Sur le pistage numérique pour lutter contre la propagation du coronavirus, l’heure est à la cacophonie au sein du gouvernement. Alors que cette perspective était écartée le 1er avril par le Premier ministre lors d’une audition devant les membres de l’Assemblée nationale, en évoquant l’absence d’outils juridiques adéquats, le sujet est revenu sur la table le 5 avril, avec une déclaration du ministre de l’Intérieur.
Notant que «le tracking fait partie des solutions retenues par un certain nombre de pays », Christophe Castaner a jugé que « c’est un outil qui sera retenu et soutenu par l’ensemble des Français », s’il permet de lutte contre le virus et s’il respecte les libertés individuelles. Le 26 mars, pourtant, il assurait que « ça n’est pas notre souhait […] Je crois que ce n’est pas la culture française ».
Comme pour l’enjeu du port du masque, assiste-t-on à une inflexion de la doctrine gouvernementale ?
En tout cas, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) entend participer à cette réflexion. À travers son jeune comité pilote d’éthique du numérique, mis en place fin décembre et qui pourrait être pérennisé au-delà de 2021, le CCNE vient de partager ses « réflexions et points d’alerte sur les enjeux d’éthique du numérique en situation de crise sanitaire aiguë ».
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le suivi des personnes par des outils numériques ouvre plus de problèmes qu’il n’en résout.
D’abord, parce que le choix de telle ou telle méthode de suivi n’implique pas les mêmes problématiques. La CCNE liste dix solutions, qui peuvent cependant se combiner :
- la géolocalisation des smartphones (et des appareils connectés) ;
- la géolocalisation via des services en ligne (réseaux sociaux, moteurs de recherche, sites, publicités) ;
- la détection de la proximité via une application installée sur des smartphones (via Bluetooth par exemple) ;
- la vidéosurveillance (caméras, drones, robots) couplée éventuellement à la reconnaissance faciale ;
- l’usage des cartes bancaires ;
- les données d’activité des smartphones et des accès à Internet ;
- les données de consommation électrique ;
- les données de santé obtenues via des appareils médicaux connectés ;
- les données de santé récupérées via les services de soin ;
- l’observation aérienne par drone ou satellite.
Certes, d’un point de vue strictement opérationnel, « la collecte et le traitement des données personnelles, quelles que soient leurs sources, pourraient être utiles pour assurer un suivi efficace de la crise », admet en préambule l’instance. En exploitant ces informations, l’on pourrait identifier les personnes à risque, pour les alerter, pour modéliser la pandémie ou encore ajuster les politiques publiques et la prévention.
Risques d’arbitraire, de stigmatisation de mésusage
Cependant, la stricte efficacité, réelle ou supposée, des outils de pistage n’est pas la seule variable à prendre en compte. Les effets néfastes qu’entraînent ces dispositifs doivent aussi être inclus dans l’équation, selon la stratégie retenue. Car si telle mesure n’a qu’un impact modéré sur les libertés fondamentales, telle autre peut constituer une atteinte excessive par rapport au but poursuivi.
L’un de ces risques, justement, est de constater que cette collecte ne colle plus aux finalités énoncées au départ.
« La collecte et le traitement des données afin d’assurer le suivi pourraient également présenter un important risque d’arbitraire, notamment de mésusage, d’extension d’accès ou d’élargissement des finalités, que ce soit par les pouvoirs publics ou les acteurs privés (usage policier menant à des contrôles excessifs, contrôle par l’employeur, utilisation par les assureurs, etc.) », met en garde le comité.
Des limites techniques pourraient aussi être un problème : « la précision des données et les méthodes de traitement sont toutefois susceptibles d’induire des erreurs d’interprétation, par exemple des faux négatifs ou faux positifs », est-il relevé. Il faudrait prévoir une voie de recours et la possibilité de signaler une erreur. En cas d’adhésion volontaire, le retrait et la suppression des données doivent être prévus.
« Un risque de discrimination sociale »
L’adhésion volontaire poserait moins de problèmes, mais il ne serait pas aussi efficace qu’un suivi général. Un pistage dont le caractère serait obligatoire, avec la nécessité pour les individus de rester connectés en permanence, pourrait « produire un effet inverse à celui qui est visé », prévient ainsi le CCNE, en générant « des comportements de désaccord », comme une déconnexion pendant les déplacements.
Autre danger, une fracturation de la société : « Un risque de discrimination sociale, voire de stigmatisation, peut émerger envers les personnes signalées par les applications de suivi. Ce risque concerne également les personnes qui n’ont pas adhéré aux mesures de suivi ». D’ores et déjà, on fait face à un risque d’invisibilisation et de déshumanisation de jobs plus exposés, comme les livreurs et les coursiers.
Désaccord dans la majorité
Mais avant de fracturer la société, le suivi numérique des personnes au nom du combat sanitaire contre le coronavirus pourrait surtout fracturer la majorité présidentielle. Sur les réseaux sociaux comme dans les médias, plusieurs élus de La République en marche, à l’image d’Éric Bothorel, Sacha Houlié, Stéphane Séjourné ou encore Pierre Person, ont fait part de leur hostilité à des mesures excessives.
Dans une tribune au Journal du Dimanche, Sacha Houlié interroge ainsi : « Sommes-nous prêts à copier tous les modes de vie parce qu’ils sont prétendument efficaces ? Sommes-nous prêts à travestir le fondement de nos sociétés européennes à la première difficulté ? […] Même consentie, la collecte des données aux fins de suivi est condamnable et l’on sait depuis longtemps que la servitude peut être volontaire. Et quand la peur frappe à la porte, qui peut croire que l’expression du consentement n’est pas viciée ! […] Faire croire aux Français qu’il pourrait y avoir un tracking vertueux est, de mon point de vue, un mensonge ».
« Il n’est pas démontré que l’utilisation de nos données personnelles offrirait des résultats plus probants pour étudier la propagation du virus. Abandonner l’éthique et imiter les régimes autoritaires serait une faute pour nos démocraties », abonde Stéphane Séjourné sur Twitter. Quant à Pierre Person, numéro deux de LREM, cette solution est aussi une impasse : « que des dirigeants au centre de l’échiquier politique ouvrent cette brèche alors qu’elle peut conduire à une accoutumance de nos sociétés à des régimes illibéraux contrevient à ce que nous sommes ».
Si une solution de suivi est effectivement mise en œuvre, le vote d’une loi spécifique sera nécessaire, pour donner à la France les outils juridiques adéquats qui, d’après le Premier ministre, lui manquent. Il reste néanmoins à savoir si le parlement suivra : alors que la majorité paraît divisée, d’autres élus ont averti qu’ils seraient intraitables vu les atteintes disproportionnées sur les libertés individuelles.
Quant à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), si elle admet qu’il convient de « faire preuve de pragmatisme » et « d’être en phase avec la réalité du contexte sanitaire », cela ne veut pas dire que ça autorise à enjamber les principes de la protection des données. Au Monde. sa présidente, Marie-Laure Denis, plaide pour une solution qui soit la plus sobre en collecte de données.
Et de mettre en garde sur le mirage du solutionnisme technologique : « Il faut se garder de penser qu’une application va tout résoudre, même si les nouvelles technologies peuvent contribuer à une sortie sécurisée du confinement, dans le cadre d’une réponse sanitaire plus globale ». Dans certains pays d’Asie comme Singapour, Hong Kong ou la Corée du Sud, l’épidémie n’est pas vaincue, malgré un fort pistage.
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