« Salut je suis nouveau ici ! Quelle est la première chose que je dois savoir ?
– Ne fais confiance à personne. »
Première publication et sa réponse. Le ton est déjà donné. Malgré sa ressemblance évidente avec Facebook, Connect n’est définitivement pas un réseau social comme les autres. Pourtant, pour quiconque s’est déjà inscrit sur un réseau social ces dix dernières années, les premiers clics sur la plateforme ne sont pas dépaysants. Déterminer ses identifiants, choisir sa photo de profil, rejoindre des groupes « suggérés », écrire son premier post… rien ne change de l’expérience habituelle de l’internaute en quête de connexion sociale.
Mais s’inscrire sur Connect n’est pas pour autant une chose aisée. Non référencé sur les moteurs de recherche grand public traditionnels, accessible uniquement en passant par le réseau informatique décentralisé Tor, il faut disposer d’un lien direct pour arriver sur le site. Connect est certes un réseau social, mais il est uniquement hébergé sur ce que l’on appelle, de manière fantasmée, le dark web (ou dark net).
Des armes à feu et du fun
Il suffit de parcourir la page d’accueil du réseau social pour très vite comprendre ce qu’apporte cette particularité. La réponse courte ? Des annonces pour des produits psychotropes et des armes à feu, aussi cliché que cela puisse paraître lorsque l’on parle du web non référencé.
Profitant de la modération très souple de ces réseaux sociaux, nombreux sont ainsi les revendeurs qui utilisent ces plateformes pour faire la promotion de leurs produits illégaux. Nombreux sont également les internautes à la recherche d’un service illégal et qui profitent de ces plateformes pour expliciter leur demande.
Autant de messages témoins d’une économie souterraine et illégale qui ne dérangent pas pour autant les autres utilisateurs réguliers de la plateforme. Car Connect, Onion Social, Postor ou encore Galaxy 3 restent avant tout des réseaux sociaux. Avec tout ce qu’ils comportent de photos de chats, de mèmes tout droit issus du « clearweb » et autres partages de musique. C’est aussi cela qu’apprécient les utilisateurs de ces plateformes.
« Cela peut paraître bizarre dis comme ça, mais on s’habitue au fait de voir des armes à feu en ventes au milieu des mèmes », assure ainsi en message privé Rodrigo(*), inscrit sur Connect depuis six mois. « Je veux dire, quitte à entretenir les clichés, c’est le dark web, évidemment que ce genre de produits illégaux sont présents. Je n’ai pas pour autant envie de le condamner, avec le temps j’ai appris à faire abstraction. C’est un peu comme les posts sponsorisés sur Twitter et Instagram : quand ils apparaissent dans ma timeline, je scroll au post suivant sans m’y attarder. Je ne suis pas sur Connect pour acheter de la drogue », complète l’internaute en précisant qu’il navigue sur cette partie non référencée du Web depuis fin 2019.
Mais que vient-il chercher sur Connect dans ce cas ? « Du fun », assène-t-il.
Il n’est pas seul. C’est également ce qu’affirme chercher Z3N, autre utilisateur du réseau social depuis un an. Il nous détaille sa pensée via la messagerie interne de Connect. « Je me connecte ici quotidiennement, essentiellement pour m’amuser. La plupart des gens ici sont très sympathiques lorsque l’on apprend à les connaitre », évoque celui qui est connu sur Connect pour sa photo de profil représentant un chien shiba avec un chapeau de cow-boy.
Tromper la solitude
Tromper la solitude, c’est ce que nous confirment chercher beaucoup de membres de ces réseaux sociaux de l’ombre. Beaucoup témoignent d’ailleurs publiquement de leur ennui, voire, de leur dépression. Mais pourquoi ne pas se contenter de Facebook, Twitter et autres pour se divertir ?
« J’ai toujours été un enfant solitaire », confie Ryan (*), un utilisateur d’Onion Social, un autre réseau social accessible uniquement via Tor et lui aussi directement inspiré de Facebook. « Je n’ai pas beaucoup d’amis, physiques comme virtuels. C’est quelque chose dont j’avais honte sur Facebook par exemple. Tout le monde avait des centaines d’amis et moi à peine une quinzaine qui n’interagissait pas quand je partageais quoi que ce soit. C’était douloureux d’être inexistant », complète l’internaute.
Il l’assure, cela n’a pas fondamentalement changé sur Onion Social, « mais ça me dérange moins. Je n’ai plus honte de partager ce que j’aime. Ici, il y a moins d’utilisateurs donc moins d’engagements et personne ne sait réellement qui je suis : un ado dans sa chambre ou un PDG qui trompe l’ennui en trainant sur le dark web ? Personne ne saura jamais, ni ne pourra me juger », explique-t-il à Numerama.
Car, il faut bien le reconnaître, si du contenu est régulièrement partagé sur ces alternatives aux réseaux sociaux populaires ceux-ci génèrent très peu voire pas du tout d’interactions. Sans pour autant que cela dérange leurs membres.
« Certes il y a peu d’échanges et beaucoup de nouveaux inscrits sont de passages – ils se connectent une ou deux fois puis disparaissent. Mais je me sens bien sur cette plateforme, car j’ai l’impression qu’à partir du moment où tu es intégré, n’importe qui est prêt à t’aider ou à te soutenir si tu en fais expressément la demande. Sur les réseaux sociaux traditionnels, je trouve que tu n’as réellement de l’attention que si tu es déjà quelqu’un de populaire », enchérit Z3N.
Et pourtant, derrière cette bienveillance, la mise en garde initiale résonne toujours : « Ne fais confiance à personne. »
Tout le monde est potentiellement un arnaqueur
« Effectivement, c’est assez particulier. Ici, l’anonymat est roi. Il faut donc accepter le fait qu’il est possible d’échanger, mais que nous ne saurons jamais qui est réellement de l’autre côté de l’écran » explique Rodrigo. Des échanges suffisant pour créer des amitiés ? « Non. Ce que je recherche c’est une caisse de résonance pour mes propos, pas de réelles amitiés. Les échanges que je peux avoir sur ces plateformes du dark web restent conscrits à celles-ci et n’en sortiront jamais. C’est un peu un contrat tacite entre tous les membres de ces réseaux sociaux. Et si quelqu’un cherche l’inverse, c’est qu’il veut faire du social engineering pour ensuite t’arnaquer », reprend-il pince-sans-rire. « Les arnaqueurs sont vraiment nombreux ou tout du moins, tout le monde en est potentiellement un »
Savoir distinguer l’internaute naturellement sympathique de l’escroc est une gymnastique qui s’apprend avec le temps. C’est tout du moins ce qu’assure Shad0w (*), un autre utilisateur d’Onion Social et qui commence à appréhender Postor – un simili Twitter également non référencé et toujours en développement (et où il ne se passe strictement rien pour le moment, notez).
« Beaucoup de membres sont des scammers (des escrocs, ndlr) qui tentent d’arnaquer les petits nouveaux qui arrivent sur le dark web. Beaucoup de scammers partagent également des liens infectés. Avec le temps, on apprend à les différencier des vrais membres actifs. Il faut juste éviter de cliquer partout et respecter une règle simple : il ne faut jamais donner la moindre donnée bancaire ou personnelle à qui que ce soit » conseille celui qui tient à rester anonyme. « C’est l’endroit parfait pour s’assurer qu’on l’on a une bonne hygiène numérique. Mais c’est quitte ou double. »
Pourtant tous le confirment, si l’environnement est dangereux pour les profanes, pour les autres il s’agit d’un lieu d’expression comme un autre loin des tumultes des réseaux sociaux traditionnels et de leurs politiques de confidentialité jugée trop invasives. Beaucoup de whitehats — c’est-à-dire des hackers ayant fait le choix de suivre une éthique pour améliorer la sécurité informatique — y seraient présents, donnant à ces réseaux sociaux l’illusion qu’ils sont des îlots de sécurité parmi les eaux souvent dangereuses du web non référencé.
L’antisystème et le complotiste
Cela n’empêche, du contenu politisé, les membres des réseaux sociaux du dark web en partagent. Celui-ci est généralement antisystème, collapsologiste, voire saupoudré de complotisme — des thèmes qui ne sont pas absents des réseaux traditionnels.
« Notre monde hédoniste s’écroulera bientôt », partage ainsi un internaute.« Nous ne sommes que des chiffres dans la matrice », lui répond-on. « Il faut réussir à briser l’illusion dans lequel nous sommes bercés depuis la naissance […] il est temps de briser les chaines », reprend un autre internaute.
Avec la liberté absolue et l’autodétermination en principale revendication, sur Connect et Onion Social, il n’est pas rare de lire de longues diatribes sur combien le quidam est manipulé par l’état profond ou le big data. Les articles partagés sur ces plateformes vont également généralement dans ce sens. Néanmoins, comme le reste des publications publiques, celles-ci génèrent peu d’interactions.
« Honnêtement, comme je l’ai dit, tout le monde ici partage sa pensée comme une bouteille à la mer, mais je pense que l’influence sur les autres membres est toujours minime », assure Z3N. « Il y a tellement de gens qui viennent d’horizons différents – des personnes qui s’ennuient, de vrais truands, des gens de passage, qu’on pourrait balancer des « Ok weirdo » sous chaque post. Mais personne ne juge. À une seule exception près », prévient Shad0w.
Cette exception, c’est celle concernant la pédopornographie.
Des groupes de chasseurs de pédocriminels
« Salut, on a choppé un nouveau pédo. Il a 20 ou 21 ans et il habite à *******. Faites-vous plaisir. » Des messages publics comme celui-ci, accompagnés de photos d’individus ainsi que de leurs coordonnées personnelles – mail, numéro de téléphone, voire adresse physique -, les réseaux sociaux du dark web en regorgent.
Si 80 % des visites du web non référencé concernent la pédopornographie, les internautes anonymes qui luttent contre elle sont également présents sur Connect, Galaxy 3 et consorts. Ils sont d’ailleurs grandement soutenus par les membres de ces réseaux sociaux. C’est le cas notamment d’O_A(*), qui n’hésite pas à se présenter comme un justicier, et qui a accepté d’en discuter avec nous. « C’est quelque chose que nous faisons quotidiennement depuis 2012 avec un groupe de quatre amis. Inlassablement, nous traquons les pédophiles. Que ce soit sur Facebook, Discord, Reddit ou encore Fortnite. Nous n’utilisons pas Connect pour « chasser », mais bien pour afficher ceux que l’on a réussi à piéger. Lorsque l’on a assez de preuves, nous contactons la police (qui dispose d’ailleurs de ses propres agents travaillant sur ces sujets). Mais dans tous les cas, on dénonce ici ceux que l’on a trouvés. Pour qu’ils ne restent pas impunis », détaille-t-il.
« Heureusement, on n’est pas seul à faire cela. Beaucoup de whitehats participent à la lutte également », reprend-il.
Faut-il rejoindre ces réseaux sociaux ?
« Tu conseillerais aux internautes lambda de s’inscrire ici ? » Questionnés, la plupart de nos interlocuteurs donnent la même réponse : « Non, pas vraiment. » « C’est sûr que cela apporterait de la diversité et un peu plus de mouvement, mais ce serait mentir que d’affirmer qu’il s’agit d’un environnement sécurisé uniquement tourné vers le fun », explique Z3N qui craint que l’inscription de membres plus jeunes, fasse de ces réseaux sociaux de nouvelles caves à pédocriminels.
« Il y a trop d’arnaques et de liens infectés. De même, je pense que les annonces omniprésentes d’articles illicites fassent tourner la tête de ceux qui découvrent le dark web. C’est très facile d’oublier ce qui est légal de ce qui ne l’est pas en trainant trop ici. Et encore une fois, il est très difficile de déterminer en amont si ce n’est pas une arnaque », tient à rappeler Rodrigo.
« Si l’on a peur des géants du web, pourquoi ne pas rejoindre la communauté. Mais il faut respecter la règle initiale : ne faire confiance à personne », conclut Shad0w.
(*) les prénoms et pseudo ont été changés
+ rapide, + pratique, + exclusif
Zéro publicité, fonctions avancées de lecture, articles résumés par l'I.A, contenus exclusifs et plus encore.
Découvrez les nombreux avantages de Numerama+.
Vous avez lu 0 articles sur Numerama ce mois-ci
Tout le monde n'a pas les moyens de payer pour l'information.
C'est pourquoi nous maintenons notre journalisme ouvert à tous.
Mais si vous le pouvez,
voici trois bonnes raisons de soutenir notre travail :
- 1 Numerama+ contribue à offrir une expérience gratuite à tous les lecteurs de Numerama.
- 2 Vous profiterez d'une lecture sans publicité, de nombreuses fonctions avancées de lecture et des contenus exclusifs.
- 3 Aider Numerama dans sa mission : comprendre le présent pour anticiper l'avenir.
Si vous croyez en un web gratuit et à une information de qualité accessible au plus grand nombre, rejoignez Numerama+.
Abonnez-vous gratuitement à Artificielles, notre newsletter sur l’IA, conçue par des IA, vérifiée par Numerama !