, qui ont souffert et qui souffrent encore. Qui se demandent encore pourquoi ils ou elles ont été ciblées en particulier, gratuitement. Certaines ont peur de reprendre la parole, comme si on enfouissait à nouveau leur histoire dans le sable.
Aujourd’hui, il serait dommageable que les questionnements nécessaires — et qui vont faire du bien à toute la profession — à la manière dont on pratique le journalisme éclipsent la souffrance et les faits, avérés, de harcèlement de certaines personnes par des membres de ce groupe. Si les médias sont capables de porter un regard critique sur leur travail, le récit d’une hallucination collective est trop grossier pour être accepté tel quel.
Faut-il publier des noms ? Le besoin urgent d’une réflexion commune
Nous avons choisi dès le départ de publier les prénoms et noms des protagonistes uniquement dans trois cas : une prise de position publique (leurs mots d’excuse publiés sur Twitter, notamment), une réponse en leur nom propre à Numerama, et une prise de décision de leur employeur comme conséquence directe de cette affaire (mise à pied, suspension, etc.), et que nous avions vérifiée auprès des employeurs en question.
Il a toujours été hors de question d’ajouter un lien vers la liste anonyme qui circulait sur les réseaux sociaux et contenait des noms de membres présumés de la LDL sans aucun contexte ni possibilité de remonter à sa source. D’autres l’ont fait, et ont commis une erreur.
Aujourd’hui, je pense que la décision de publier un nom dans un article doit être encore mieux encadrée, déontologiquement et moralement. Et nous allons le prendre en compte pour nos prochains articles. La règle numéro 3 (« une prise de décision de leur employeur ») est, pour moi, un fait objectif : des employeurs ont décidé, à cause de cette affaire, de prendre des décisions graves à l’encontre de leurs salariés. La prise de décision devient une information importante. Toutefois, l’effet de « l’image de groupe » (notamment à cause des titres d’articles, parfois réducteurs et maladroits), doublé de la « culpabilité par association », peut avoir des conséquences négatives, même si aucun fait de harcèlement n’est adossé à la personne dans l’article.
C’est un vrai sujet. À refaire, je pense que les articles n’avaient pas besoin des noms de famille de ces personnes pour garder leur substance.
Apprendre aux journalistes à faire des erreurs
La question de la publication d’un nom complet dans un article de site d’information en ligne n’est jamais abordée en école de journalisme. Tout comme le fait de se tromper, d’apprendre à gérer ses erreurs, de savoir publier un démenti, de mettre à jour un article en indiquant clairement à ses lecteurs et lectrices ce qui a été modifié, et à quelle date. Ce sont des choses que l’on apprend sur le tard, avec, lorsqu’on a de la chance, des mentors qui prennent la mesure de la responsabilité personnelle et professionnelle que l’on engage à la publication de chaque article en ligne. D’autres ne sont jamais formés à cette prise de responsabilité.
Publier un nom n’a pourtant pas les mêmes conséquences qu’il y a 15 ans, lorsqu’un patronyme apparaissait dans un article de presse papier. Aujourd’hui, le fonctionnement du web est malheureusement centralisé : la majorité des Français passent par Google pour effectuer une recherche. La page principale du moteur de recherche présente une agrégation de résultats hybrides : les articles de presse y sont intercalés entre des profils de réseaux sociaux, des pages de noms de société, des pages de contact d’entreprises… Il n’existe pas de séparation perméable.
Le web a ceci de fascinant qu’il donne à la fois l’impression qu’une information en chasse une autre en quelques secondes, et en même temps que tout y est gravé dans le marbre pour l’éternité. Le poids de la responsabilité qui nous incombe est vertigineux.
Et maintenant ?
Lorsque nous avons publié notre premier article, personne ne pouvait imaginer l’ampleur que la « Ligue du Lol » allait prendre. Mais en voyant les reprises dans les médias traditionnels, puis la télévision, j’ai compris que le sujet allait partir dans tous les sens. J’ai compris, aussi, que nous serions peu à comprendre le sujet dans son ensemble, avec ses nuances et les débats qu’il soulève.
D’une, parce que le sujet à l’origine, nébuleux, complexe et aussi, très « internet », allait forcément pousser les médias plus « traditionnels » à faire des raccourcis pour parler au grand public (le terrifiant nom de « Ligue du Lol » n’a pas aidé), et risquaient de facto de dénaturer les faits et amplifier l’ampleur de la responsabilité de certains membres de la LDL. De deux, car de nombreux médias (ou des sites internet qui ne font pas vraiment du journalisme, mais ont une force de frappe importante) ont commis des erreurs : partager l’adresse de la liste anonyme des membres supposés de la LDL, ne pas s’entretenir avec les personnes accusées, relayer des curieux témoignages de personnalités publiques sans les vérifier. J’espère que depuis, ils et elles ont nourri une autocritique qui leur permettra de ne plus les reproduire. Ces erreurs méthodologiques, qui sont fréquentes bien au-delà de cette affaire, sont d’autant plus graves qu’elles sont aujourd’hui brandies comme des raisons suffisantes pour balayer toutes les paroles des victimes.
J’ai beaucoup lu et relu nos enquêtes sur Numerama. Si certains détails pourraient être revus et améliorés, l’ensemble est cohérent, appuyé de preuves concrètes, de témoignages recoupés et de beaucoup, beaucoup de précautions. Nous n’en tirons aucune conclusion morale, et ne faisons aucun appel à une quelconque réaction des employeurs des membres de la LDL.
De leur côté, les entreprises qui ont pris des décisions à l’encontre de leurs employés devront s’en expliquer devant les tribunaux, pour les cas où il y a eu des plaintes. Nos deux articles, précis et nourris, ne sont pas responsables de la manière dont ils ont été utilisés — certains confrères sont d’ailleurs revenus sur des cas spécifiques troubles. Il est en revanche intéressant de noter que la défense de certains (« j’ai toujours été comme ça publiquement, alors pourquoi me vire-t-on maintenant »?), cyniquement valable, met le doigt sur un autre questionnement qui n’a été que peu traité : le soutien, la valorisation ou l’aveuglement volontaire de certaines hiérarchies devant des comportements toxiques, qui n’ont écouté les plaintes que lorsque le « bruit » de la foule est devenu insoutenable pour leur réputation.
Depuis février 2019, des femmes et des hommes membres de la Ligue du Lol ont été harcelés, ont reçu de nombreuses menaces, parfois de mort. C’est un fait qu’il faut condamner avec force. Il est d’ailleurs de plus en plus mis en avant, dans les médias ou dans les longs témoignages Medium. Ce fait peut être reconnu sans que le fond de nos articles ne soit altéré. Personne ne mérite d’être cyberharcelé, point.
Tout le monde craint d’être annulé
La phrase « les preuves manquent, les témoignages restent », apparue dans le premier article de CheckNews, a été beaucoup partagée comme un aveu d’échec. Je ne suis pas d’accord avec Libération. D’une, parce que les preuves étaient bien là, et nous en avons retrouvé énormément. De deux, les témoignages, recoupés, nuancés, approfondis, sont des preuves, au même titre qu’une capture d’écran, vérifiée et remise dans son contexte. Cette phrase, que je trouve étrange, instaurerait une sorte de hiérarchie des preuves, alors que l’on sait combien les enquêtes de « société », surtout celles qui parlent d’effets de groupe, de cyberharcèlement, de mécanismes systémiques, d’oppression, sont épineuses à mener. Numerama continuera de mener ce genre d’enquêtes, d’écouter les victimes, protéger ses sources et de faire un travail méthodique de vérification.
Aujourd’hui, ce « retour » (ou backlash) de l’affaire de la Ligue du Lol, qui arrive assez naturellement un an après les premiers articles, trouve un écho important, car il appuie là où l’on a envie d’avoir mal. Il appuie sur notre fatigue et notre peur. Il vient mettre au jour un sentiment ambiant palpable de trop-plein généralisé (de nos jours, qui ne déteste pas Twitter ?), d’emballement permanent qui nous éreinte. Un « on peut plus rien dire » hurlé à pleins poumons dans une Fury Room, une peur panique, ou plutôt, une certitude, que chacun·e sera un jour « cancelled » à son tour — bien que l’annulation, comme en politique, semble avoir des durées variables en fonction des profils concernés. Alors, on est pris d’une sincère empathie, d’un furieux besoin de nuance, d’appel au calme, de se rassurer sur sa propre « objectivité », pour faire cesser le bourdonnement et tenter de reprendre prise, et lutter contre l’envie de tout envoyer valser, les yeux révulsés et le burn-out logé au creux de la gorge.
La conséquence directe ne doit pas être négligée, car elle et aussi implacable que désolante ; l’indignation est désormais considérée comme obscène. Il est mal vu de s’emporter, il est jugé dangereux de combattre les injustices avec trop de force et d’émotions. Je le redis ici : personne ne mérite d’être harcelé, et ces méthodes détestables ont vraiment été utilisées, et le sont encore, par des internautes de tous les bords politiques et militants. Mais il est étrange de balayer d’un revers de la main le fait que la « cancel culture » ait été, pendant un moment, le seul outil de certain·e·s pour répondre à des oppressions insurmontables. L’indignation est désormais forcément mauvaise, sale ; on l’aborde avec méfiance et froncements de sourcils. S’indigner, c’est forcément se discréditer. Ce dédain pèse aujourd’hui sur les personnes les plus fragiles, les moins privilégiées, celles qui n’avaient pas l’habitude d’être écoutées et entendues, et à qui on a repris le bâton de la parole presque aussi vite qu’on leur avait donné.
Je ne me suis pas exprimée sur le sujet de la Ligue du Lol pendant un an, car je considérais que notre seul travail était de fournir une enquête avec des informations vérifiées. Aujourd’hui, je réalise que nous ne pourrons pas avancer seuls, chacun sur notre site, à se renvoyer la balle : une autocritique est importante, mais une responsabilisation collective est nécessaire, avec la mise en place de réelles « bonnes pratiques déontologiques » que l’on pourrait se partager collectivement, être corrects avec ses confrères et consœurs, s’entraider pour réaliser notre mission : servir les lecteurs et lectrices.
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