Léna a payé 14,81 euros pour quelques minutes d’appel, sans n’avoir jamais eu aucun médecin au bout du fil. C’était un dimanche de janvier, et un ami qui reste chez elle se plaint d’une douleur à l’œil. Les médecins étant fermés, son premier réflexe et de sortir son téléphone, et de chercher un numéro pour un docteur de garde. « Là, j’ai juste appelé le premier qui est apparu », un numéro en 01 qui ne lui paraît pas vraiment étrange. C’est après que les choses changent : au bout du fil, une dame lui dit d’appeler un autre numéro, cette fois à 6 chiffres. Elle ne le sait pas encore, mais cet appel est facturé 2,99 euros, puis encore 2,99 euros la minute, et ne la renvoie pas du tout vers un médecin de garde. À la place, elle est tombée sur une plateforme de renseignements en 118, qui la met en attente, et ce pendant plusieurs minutes avant que Léna ne se rende compte « qu’il y a un problème ». Elle décide de raccrocher, et son ami décide d’attendre plutôt que d’aller aux urgences. Quand il consulte enfin un spécialiste, on lui diagnostique un herpès de l’œil, qui, s’il avait été soigné immédiatement, aurait été bénin. A ce jour, il lui manque 20% de ses capacités visuels sur cet œil.
Le service auquel Léna a fait appel n’est pas le seul en son genre. Numerama a repéré une dizaine de sites proposant une mise en relation « rapide » avec des médecins de garde et utilisant des numéros surtaxés, sans toujours l’indiquer. Ces sites jouent sur un nom très officiel, une apparence trompeuse, et un bon référencement sur les moteurs de recherche. Si la pratique est légale, elle reste moralement douteuse et peut surtout revenir très cher, notamment en cette année 2020 marquée par la pandémie de coronavirus, où les Français sont amenés à faire plus attention à leurs symptômes, et contacter un médecin s’ils ont des doutes sur leur état.
Il faut donc être prudents, et s’en tenir aux numéros et organismes officiels : SOS Médecins, au 36 24 (qui coûte 0,15 euro la minute), le Samu au 15, ou encore le 116 117, la plateforme mise en place par le gouvernement en 2017 afin de désengorger les services d’urgence.
Un rôle d’intermédiaire
En fin de compte, ce sont dans la grande majorité des cas vers ces organismes officiels que les plateformes surtaxées renvoient. Numerama les a appelées, et la facture monte vite. Le site « sos-tel-medecin.fr », qui utilise en gros le logo officiel des pharmacies et le nom de S.O.S Médecin, ne précise qu’en tout petit qu’il ne s’agit pas vraiment d’un site officiel. Aucune page de contact n’est disponible.
Une fois le numéro composé et le mot clé donné, nous sommes prévenus du prix de l’appel, ce qui est obligatoire. Nous ne sommes cependant pas prévenus immédiatement que nous sommes mis en relation avec une plateforme de renseignement, et non pas SOS Médecins. Lorsque nous sommes mis en contact avec un opérateur après plusieurs minutes d’attente, ce dernier nous demande le code postal de la commune où nous demandons la visite d’un médecin, nous remet en attente, et finit par nous donner le numéro du Samu avant de raccrocher. Durée totale : 3 minutes et 44 secondes, soit plus de 14 euros. Le même tarif que ce que Léna a dû payer.
Toutes les autres plateformes, telles que « service-medecin.fr », « allo-medecin-garde.fr », « urgencemedecin.fr » ou « allo-sos-medecin.fr », fonctionnent de la même façon. Elles mettent en moyenne 3 minutes avant de nous donner le numéro du Samu, ou de nous transférer directement vers eux. Problème : une fois transféré vers Sos Médecins ou bien le Samu, nous continuons d’appeler la plateforme surtaxée, et donc d’être facturés au prix fort. Un appel à SOS Médecins en passant par un service de renseignement peut durer, en fonction de la gravité de l’appel, largement plus de 10 minutes. Une petite fortune, alors que le service officiel ne coûte que 15 centimes la minute.
La plateforme « medecin.info-garde.fr » est encore plus trompeuse que les autres : elle annonce sur son site nous mettre directement en contact avec un médecin, et ce au prix d’un appel local.
Cependant, une fois ce numéro en 01 appelé, le standard nous précise qu’il ne peut pas nous mettre en relation avec un médecin, et nous dit d’appeler le 118 510 avant de raccrocher. Une fois en contact avec la plateforme, c’est la même procédure : demande de code postal, attente, transfert vers SOS Médecins, grosse facture.
Des sites très bien placés sur Google, Bing et les autres
Le problème de ces sites, c’est qu’ils arrivent souvent en très bonne position sur les moteurs de recherche. Tous les sites que Numerama a trouvés étaient sur la première page de résultats de Google, bien qu’ils ne soient pas les premiers. Pour la recherche « sos médecin de garde », « allo-medecin-garde » arrive en 3e position. Pour « médecin de garde urgence », ce site arrive même avant celui de SOS Médecins.
Il en va de même pour les recherches indiquant une région ou une ville précise, à l’exception de Paris. La plupart du temps, les services payants arrivent bien avant les plateformes officielles, qui n’apparaissent parfois même pas en première page.
Dès que l’on passe sur un autre moteur de recherche, la situation est pire. Sur Ecosia, Qwant ou sur Bing, c’est simple : en tapant « médecin de garde », SOS Médecins n’arrive même pas sur la première page, entièrement occupée par des services surtaxés. « Je n’ai pas envie de blâmer Ecosia », explique Léna, qui utilise le moteur de recherche, « mais je suis quand même perturbée, parce que Google ne propose pas de sites comme ça en première page ».
Comment expliquer une telle différence entre les moteurs de recherche ? Elle est en grande partie due à l’hégémonie de Google. Le géant américain représente près de 92 % des recherches effectuées en France, tandis que Bing, Yahoo, Ecosia, Qwant et Duckduckgo se partagent les miettes.« Il faut également savoir qu’Ecosia et Duckduckgo utilisent des données fournies par Bing », précise Sylvain Peyronnet. Chercheur en informatique et expert des algorithmes de référencement, Sylvain montre que tout est une question d’argent.
« Un référencement agressif »
« Comme Google est bien plus demandé que Bing pour les pubs, Bing est forcé d’être moins regardant sur les sites annoncés », ce explique la présence de « service-medecin.fr » tout en haut des pages de résultats sur Ecosia, affirme Sylvain. « Les publicités les plus litigieuses sont souvent en première page, parce que personne d’autre ne veut faire d’annonces », conclut-il.
Pour ce qui est de la partie résultats organiques (les sites apparaissant sans avoir eu à payer pour y être, ndlr), Sylvain indique que les moteurs de recherche sont dotés d’algorithmes étudiant le comportement des utilisateurs sur les sites visités : moins les gens restent sur une page, moins elle apparait parmi les premiers résultats. « Bing a bien moins de retours-utilisateurs, et prend donc plus de temps pour reconnaître les choix de moins bonne qualité ».
Dernier facteur : Bing favorise le « exact match domain » (correspondance exacte avec les mots clés), tandis que Google donne la priorité à la pertinence des sites, quitte à s’éloigner des mots clés. « Le fait d’utiliser des exact match sur Bing est une très bonne stratégie SEO ». Un bon exemple : le site « medecin.info-garde.fr », qui affiche sur sa page d’accueil un court texte de présentation. Rien que dans la première phrase, le mot « médecin » est utilisé trois fois, un signe qui ne trompe pas : « c’est une optimisation forcée, il y a tellement de répétitions qu’on sent qu’il y a quelque chose. Tous les opérateurs ‘borderline’ ont des textes très optimisés, avec du référencement très agressif ».
Les entourloupes dans le genre de celle pratiquée sur les faux-numéros SOS Médecins sont légion sur le web, et fonctionnent toujours sur le même principe : la plateforme s’invente un statut d’intermédiaire dont vous auriez pu vous passer, et profitent de la méconnaissance, l’inattention ou le sentiment d’urgence des internautes pour le facturer à prix d’or. C’est comme cela qu’a par exemple fleuri le business des faux sites de demande de formulaire d’ESTA, sur lesquels nous avions enquêté en 2018, ou encore ce faux site des encombrants de la ville de Paris, qui facture un service qui est en fait gratuit.
Un business qui rapporte ?
Grâce à leur bonne stratégie SEO, Sylvain estime que « les résultats doivent être là » en termes de visiteurs. Pour autant, Michael, qui édite le site « allo-medecin.fr », l’affirme : les numéros de renseignements surtaxés rapportent moins qu’avant. Michael, avec qui Numerama s’est entretenu, possède des sites internet « depuis toujours ». Déjà au lycée, il éditait un annuaire de restaurants, et a racheté « allo-médecin.fr » l’année dernière. Son site n’utilise pas le même mécanisme que les autres plateformes que Numerama a appelées : lui liste les numéros de médecins, catégorisés par ville ou département, et permet aux visiteurs de les appeler en passant par des numéros payants, commençant par 08. Le prix est également moins cher : l’appel est facturé 2,99 euros, peu importe la durée de l’appel, ce qui réduit considérablement les gains par rapport aux 15 euros en moyenne obtenus par les autres sites, par appel.
Ce prix ne lui permet pas de se verser un salaire : il compte sur son emploi à temps plein dans une boîte d’informatique pour payer les factures. « Les revenues du site servent juste à sa gestion », précise-t-il. Bien que le site compte près d’un million de médecins inscrits, il ne reçoit que 10 000 visiteurs par mois : l’algorithme de Google détecte les sites contenant des numéros surtaxés, et ne les affiche pas en priorité.
« Les numéros surtaxés, ça ne marche plus comme avant », nuance Michael. « Les personnes sur internet ont changé : ce qui était normal il y a 10 ans ne l’est plus, l’accès à l’information a changé ». Les services de renseignement téléphonique, dont le fameux 118 218, détesté universellement pour ses publicités à la mélodie entêtante, ont connu leurs heures de gloire il y a presque 15 ans. Le site de Michael, « allo-médecin.fr », a également connu un certain succès à l’époque.
Aujourd’hui, opérer un site avec des numéros surtaxés n’est « pas gratifiant ». Il raconte cependant qu’en début d’année, un opérateur l’a contacté pour lui proposer de mettre en place le même système que les autres plateformes. « Les numéros en 6 chiffres où on tombe sur une personne qui fait perdre du temps avant de nous rediriger, c’est du vol. C’est pas normal de payer 20 euros pour ça ». Les autres propriétaires de ces sites, eux, se sont montrés beaucoup plus difficiles à joindre : à ce jour, aucun n’a souhaité répondre à nos questions.
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