Ce sont quelques mots au détour d’un article qui mettent doucement la puce à l’oreille. Des paroles attribuées au cabinet du secrétaire d’État au Numérique, sans nom propre, mais non sans conséquence : « L’objectif du gouvernement est que tout citoyen qui souhaite contribuer à casser les chaines de transmission et de propagation du virus puisse le faire, librement, en toute sécurité et dans un cadre respectant sa vie privée », peut-on lire dans un article de RTL du 23 avril.
Et vous, de quel côté serez-vous ? Du côté des bons citoyens, ceux qui s’engageront avec force et conviction pour arrêter le coronavirus ? Ou des autres, les dubitatifs, les égoïstes, ceux qui refuseront de télécharger StopCovid, l’application de traçage en cours de préparation, qui doit être présentée dans les grandes lignes ce mardi 28 avril à l’Assemblée nationale (probablement dans un très large texte qui ne laissera pas de place aux débats précis) ?
« Chaque téléchargement est une chance de plus d’éviter le redémarrage de l’épidémie », Cédric O
Les éléments de langage que l’on commence à entendre dans la bouche du gouvernement laissent entrevoir les limites de la notion de volontariat telle qu’on la conçoit et l’idéalise, en tant que « décision librement choisie et non imposée ». Dans un entretien au JDD, Cédric O, secrétaire d’État au Numérique affirme pourtant que « l’installation de l’application doit relever totalement du libre consentement ». Puis précise, dans la foulée : « Chaque téléchargement est une chance de plus d’éviter le redémarrage de l’épidémie.» Dit comme ça, c’est sûr que ça donne envie. Envie de prendre part à l’effort national et faire sa part pour lutter contre la propagation du virus. D’aider à faire cesser ce confinement qui s’étend sur la longueur, et de retrouver un semblant de vie sociale ou professionnelle, tout en minimisant les risques d’une seconde vague qui nous pend au nez, tant les incertitudes sur les mesures qui seront mises en place pour garantir la sécurité des Français sont grandes. De participer à « l’effort de guerre ».
Du côté du gouvernement, on rassure, on tempère : le « volontariat » est sur toutes les lèvres. Mais dans la situation qui nous occupe, peut-on encore vraiment parler d’absence de contrainte ?
Sur le plan juridique, les garanties doivent être exemplaires, et en théorie, elles le seront probablement : « Un employeur, ou toute autre personne, qui obligerait à utiliser [StopCovid] pourrait s’exposer à des poursuites pénales », assure Cédric O. Mais dans les faits ? Le dilemme sur l’installation ou non d’une telle application ne se passe pas uniquement au niveau de la loi. Dans une tribune mise en ligne à la mi-avril, des experts de l’Inria (institut français qui travaillait sur le développement de StopCovid, et qui a désormais un rôle plus consultatif), ont détaillé des exemples faciles à comprendre de façons potentielles de détourner l’application à des fins discriminatoires. La majeure partie d’entre elles concernent des scénarios hypothétiques très poussés et peu probables, mais qui gagnent en réalisme lorsque l’on imagine une société dans laquelle l’installation de l’app est très fortement recommandée.
Déjà, les injonctions à peine masquées tombent : « J’installerai l’app #StopCovid car cet outil peut sauver des vies », tweete Didier Paris, le député LREM, ajoutant un smiley clin d’œil complice à la fin de sa phrase. Qu’importe que l’application StopCovid n’existe pas encore.
Qu’importe que l’on ne sache pas comment le gouvernement, qui s’est mis dans une impasse technologique en refusant d’entrevoir la possibilité d’utiliser une autre solution que le protocole français (certes extrêmement robuste et souverain, mais incompatible avec les smartphones Apple, que 20 % des citoyens possèdent), va présenter cette application devant les députés et les Français. Que la solution Bluetooth soit si imprécise qu’elle risque de générer un nombre incalculable de faux négatifs, mais aussi de faux positifs. Que l’on n’ait aucune idée de la manière dont les personnes potentiellement infectées seront enregistrées dans le système, et qui aura le pouvoir d’appuyer sur le « bouton » virtuel qui préviendra les autres personnes ayant potentiellement été en contact avec elle (au UK, plus de 18 000 personnes doivent être recrutées pour la tâche). Qu’importe que d’autres pays aient renoncé à cette solution technologique, lui préférant un traçage humain par les autorités sanitaires, comme en Belgique, ou que d’autres aient basculé vers la solution décentralisée proposée par Apple et Google, comme l’Allemagne.
Si vous installez StopCovid, vous sauverez peut-être des vies.
Alors, quid des Français qui préfèreront sortir sans activer leur Bluetooth ? Seront-ils considérés comme de moins bons citoyens, car ils refuseront de participer à un effort collectif, dont l’objectif est pourtant si noble ?
La CNIL doute de l’efficacité d’une application
À l’heure où nous écrivons ces lignes, le gouvernement français semble au moins avoir statué sur une ligne de conduite raisonnable : il s’agit de proposer une solution que l’on sait incomplète, mais qui pourrait « être utile ». En l’état, rien n’indique que ce postulat est faux. Le Conseil national du numérique, qui a rendu son avis le 24 avril, s’est dit favorable (sous réserve de garanties) à ce projet qu’il confirme n’être « qu’une partie de la réponse sanitaire ». La CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés), de son côté, considère que l’app « peut potentiellement aider », mais doute de son caractère nécessaire, et se demande même si le gouvernement dispose « d’éléments suffisants pour avoir l’assurance raisonnable qu’un tel dispositif sera utile à la gestion de la crise ».
Dans son récent rapport sur la question StopCovid, la CNIL est d’ailleurs formelle : « Le volontariat signifie qu’aucune conséquence négative n’est attachée à l’absence de téléchargement ou d’utilisation de l’application.» Et de rappeler les évidences : ne pas conditionner l’accès aux tests et aux soins, le droit de sortie ou l’utilisation des transports en commun à l’utilisation d’une application de traçage. « Ceci constituerait en outre, en l’état du droit et selon l’analyse de la Commission, une discrimination.»
« Si les usages volontaires sont à privilégier, des options obligatoires ne peuvent être écartées. »
Du côté du Conseil scientifique, qui conseille Emmanuel Macron depuis le début de la crise, on ne va pourtant pas complètement à l’opposé de cette idée : « L’usage de technologies numériques peut sensiblement accroître l’efficacité de ces mesures, qui doivent être mises en œuvre dans le contexte épidémique », affirme-t-il dans un avis rendu le 20 avril. Avant de continuer de manière beaucoup moins prudente : « Elles peuvent se conformer aux principes de protection des données personnelles, tout en pouvant aussi être plus dérogatoires en cas d’obligation. Si les usages volontaires sont à privilégier, des options obligatoires ne peuvent être écartées. »
Le consentement indirect n’a pas de limite
Évidemment, à côté de tels discours inconscients, la position de Cédric O et du gouvernement est un modèle de mesure et de nuance. À un niveau politique, il semble même évident que les élus n’aient pas d’autre choix que de tenter de proposer cette « brique technologique supplémentaire » aux Français. Dans le cas contraire, ceux-ci ne comprendraient peut-être pas pourquoi, partout dans le monde, les autres États lancent des applications présentées comme utiles, tandis que l’hexagone resterait hermétique à ces prétendues solutions supplémentaires.
Soyons bien clairs : il n’existe pas de Française ou Français qui, aujourd’hui, ne souhaite pas que la pandémie de coronavirus soit endiguée, que les lits de réanimation ne soient plus saturés, que le nombre de morts cumulées ne cesse de grimper. Mais les premiers éléments de langage laissent deviner une inévitable culpabilisation des masses, qui peut profondément égratigner la notion de volontariat prônée par l’État. Et permettent déjà de deviner le discours à venir : si cela n’a pas bien fonctionné, c’est que trop peu de citoyens auront joué le jeu. Le fond et la forme de l’application ne seront sûrement plus débattus, ni remis en cause.
« La pression sociale ou le sentiment de culpabilité pourrait faire naître un consentement induit, indirectement contraint », résumait la députée Paula Forteza, spécialiste du numérique, dans un long billet le 18 avril. Et ce consentement indirect présente un risque encore plus large, intrinsèque à sa nature : il n’a pas de limite. Au Royaume-Uni, où une app de tracing a été lancée sur la base du volontariat, on envisage déjà d’en demander plus, à « ceux qui le veulent » : « Dans de futurs déploiements de l’app, les utilisateurs pourront choisir de donner à la NHS des informations supplémentaires pour nous aider à identifier les foyers et les tendances. Ceux qui accepteront de donner cette information additionnelle joueront un rôle clé (…) qui contribuera à protéger la santé des autres et à ramener le pays à la normale de façon contrôlée », a affirmé Matthew Gould, le responsable de la branche technologique de la NHS (l’équivalent de la Sécurité sociale).
Et qui n’aurait pas envie de sauver son pays de la crise ?
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