C’est la phrase qui revient sur toutes les lèvres. « Tout le monde savait. » Le ton de la voix oscille en fonction des interlocutrices et interlocuteurs, tantôt en colère, tantôt dépités. Jamais surpris.
Pendant plusieurs semaines, Numerama a enquêté sur la culture interne d’Ubisoft, fleuron français du jeu vidéo et multinationale cotée en bourse, mondialement connue pour ses franchises incontournables (Assassin’s Creed, Far Cry, Lapins Crétins, Rainbow Six, etc.). À l’origine, il y a une prise de parole généralisée dans le monde du jeu vidéo ; du côté des joueuses, encore très largement ciblées par du cyberharcèlement sexiste, mais aussi au sein des écoles et entreprises du milieu.
Puis peu à peu, les témoignages plus précis concernant l’entreprise française se sont multipliés. Au total, Numerama a échangé avec une trentaine de salarié·e·s ou ex-salarié·e·s. Nous en avons rencontré certaines, rassuré d’autres. Car tous nos témoins, une grande majorité de femmes, savent qu’il est risqué de parler, par crainte de représailles, de l’ostracisation, de ne plus pouvoir travailler correctement, voire de perdre leur emploi. Des mécanismes habituels, que Numerama a souvent mis en avant dans des enquêtes sociétales liées au sexisme dans le milieu professionnel. Pour les protéger, nous avons accepté d’anonymiser la majorité des témoignages, les ayant recoupés et vérifiés — les prénoms des témoins que nous citons ont tous été modifiés.
Sur Twitter, plusieurs témoignages anonymes ont mentionné, depuis la mi-juin des hommes haut placés, des intouchables. Une première longue enquête de Libération, publiée le 1er juillet 2020, a permis à d’autres de prendre la parole. Notre enquête, en deux parties, corrobore certaines de ces accusations, avance de nouveaux témoignages au sein du siège parisien, mais montre également que le problème s’étend à tous les niveaux de l’entreprise, en France et jusque dans d’autres pays où Ubisoft est implanté.
Ces employés et anciens employés dénoncent un système global qui s’autoentretient depuis des années, au sein duquel la « bonne ambiance » d’un milieu « créatif » et « goofy » est mise en avant comme une condition de la réussite de la firme. Un système au sein duquel les ressources humaines (RH) ont très souvent failli à leur mission de protection des victimes et de sanction des accusés, allant parfois jusqu’à avoir la réaction opposée. Un système qui touche tout le monde, des stagiaires aux CDI, avec toujours cette même ritournelle : tout le monde savait.
« Un pouvoir absolu et inébranlable »
De l’avis de toutes celles et ceux qui l’ont côtoyé, Serge Hascoët, ou simplement « Serge », est un personnage. L’homme de 55 ans, qui travaille à Ubisoft depuis 1988, est le bras droit du PDG Yves Guillemot et chef de la division créative de l’entreprise. Un homme de la garde rapprochée d’Yves, qui parle très peu à la presse mais bénéficie d’un traitement dithyrambique, au « pouvoir absolu et inébranlable », comme nous le décrit Paul, un ancien du service édito d’Ubisoft. Ce pôle est le plus emblématique de l’entreprise, une division de 70 personnes qui supervise tous les projets et s’assure que la vision globale de la firme se retrouve dans ses jeux.
« Tout ce qui touche à Serge est du domaine de l’irrationnel », nous confie une employée toujours en poste. « Il est un peu fou, mais c’est une folie amusante », décrit un troisième ancien salarié qui a travaillé sur le même plateau. Très demandé, cet « iconoclaste » cultive aussi une attitude volontairement étrange, qui « prend du plaisir à déstabiliser les autres » : « Il lui arrive de s’approcher de vous en réunion et faire un bruit de bourdonnement continu pendant très longtemps avec sa bouche », nous décrit Lydia, une ancienne assistante. « C’est le genre de patron qui peut passer 30 minutes en réunion, les yeux fermés pendant que tout le monde parle, ouvrir soudain les yeux et s’écrier qu’il a eu une super idée », ajoute ce même ancien membre du service.
Considéré comme « l’une des chevilles ouvrières » d’Ubisoft et présenté comme l’un des cinq membres de « l’équipe dirigeante » sur le site officiel de l’entreprise, Serge Hascoët n’est pas étranger à l’ambiance sexiste qui règne au service édito depuis des années, où les commentaires sur la vie sexuelle des femmes du service sont courants. « Il m’a demandé un jour si je savais ce qu’était l’ocytocine (l’hormone sécrétée lors d’un orgasme, ndlr) », nous raconte Lydia. Devant son malaise, il se serait moqué d’elle en affirmant qu’elle ne « connaît certainement pas ça ». Lors d’un séminaire ‘team building’, il aurait lancé devant tout le monde qu’une employée était « mal baisée », et proposé de donner des cours à qui voudrait, pour « montrer comment on fait », se rappelle Mélanie, une ex-employée présente ce jour-là, qui a travaillé longtemps avec l’homme de pouvoir d’Ubisoft.
Idolâtré en interne, encensé à l’extérieur par tous les gamers et experts du secteur, le directeur créatif a pris l’habitude de voir ses désirs exaucés dans la minute, et en aurait largement abusé au fil des années. Certaines de ses requêtes semblent si surréalistes qu’elles pourraient sortir du scénario du Diable s’habille en Prada, un film dans lequel une assistante doit se plier en quatre pour répondre à tous les besoins de sa boss.
À l’une, il demandera de se débrouiller pour lui réserver un hôtel, déjà complet, pour ses vacances à la mer avec sa compagne. Il enverra très fréquemment une autre vadrouiller dans tout Paris pour acheter des vivres et de l’alcool pour des soirées organisées chez lui, dans son logement de Neuilly. D’autres employés se souviennent qu’une de ses assistantes devait régulièrement s’occuper d’entretenir sa Porsche, garée dans le garage de l’entreprise, car celle-ci risquait de ne plus démarrer si quelqu’un ne partait pas rouler avec pendant quelques heures. Il a fallu attendre 2018 pour qu’un poste de « concierge » soit créé, afin de répondre spécifiquement à ses besoins personnels et autres requêtes non conventionnelles, et que ses assistantes puissent se focaliser sur leur travail administratif.
Cette frontière poreuse entre vie personnelle et vie professionnelle se serait aussi retrouvée dans une utilisation très « libre » de ses notes de frais, souvent jugées extravagantes par le service compta : voyages personnels aux frais de l’entreprise, repas à plusieurs centaines d’euros pour seulement deux personnes… Yves Guillemot lui-même aurait été amené à lui demander des comptes, après avoir eu vent de nombreux abus de la part du service comptabilité. Résultat de la discussion : Serge Hascoët aurait eu gain de cause, pu garder sa « black card », et il aurait été décidé qu’il pouvait désormais autovalider ses notes de frais.
« Il a sorti un petit canif rose de son tiroir et m’a dit de le retrouver en bas »
Si le directeur créatif est très difficile d’accès, il a pourtant profité d’une garde rapprochée pendant des années, dont deux hommes aujourd’hui accusés de nombreux comportements problématiques, sexistes et de tentatives d’agressions sexuelles. Son assistant, d’abord, un certain Matthéo B. (ou « M.B.»), qui a passé plusieurs années à ses côtés, et cumule à lui seul une dizaine de témoignages glaçants à son encontre, que Numerama a recueillis. « Un jour, il était très en colère, il a sorti un petit canif rose de son tiroir et m’a dit de le retrouver en bas de l’immeuble pour en découdre », assure Lydia, son assistante, à qui il aurait interdit d’utiliser l’ascenseur, « pour son bien » car il la jugeait « trop grosse ». Mélanie, elle aussi, l’entendait hurler des insultes homophobes, ou devait supporter ses commentaires sexistes sur son décolleté. Pendant plus d’un an, Matthéo B., était en charge de gérer l’agenda de Serge, et jouait de son pouvoir avec fierté.
Dire que Matthéo vénérait son supérieur n’est pas de trop. Plusieurs témoins interrogés par Numerama font mention de la « figure paternelle » qu’il voyait en Serge. Paul se souvient ainsi l’avoir entendu dire que Serge l’avait « sorti du caniveau ». « Il le présentait presque comme une intervention divine ». La rencontre remonte au début des années 2000, alors que Matthéo n’est encore que « testeur » chez Ubisoft ; le trentenaire n’hésite pas à charrier Serge avec un ton familier auquel le directeur créatif n’est pas habitué. Cette audace lui plaît : il embauche M.B. pour être son assistant. Il est notamment chargé de gérer l’agenda et les créneaux de rendez-vous de son boss, ce qui lui confère un grand pouvoir : tout le monde se bat pour avoir accès à Serge. « Un jour, un homme et une femme viennent voir Matthéo, car ils travaillaient en tandem sur un projet et voulaient voir Serge », se souvient Mélanie. « Après avoir hésité, Matthéo regarde l’homme dans les yeux et lui demande s’il peut ‘baiser sa collègue’ en échange d’un créneau dans la semaine. Tout le monde était livide. La femme est devenue rouge, l’homme s’est mis à bégayer, et après quelques secondes, Matthéo a fini par dire que c’était pour rire. »
Bien que son poste lui confère de nombreux devoirs et obligations, Matthéo B. est décrit par de nombreux anciens collègues comme quelqu’un d’« irresponsable », qui travaillerait très peu, préférant délester des tâches à ses assistantes. « Il a beau être là physiquement, il n’est pas là mentalement », détaille Anne, qui a travaillé 4 ans au service RH de l’édito. Il s’absente souvent du bureau, parfois pendant des journées entières sans prévenir personne, et sans être rappelé à l’ordre par son supérieur — ou en tout cas, sans effet sur son comportement.
« Tu vois quelqu’un entrer dans son bureau, récupérer une petite enveloppe et repartir en laissant une autre enveloppe»
Fréquemment, les employés du plateau le voient brusquement partir, et revenir des heures plus tard, les yeux rouges. Ses « soucis avec la drogue » ne semblent être un secret pour personne. Il faut dire que l’homme aurait plusieurs fois assumé être « défoncé » sur son lieu de travail, ou encore de prendre des pauses pour « aller voir son dealer ». Plus grave encore : l’assistant de Serge Hascoët est accusé d’avoir apporté à plusieurs reprises des produits stupéfiants au sein de l’entreprise, dans l’optique, parfois, d’en revendre à des collègues.
« Tout le monde savait », assène Mélanie, qui dit avoir elle-même assisté à une scène de vente. « Ce n’était pas vraiment discret, tu vois quelqu’un entrer dans son bureau, récupérer une petite enveloppe et repartir en laissant une autre enveloppe…» Caroline, une autre employée du service édito, assure dans une interview à Libération qu’il y aurait eu un « point de rendez-vous devant la porte du numéro 2 d’Ubisoft et les mecs défilaient en faisant semblant d’avoir rendez-vous avec Serge ». Contacté par Numerama, Matthéo B. a d’abord accepté de nous parler avant d’annuler, car il n’avait « plus envie ». « Je vous répond non sur tout les choses reprochées » (sic), nous a-t-il répondu par écrit.
« J’étais bien évidemment terrifiée et immobilisée »
Si Matthéo B. a peu à peu été placardisé avant de signer un accord pour partir discrètement en 2018, un autre homme est resté en place au poste de vice-président éditorial pendant 5 ans, jusqu’à ce 3 juillet 2020, où il a été officiellement « placé en mise à pied conservatoire, dans l’attente des conclusions de l’enquête le concernant », a fait savoir Ubisoft à Numerama. Il s’agit de Tommy François, l’autre homme de confiance de Serge, que nos sources surnomment à tour de rôle son « bras droit », le « wonder boy » ou encore le « problem solver ».
Charismatique, intelligent, reconnaissable grâce à son look atypique de grand gamin souvent affublé d’une casquette, Tommy François travaille à Ubisoft depuis 2006 et cultive une image de « rock star à groupies », avec « un côté ricain » depuis ses années de présentateur sur GameOne. L’homme de 46 ans s’est construit une réputation d’homme à tout faire bosseur, proche de Serge Hascoët, et qui en profite. Alors que Bloomberg annonçait qu’il avait été suspendu le 26 juin 2020, sans avoir obtenu de confirmation d’Ubisoft, Tommy François pouvait encore être vu « connecté » au réseau interne d’Ubisoft au début du mois de juillet, et avait donc encore accès aux ressources de l’entreprise.
«Il m’a dit ‘tu t’es arrangée, pour une fois, allez, viens me faire un bécot’ », se rappelle Lydia, qui explique à Numerama comment Tommy François aurait essayé de l’embrasser de force à une soirée de Noël d’Ubisoft, en 2015. « Tout le monde était ivre, j’étais en train de partir. Puis il a tenté de m’embrasser ; autour de nous, tout le monde rigolait, j’ai même commencé à sentir des mains qui me tenaient pour m’immobiliser », nous raconte-t-elle.
À Numerama, une autre ancienne employée a rapporté une expérience sordide similaire, au cours d’une soirée de travail en 2013 : « On parlait de tout et de rien depuis seulement 10 minutes, quand il m’a plaquée dans un coin, sur un mur, et a essayé de m’embrasser (…) J’étais bien évidemment terrifiée et immobilisée », nous raconte-t-elle. En situation précaire, elle n’ose pas faire remonter l’affaire. De toute manière, l’homme est considéré comme un indéboulonnable, et a construit depuis des années son profil de mec cash adepte des « blagues lourdes », un homme qui « touche les fesses de tout le monde, les meufs, les mecs », ou « aime jouer à chat-bite », une pratique qui consiste à toucher les parties génitales d’une autre personne.
Un homme également capable de dire devant une caméra en 2014 que la « meilleure partie de son travail » est « de harceler les gens ». Ou encore, toujours filmé, de sous-entendre en 2014 qu’il est facile de réaliser des attouchements sur des hôtesses de salon de jeu vidéo : « À Ubisoft on a un peu moins de jeux accessibles facilement. Sur Nintendo, t’arrives, tu prends ta manette… tu peux faire la même chose avec les hôtesses, c’est cool tu vois », lance-t-il hilare au cours d’une convention.
Dans une série de tweets, une ancienne assistante raconte que lorsqu’elle travaillait notamment avec Tommy François, en 2014, il aurait un jour affirmé que son manteau bleu avec une doublure rouge était un « appel au viol » — Libération l’a ensuite interviewée plus en détail. Après avoir fait remonter plusieurs problèmes, dont un cas lié, à nouveau, à des drogues, elle se serait vue conseiller par les RH de quitter l’entreprise.
Aujourd’hui, l’homme conteste les accusations par la voix de son avocat : « Nous encourageons l’ensemble des personnes qui se disent victimes de nos prétendus agissements à saisir les autorités judiciaires. De telles plaintes auraient ainsi l’avantage de permettre aux autorités de s’assurer de l’authenticité de ces allégations et de nous permettre d’y répondre et d’en démontrer la fausseté. » Selon nos informations, deux personnes réfléchissent actuellement à porter plainte devant la justice.
« Ils ne sont pas très fins, mais c’est comme ça »
À chaque fois, ces agissements sont justifiés par l’humour. Le cool, la détente, les blagues ; ces « valeurs » ont été pendant longtemps acceptées en interne, car elles sont vues comme des gages de bonne ambiance au travail, qui favoriserait le bon fonctionnement d’une industrie créative. Pour être bien accepté, il faut s’y plier. S’y opposer, ou refuser de jouer le jeu revient à « passer pour la personne lourde », comme nous l’ont confié de nombreuses employées ou ex employées d’Ubisoft Paris.
Difficile de s’en étonner, lorsque l’on apprend qu’au début des années 2010, un employé de l’entreprise aurait pris pour habitude d’envoyer chaque lundi un mail groupé sur les adresses professionnelles d’un grand nombre d’hommes de la boîte, dans lequel étaient « sélectionnées » une cinquantaine de photos de femmes. « Certains répondaient au mail avec des commentaires, genre ‘sympa la numéro 24’», nous explique un ancien employé, qui avait été ajouté à la mailing-list sans le demander. Une autre ancienne collaboratrice se souvient quant à elle qu’il était monnaie courante de retrouver « des trucs érotiques ou une image porno cachée dans une présentation » de travail.
Cette ambiance « malsaine », comme la décrivent de nombreuses femmes interviewées, était non seulement connue, mais cautionnée par certains des cadres susmentionnés. « La réputation du service éditorial est affreuse », assène Marjorie, qui travaille encore dans l’entreprise, « Toutes les nanas savent que tu ne peux pas postuler là-bas ». Certaines femmes disent avoir peur de traverser les couloirs et le plateau menant au bureau de Serge, avec « la boule au ventre », explique Anne, l’ancienne RH. « On se sent dévisagées. On se demandait si les mecs ne nous notaient pas sur notre physique quand on passait ». Une avalanche de remarques, de « blagues », « tous les jours », à n’importe quelle occasion. « J’étais toujours aux aguets », nous confie Mélanie, « toujours en train de me dire quelqu’un va me dire un truc et ça va partir en propos salaces ».
Et quand les femmes décident de parler aux RH, rien ne se passe. « Ce n’était que des blagues, pas la peine de prendre ça au sérieux », « c’est un univers geek et masculin, ils ne sont pas très fins, mais c’est comme ça », se sont entendues répondre des employées. Plusieurs femmes nous rapportent avoir appris à se forcer à « en rire » pour supporter, et être acceptées dans une entreprise qui les faisait parfois rêver. À Ubisoft, 8 employés sur 10 sont des hommes.
« C’était impossible qu’elle n’ait pas été au courant »
Mélanie, qui est allée voir les RH de nombreuses fois, se rappelle de rendez-vous informels, entre deux cafés où rien n’était officiellement noté. Et même quand les RH recevaient et écoutaient les plaignantes, le résultat était invariablement le même : rien n’était fait. Anne, ancienne RH, se souvient avec beaucoup de frustration de son expérience. « On entendait des choses anormales, tout le temps. Quand j’ai essayé de faire remonter cette ambiance malsaine à ma supérieure, elle bloquait. Elle couvrait tout, du témoignage de Caroline (l’ancienne assistante qui s’est récemment confiée à Libération, ndlr) aux histoires de drogues… Je lui ai fait remonter plein de trucs. C’était impossible qu’elle n’ait pas été au courant. » Sa supérieure, qui travaille chez Ubisoft depuis 22 ans, et occupe le poste de directrice RH depuis 2006, n’a pas répondu à nos demandes d’entretien.
« Elle savait parfaitement ce qu’il se passait », confirme Paul, qui était proche de certaines employées du service. « Les RH remontaient les trucs aberrants et révoltants qu’elles entendaient, et la responsable leur disait ‘okay, d’accord’, et c’était la fin de l’histoire. Parce que ça touchait Serge », juge-t-il à propos du rôle de superviseur et la responsabilité hiérarchique de la division qui lui incombe. « Ils préféraient ne pas savoir », dit avec amertume Mélanie, se remémorant une discussion avec la directrice RH qui lui aurait expliqué que Matthéo B. était l’assistant de Serge, et qu’il serait donc « protégé ».
« Il fallait exécuter les décisions de Serge sans poser de questions », se désole Anne, en parlant de son expérience aux Ressources Humaines. « On était une toute petite équipe de stagiaires et gens en CDD, peu expérimentés, pas du tout armés pour les situations qu’on a vécues. On a notre part de responsabilité, mais on a aussi été victimes de cette omerta, de ce système mafieux ». « Serge est un Dieu qui a le droit de vie ou de mort sur les projets et les carrières », résume Paul. Ceux qui osaient s’opposer frontalement aux décisions du numéro 2 d’Ubisoft auraient été « peu à peu poussés vers la sortie », assure-t-il. « Il protégeait ses amis et embauchait qui il voulait », complète Anne, qui se souvient que le service RH n’avait pas son mot à dire pour les recrutements.
« Il faut changer toute l’ambiance »
Malgré la protection dont il a longtemps bénéficié, M.B. a néanmoins fini par aller trop loin. Ces nombreuses histoires auraient fini par remonter aux oreilles de la puissante directrice de la production internationale et cheffe des RH du groupe. De son grand bureau vitré séparé seulement par une porte de celui de Serge, elle aurait fini par venir « taper sur les doigts de Serge, lui demandant de régler l’histoire », confirment plusieurs personnes à Numerama. À notre connaissance, le directeur créatif n’a quant à lui pas reçu d’avertissement. Ubisoft n’a communiqué sur aucune autre procédure ou suspension en cours, à part celle concernant Tommy François.
« Il ne faut pas juste virer Tommy, il faut changer toute l’ambiance à l’édito », assène Paul. De nombreux employés craignent que l’entreprise ne parvienne pas à changer en profondeur la manière dont elle fonctionne, notamment puisqu’elle sacralise une poignée de « talents » haut placés, dont elle n’imagine pas se séparer. « Yves [Guillemot] fait l’autruche sur ces sujets », estime Marjorie. « Il préfèrera se couper un bras que de se séparer de Serge. »
Depuis plusieurs jours, Ubisoft a pourtant multiplié les annonces, par la voix de son PDG, qui a envoyé plusieurs mails internes à ses salariés dans lequel il affirme, le 4 juillet, vouloir « construire un meilleur Ubisoft ». Deux jours plus tôt, la multinationale a annoncé une série de mesures pour amorcer « un changement structurel », dont une enquête menée par un cabinet externe sur les accusations en interne, une plateforme « confidentielle » où les salariés pourront se confier, la création d’un poste de Responsable Diversité et Inclusion ainsi que la « nomination d’un Head of Workplace Culture », qui sera en charge de « proposer des changements d’ampleur dont nous bénéficiera à tous ».
L’entreprise, qui compte 22 % de femmes (contre 14 % dans l’industrie du jeu vidéo, selon le baromètre français de 2020), doit aussi faire face à un problème qui touche plus généralement tout le monde du jeu vidéo. Alors qu’aujourd’hui dans le monde, 50 % des joueurs sont en fait des joueuses, les femmes sont toujours sous représentées, mal traitées voire exclues d’un milieu professionnel qui leur fait sentir qu’elles n’y ont pas leur place. Or, preuve qu’un changement est possible, plusieurs sources nous ont mentionné d’autres divisions d’Ubisoft Paris, dans lesquelles plus de femmes ont été embauchées, où les hommes aux comportements problématiques sont tout de suite rappelés à l’ordre.
Depuis quelques semaines, la prise de parole de certaines victimes ou témoins a permis de libérer la parole d’autres ; dans de nombreux messages sur l’outil interne de communication à Ubisoft, des employées et employés multiplient les commentaires et osent, sous leur vrai nom, formuler des reproches, dont Numerama a pu voir une partie. La nouvelle section Ubisoft Paris du syndicat Solidaires Informatique a également lancé un appel à témoignages concernant le harcèlement et les agressions sexuelles dans l’entreprise.
Le service édito étant considéré comme la « fierté d’Ubisoft », où se côtoient plusieurs des hommes les plus puissants de l’entreprise, il est évident que l’affaire n’est pas simplement une histoire de quelques mauvaises embauches. Car si de tels comportements ont pu avoir lieu au sein d’une division où règnent pouvoir et influence, le pôle est toutefois loin d’être le seul exemple de déficiences des services des RH. Dans la deuxième partie de notre enquête (lien à venir), plusieurs employées et ex-employées d’autres divisions et pays ont accepté de témoigner, dans l’espoir que l’entreprise, qui compte 14 000 employés répartis dans 40 studios, prenne ses responsabilités, et assume qu’elle ne fait toujours pas assez pour protéger les femmes, et aurait longtemps trainé des pieds pour changer un système qui ferme les yeux sur les comportements toxiques de certains employés.
Contactés par Numerama, Serge Hascoët et Tommy François n’ont pas répondu à nos questions. Le service communication d’Ubisoft a pris connaissance de nos demandes, et nous a en revanche transmis les communiqués officiels des changements annoncés dans l’entreprise. Dans l’un d’entre eux, Yves Guillemot assure avoir « décidé de revoir la composition » du département éditorial, sans donner plus de précisions pour l’instant.
Mise à jour du 12 juillet : Serge Hascoët a démissionné de l’entreprise, a annoncé Ubisoft le 12 juillet 2020, ainsi qu’un autre cadre, Yannis Mallat (directeur des studios Ubisoft au Canada). Cécile Cornet (directrice Monde des RH) a quant à elle démissionné de son poste, mais pas de l’entreprise.
Cet article a été modifié pour changer la date de la vidéo de Tommy François : une première version faisait état d’une interview réalisée en 2018, alors qu’elle date de 2014.
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