« Je fantasme de vous découper au scalpel », « Je ne pense qu’à t’éventrer », « Tu pues sale noire », « Toi je te charcute et j’étale tes intestins sur les murs ». Voici quelques-uns des messages anonymes reçus par des utilisatrices de la plateforme Curious Cat. Ce réseau social, sur lequel elles sont inscrites depuis plusieurs mois ou années, leur permet d’échanger avec d’autres internautes. Ces derniers peuvent leur poser des questions, y compris de manière anonyme, ce qui a été dénoncé dès la création du réseau comme pouvant favoriser le harcèlement.
En 2017 déjà, Marion*, 35 ans, recevait des messages sexistes et insultants sur le site et a arrêté de l’utiliser. Récemment, elle s’y est de nouveau connectée après être tombée sur un tweet dénonçant du harcèlement et des menaces de mort sur Curious Cat à travers le hashtag #ccabuse : « Je me suis rendu compte que j’avais reçu exactement les mêmes messages que d’autres filles », rapporte-t-elle.
Comme Marion, de nombreuses jeunes femmes ont en effet été confrontées, sur ce réseau social, à des centaines de menaces de viol, de mort et d’insultes en tout genre que nous avons pu consulter. Comme elle, de nombreuses utilisatrices affirment avoir alerté les gérants de Curious Cat. En vain. Plusieurs d’entre elles ont alors décidé de porter plainte. Mais, là aussi, l’accueil qui leur a été réservé n’a pas toujours été celui espéré.
Les refus
Fanny, 27 ans, affirme avoir essayé de porter plainte une première fois il y a environ huit mois, au commissariat de Tours. « Ils m’ont dit qu’ils ne s’occupaient pas de ça, qu’il n’y avait aucun recours, car ce n’était pas un site connu », relate la jeune femme. Voyant qu’elle n’était pas seule et que d’autres recevaient les mêmes messages « à la virgule près », elle est retournée au poste de police le 7 mai dernier, après avoir déposé une préplainte en ligne.
« J’ai donné à l’agent qui m’a reçue des captures des messages que j’avais imprimées. Il a regardé ça en une minute et m’a dit d’office ‘on ne peut rien faire face à ça, ça ne sert à rien’, alors qu’il ne connaissait pas Curious Cat. Il me répétait : ‘Si ce n’est ni sur Facebook ni sur Twitter, on ne peut rien faire’ », raconte Fanny. S’en est alors suivie, selon elle, « toute une phase de culpabilisation » et de « victime blaming » : « Il m’a demandé ce que je faisais sur le site, si j’ai parlé d’un sujet qui pouvait énerver quelqu’un. Il m’a dit de fermer mon compte, que ça règlerait le problème ».
Naomy, 26 ans, se sert de Curious Cat depuis fin-février et a reçu de premiers messages haineux début mars. « Des menaces de séquestration, de torture, de meurtre, et des injures racistes », rapporte-t-elle. La jeune femme affirme avoir contacté une gendarmerie de l’Aude près de chez elle, qui l’a redirigée vers le commissariat de Narbonne. La semaine précédant le premier tour des élections municipales, elle s’y est rendue avec son petit-ami. Après 3 heures d’attente, un agent vient la voir : « Il a passé environ trois minutes à essayer de me dissuader de déposer plainte, puis il m’a dit d’aller voir les gendarmes. Comme j’ai insisté, il m’a reçue dans un bureau avec mon copain. Il me parlait comme à une ado, en me disant que je n’avais qu’à supprimer mes réseaux, que ce n’était rien », relate Naomy.
« Arrêtez de faire votre cinéma »
Cette dernière finit par lui lire certains des messages reçus et le policier commence à prendre sa plainte. « Mais il ne voulait pas écrire ce que je disais et m’a dit ‘je l’envoie aux gendarmes, c’est à eux de s’occuper de ça, vous terminerez la plainte avec eux’ . » Le lundi qui suit, Naomy raconte avoir appelé le commissariat rattaché à son lieu de résidence après avoir reçu des vidéos de décapitations : « Ils m’ont dit qu’il fallait que j’aille au commissariat de Carcassonne ». Arrivée sur place, elle doit insister pour pouvoir rentrer : « Le monsieur de l’accueil m’a dit que je n’avais pas à être là. J’ai commencé à angoisser, à me dire que personne ne me prenait au sérieux, et je me suis mise à pleurer. Je lui ai montré les menaces reçues à travers le Plexiglas. Il m’a dit ‘arrêtez de faire votre cinéma’ ».
Plus tard, une femme vient la voir et lui conseille d’écrire au procureur : « Elle m’a simplement donné une adresse et m’a engueulée, en disant elle aussi que je faisais du cinéma. Puis elle m’a dit ‘Sortez de là ! Je ne veux plus vous voir !’ Et la policière m’a mise dehors », rapporte Naomy, qui n’ose pas retourner à son domicile, de peur que son harceleur ne mette ses menaces à exécutions.
Le 29 mai dernier, à Rennes, Canelle et Lou, 18 et 17 ans, ont également tenté de porter plainte. « La femme qui nous a reçues n’a pas voulu lire les messages qu’on venait d’imprimer. Elle nous a dit que ça ne servait à rien de porter plainte et qu’il fallait les signaler à Curious Cat et à Pharos (plateforme qui permet de signaler les contenus et comportements illicites sur internet, ndlr), ce qu’on avait déjà fait », rapporte Canelle. Cette dernière est finalement reçue par un agent, qui accepte de prendre sa plainte. Sur le procès-verbal, que nous avons consulté, l’agent a retenu comme infraction « menace de mort matérialisée par écrit, image ou autre objet ». Lou, elle, s’est vue refuser un dépôt de plainte.
« Une méconnaissance de la situation »
Clémence, 32 ans, a, elle, tenté de porter plainte au commissariat d’Angers le 26 mai. Elle en est finalement sortie avec une déclaration de main courante pour « injures et menaces ». « Quand j’ai expliqué que le site Curious Cat était hébergé en Corée, la policière m’a dit qu’ils ne pouvaient pas prendre ma plainte. Elle a justifié ça par le fait que seul un autre pays européen pouvait coopérer et elle a juste fait une main courante », raconte Clémence.
Selon l’article 15-3 du code de procédure pénale, les officiers de police judiciaire sont pourtant « tenus de recevoir les plaintes déposées par les victimes d’infractions à la loi pénale, y compris lorsque ces plaintes sont déposées dans un service ou une unité de police judiciaire territorialement incompétents ».
Interrogé à ce sujet, le Sicop, Service d’information et de communication de la police nationale, fait état d’une quinzaine de signalements à propos de Curious Cat, mais n’a pas souhaité donner suite à nos questions. Contacté, un agent du commissariat d’Angers a accepté de nous répondre, sans toutefois commenter cette affaire spécifique : « Je peux vous dire ce qui peut parfois motiver un refus de prendre une plainte. Très souvent, c’est parce qu’un collègue est intimement et sincèrement persuadé que les éléments présentés par la personne ne permettent pas de caractériser l’infraction pénale. Et puis malheureusement, cela peut aussi parfois être dû à un défaut de connaissances, puisqu’on a une formation continue faible dans la police nationale, donc incapable de suivre les progrès parfois extrêmement rapides dans certains domaines ».
« Ne serait-ce qu’avec Facebook ou Twitter, c’est un peu la croix et la bannière »
À la suite de cet appel, le commandant Casse, de la direction départementale de la sécurité publique du Maine-et-Loire, dont dépend le commissariat d’Angers, a précisé : « Je pense que ce n’est pas du tout un refus de prendre la plainte, mais plutôt une méconnaissance de la situation. Les personnes peuvent se représenter et on prendra une plainte, sous réserve que l’on puisse constater qu’il y ait une infraction pénale ». Il ajoute : « Après, l’intérêt c’est que l’enquête aboutisse, ce qui n’est pas gagné. Ne serait-ce qu’avec Facebook ou Twitter, c’est un peu la croix et la bannière pour nous d’avoir des éléments de réponse… ». Cela ne doit toutefois pas justifier un refus de prendre une plainte, poursuit-il : « Dès lors qu’une infraction est caractérisée, on doit prendre la plainte sans faire de commentaire sur une possible élucidation ou non ».
Au commissariat de Tours, contacté également, on nous a assuré que « l’affaire est en cours de traitement ». « Il y a effectivement eu un incident qui nous a été remonté via notre hiérarchie. Cette femme a été contactée et un nouveau rendez-vous est pris », affirme un agent par téléphone. Ce mardi 2 juin, Fanny a en effet été de nouveau reçue et a pu déposer plainte.
22 plaintes déposées pour des femmes harcelées
Le 27 mai, la Secrétaire d’État chargée de l’Egalité femmes-hommes et de la Lutte contre les discriminations, Marlène Schiappa, appelait sur Twitter Curious Cat à « prendre ses responsabilités ». Son cabinet assure à Numerama : « Nous avons été alertés avant le #ccabuse par plusieurs victimes sur un phénomène de cyberharcèlement et de haine massif qui prolifère sur le réseau CuriousCat ainsi que par des avocats qui prennent l’affaire en charge (…) Nous avons pris immédiatement contact avec CuriousCat pour leur demander des comptes. Ils nous ont répondu vouloir collaborer avec les forces de l’ordre, mais nous restons vigilants ».
Contacté pour en obtenir la confirmation, le réseau social n’avait toutefois pas répondu à nos questions ce 3 juin. Naomy a, elle, reçu une réponse automatique de la part de Curious Cat alors qu’elle appelait à l’aide : « Malheureusement, nous ne pouvons pas divulguer les adresses IP ou les identités d’anonymes à nos utilisateurs pour des raisons légales. Nous collaborons toutefois directement avec la police et leur fournissons toute information nécessaire. Nous vous recommandons de bloquer la personne qui vous envoie ces messages et, si la situation l’exige, de rapporter l’affaire aux autorités locales, qui peuvent nous contacter ».
« Un jeune officier m’a reçue et écoutée, sans me juger à aucun moment »
Le parquet de Pontoise nous a confirmé avoir ouvert une enquête sur cette affaire. De même que celui de Lille, qui a ouvert « une enquête préliminaire contre X pour des faits de menaces de mort, harcèlement et menaces de commettre un crime ». Le 28 mai, Coline, 22 ans, avait pu déposer plainte dans la ville du nord pour « harcèlement d’une personne sans incapacité », « menace réitérée de violence » et « menace de mort réitérée ». D’autres, comme elle, ont été prises au sérieux par les forces de l’ordre. C’est le cas de Marion, qui a déposé plainte le 26 mai à Vaulx-en-Velin, pour « menace de mort réitérée commise en raison du sexe de la victime ». « Un jeune officier m’a reçue et écoutée, sans me juger à aucun moment », raconte la jeune femme. Et d’ajouter : « J’ai déjà été cyberharcelée. Si on m’avait renvoyée chez moi, ça aurait été un traumatisme supplémentaire. Mais on m’a écoutée et ça c’est hyper important dans la reconstruction des victimes ».
Naomy, elle, n’est pas retournée au commissariat. Elle a décidé d’envoyer directement sa plainte au procureur via un avocat. Maître Eric Morain, qui dénonce « un manque criant de formation des policiers et des gendarmes sur le cyberharcèlement », note que les parquets y sont plus ou moins sensibles, mais que « ça évolue depuis que les médias en parlent ». À ce jour, il a déposé 22 plaintes pour des femmes affirmant être victimes de harcèlement et de menaces sur Curious Cat.
*Son prénom a été modifié à sa demande.
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