Si l’application StopCovid avait été un projet traditionnel, hors du numérique, il y aurait eu sans nul doute des études de cas, d’impact et de risque publiques pour savoir si le projet allait être utile à la société ou non. Pour Paula Forteza, députée des Français de l’étranger, le fait que ces étapes ne soient pas respectées tient à la nature de ce projet : il est numérique. Pour le gouvernement, StopCovid semble donc pouvoir échapper aux interrogations légitimes qu’il pose, bien avant de discuter de son efficacité technique ou de son respect de la vie privée, qui ont été mis sous les projecteurs.
Dans un entretien à Numerama, la députée revient sur ce « débat à l’envers » qui, pour elle, montre que la France a cruellement besoin d’un ministère de plein exercice dédié au numérique.
On a l’impression quand on parle de StopCovid que les modalités de développement de l’app ont complètement remplacé la pertinence de l’app dans le débat public. Pourquoi avoir sauté cette étape ?
Paula Forteza : C’est ce à quoi j’essaie de revenir en recentrant le débat. Le choix a été fait un peu de façon unilatérale par le gouvernement de se lancer dans le développement de l’application sans qu’il y ait cette étape de décision collective, sociale, qui permet de définir si elle aurait été pertinente et si nous étions prêts à assumer les risques. Cette étape nous a été dérobée.
Ce n’est pas parce que c’est technologiquement faisable qu’il faut qu’on le fasse
Les argumentaires du secrétaire d’État et du gouvernement sont plus liés à l’application en tant que telle. C’est d’ailleurs un piège, car il n’y a rien à dire sur le développement en lui-même : il y a des questions techniques, mais la technologie mise sur la table est la moins intrusive possible, cela rentre dans les clous du RGPD, la méthode de développement est transparente, open source et intègre les communautés… donc ce stade est difficilement critiquable. À la limite, le seul débat se situe entre DP3T et Robert, la centralisation ou la décentralisation du protocole : fait-on confiance à l’état ou au smartphone de son voisin ?
Mais cela masque la question initiale : pourquoi fait-on une application comme cela ? Je voulais provoquer les parlementaires pour un vote à l’Assemblée. J’aimerais que la discussion porte autour de cela, alors que le gouvernement cherche à nous conduire à définir les critères et les conditions du développement de StopCovid. Ce n’est pas le point de départ.
D’où sort cette évidence qu’une application sera utile ?
Paula Forteza : Il y a toujours des objectifs louables. Dire que l’on va essayer de mobiliser tous les moyens techniques et innovants pour endiguer une crise sanitaire sans précédent, c’est vendeur et on y adhère tout de suite. C’est la même chose quand on dit qu’on va utiliser les données publiques des réseaux sociaux pour lutter contre la fraude fiscale : les objectifs présentés sont toujours louables. Mais le fait est qu’il faut qu’on puisse établir un équilibre et placer le curseur de façon collective et sociale pour définir jusqu’où on veut aller : ce n’est pas parce que c’est technologiquement faisable qu’il faut qu’on le fasse.
Sur StopCovid, on est en train de courir après les nouvelles technologies. C’est pour cela que je propose un principe de précaution numérique avec deux éléments. D’abord, une analyse d’impact et des risques qui soit sérieuse sur de nombreux critères (sécurité, environnement, implication sociale, transparence, etc.) est nécessaire avant de lancer ces projets. Le deuxième élément, c’est le débat de société : ces décisions ne doivent pas se prendre seules par l’État. Il faut une institution qui permet de traiter ces cas qui entrent dans le cadre du droit actuel, mais qui posent beaucoup de questions. Le gouvernement n’avait aujourd’hui aucune obligation de soumettre le développement de StopCovid à un vote de l’Assemblée. Et on va de plus en plus se retrouver face à des cas comme celui-ci.
Ce principe de précaution doit être écrit noir sur blanc dans la loi et mon équipe travaille à ce projet.
Les réflexes qui sont intégrés pour des décisions traditionnelles ne sont pas intégrés pour des décisions techniques ou technologiques.
En quoi complèterait-il le principe de précaution défini par Hans Jonas à la fin des années 1970 et qui inspire encore beaucoup l’Europe aujourd’hui ?
Paula Forteza : Parce que le numérique, c’est nouveau. Les principes sont là, mais il faut les adapter aux nouvelles technologies. Si l’on prend ce principe de précaution, il n’a pas été suivi par le gouvernement pour StopCovid : le gouvernement s’est lancé de façon unilatérale dans le développement de l’app. De leur côté, les développeurs et les spécialistes ont mieux intégré la notion de responsabilité sur le numérique que le gouvernement et pensent aux détournements de fonctionnalités qui peuvent émerger.
J’aurais attendu du gouvernement qu’ils aient fait ce travail de mise en garde et l’aient rendu public. C’est comme une analyse d’impact : quand on soumet un texte de loi, on soumet aussi une étude d’impact pour établir les risques, les coûts, etc. Ces réflexes qui sont intégrés pour des décisions traditionnelles ne sont pas intégrés pour des décisions techniques ou technologiques.
Je pense qu’on entre trop facilement dans le solutionnisme technologique et que le gouvernement croit qu’une application va résoudre tous les problèmes, sans prendre le temps de la réflexion.
Vous parlez de solutionnisme à raison et pourtant, on évoque depuis le début le nombre de Françaises et de Français non équipés de smartphones. Pour régler cela, des entreprises comme Sigfox commencent à évoquer des bracelets électroniques. N’est-on pas déjà allé trop loin ?
Paula Forteza : Cela me fait peur, je ne vous le cache pas. Et je crois que le débat est mené dans le mauvais sens, de manière irresponsable. J’étais très surprise de voir deux ministres annoncer une application alors qu’il n’y avait pas encore de développement ni d’assurance qu’il était possible. On se rend compte par la suite que rien n’est prêt et on sort des auditions avec plus de questions qu’en y entrant. On a annoncé une décision sans que rien ne soit assuré.
Le contact tracing, en théorie
Mais alors ce vote à l’Assemblée qui a pu être négocié, s’il n’y a pas d’application à montrer, sur quoi portera-t-il ?
Paula Forteza : C’est encore une question. On n’a pas de détail. Est-ce que c’est sur l’application en elle-même ou sur un discours plus global sur l’utilisation des nouvelles technologies en sortie de crise, auquel il serait difficile de ne pas adhérer ?
Ce que j’aimerais voir dans ce débat, c’est qu’on puisse décider si oui ou non on accepte le principe même du développement de StopCovid. Pas de décider quelles sont les conditions ou les lignes rouges des groupes politiques pour qu’elle se développe.
La question du développement de ces apps arrive d’ailleurs en retard et elle n’a pas été anticipée par les géants du smartphone Apple et Google qui proposent eux aussi leurs API aux États avec un décalage de plusieurs mois. En France, cette alliance qui est la seule qui garantit le fonctionnement des apps ne pourra pas être utilisée avec Robert ou DP3T. Pensez-vous qu’on se dirige vers un bras de fer ?
Paula Forteza : On a une inégalité dans la relation de pouvoir entre les géants du web et les utilisateurs. On avait développé avec Sébastien Soriano (président de l’ARCEP, ndlr) une idée qui était de dire que les pouvoirs publics étaient là pour outiller les utilisateurs, pour leur donner le choix, pour qu’ils puissent être à égalité face aux entreprises du numérique. Aujourd’hui, on sait qu’on est dépendants d’eux, les terminaux ne sont pas neutres, et ce notamment du côté du système d’exploitation : on perd notre souveraineté numérique et c’est aujourd’hui au cœur des enjeux.
En apprendre plus
Qu'est-ce que le contact tracing au cœur de StopCovid ?Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que cette dépendance au sentier (path dependence, concept qui définit la trajectoire de l’humanité en fonction de décisions prises dans le passé, ndlr) que nous entretenons nous met dans une situation paradoxale où Apple et Google respectent le RGPD de façon très stricte et deviennent plus protecteurs des utilisateurs que les gouvernements qui veulent trouver des façons de contourner les protections — avec certes des objectifs louables et une période de crise à résoudre. On arrive à un schéma contre-intuitif.
On n’aurait pas imaginé écrire qu’Apple et Google sont plus protecteurs des Françaises et des Français sur les questions numériques que l’État français lui-même.
Paula Forteza : C’est contre-intuitif, oui. Mais eux ont aussi une idée très internationale des standards et des protocoles. Si on fait une entorse pour un pays ou un état qui est censé être bien intentionné et bienveillant a priori, comment justifieraient-ils de ne pas faire d’entorse pour un pays où ils savent que cela ne sera pas le cas ? Je ne vois pas trop comment l’État français peut faire infléchir Apple sur cette question.
On a besoin d’un ministère du Numérique de plein exercice
Que faire alors ?
Paula Forteza : On a besoin d’un ministère du Numérique de plein exercice. Ce n’est pas au niveau d’un secrétaire d’État qui a des administrations éparpillées dans l’État qu’on va avoir l’autorité et la légitimité suffisantes pour faire infléchir des Google ou des Apple. Le numérique est tellement transversal, des territoires à l’inclusion en passant par la technique, le social et les relations internationales et diplomatiques qu’un secrétariat d’État sous Bercy n’est plus suffisant. Il reste trop lié à l’économie et au monde des startups. On ne va pas réussir à saisir tous les enjeux du numérique sans cela.
Vous pensez déjà au jour d’après et la société semble dans l’attente de solutions dans la vie réelle : masques, tests, gestes barrières, levée des restrictions, etc. Comment voyez-vous la place du numérique dans tout cela ? Ne risque-t-il pas d’être survalorisé au détriment du reste ?
Paula Forteza : Je ne suis pas technophobe et je vois les usages vertueux du numérique dans le confinement et dans la sortie de crise. Je bloque sur StopCovid pour toutes les raisons déjà évoquées, mais je pense que le numérique peut venir outiller le quotidien et avoir une place dans l’après.
En télétravail, on a vu à quel point on dépendait du numérique, ne serait-ce que par les plateformes de conférence en ligne. Cela aurait été plus intéressant que l’État soutienne des alternatives de communs sur des applications de téléconférence protectrices : aujourd’hui, on est tous sur Zoom, même à l’Assemblée, parce que c’est la seule application qui tient et qui a une expérience utilisateur agréable. On a vu également des plateformes d’entraide et de solidarité, pour aider nos voisins à faire les courses, pour aider les Français de l’étranger pour qu’ils soient accueillis dans des familles, etc.
Une autre piste n’a peut-être pas été assez travaillée : celle de l’ouverture des données, anonymisées et agrégées et qui permettent de faire un suivi global de l’évolution du virus et de l’impact des politiques mises en place. C’est un chantier que je mène depuis longtemps, à mesure que les données disparaissent du domaine public et sont plutôt produites par le secteur privé, alors qu’elles ont un impact social, économique et environnemental suffisant pour justifier qu’elles soient partagées avec les régulateurs ou des pouvoirs publics.
On a énormément de travail pour les années à venir. Je voudrais qu’on ait un numérique qui respecte cinq grands principes : travailler l’éthique du numérique, travailler sur les données d’intérêt général, travailler sur la question de neutralité des terminaux, penser la sobriété numérique et son rapport à l’écologie et créer un ministère qui se saisisse de ces enjeux.
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