Des experts, dont certains n’existent pas, signant une sorte de pétition publique déguisée en lettre ouverte scientifique sur la pandémie, le tout relayé par BBC News comme une importante lettre ouverte appuyée par des milliers de scientifiques… Voici comment l’on pourrait résumer la situation totalement lunaire dont le site Sky News s’est fait l’écho ce 9 octobre, et dont nous avons pu reproduire l’étendue de l’absurdité.
L’événement pourra vous sembler drôle, mais il n’en est pas moins désolant en cette période cruciale où la science est parfois attaquée, et souvent mal présentée.
Une pétition d’« experts » contre le reconfinement
Dans de nombreuses régions du monde, un confinement a encore lieu. Des villes ou quartiers sont même reconfinés en cas de deuxième vague trop importante. Une grande partie de la communauté scientifique y est favorable, étant donné que le confinement a déjà permis d’éviter nombre de décès. Quelques-uns toutefois s’y opposent, et parmi ces derniers, certains ont récemment diffusé une déclaration commune : la Great Barrington Declaration.
« Presque 6 000 experts, y compris des dizaines venant du Royaume-Uni, expliquent que cette approche a un impact dévastateur sur la santé physique et mentale ainsi que sur la société », rapporte alors la BBC ce 9 octobre 2020. Et cet article de réitérer quelques lignes plus loin en précisant bien textuellement que ces milliers d’experts sont « des scientifiques et experts médicaux. »
Cette lettre ouverte invite à mettre fin aux confinements et à toute stratégie restrictive, afin de se reposer essentiellement sur l’immunité collective en laissant les gens attraper le virus. Si l’on se rend sur le site de la déclaration, on peut effectivement retrouver le texte complet de la lettre, où elle est introduite ainsi : « En tant qu’épidémiologistes des maladies infectieuses et scientifiques de la santé publique […] ». À cela est alors associé le nombre de signataires, ainsi que leur qualification. Comme le rapporte la BBC, on peut lire : 5 623 scientifiques du milieu médical et de la santé publique ; 11 392 praticiens médicaux ; 157 149 personnes du grand public.
Seul problème, et pas des moindres : parmi tous ces scientifiques, il y a un peu trop de Dr Bananas, Pr. Playstation, Dr Fakename et Pr Bidule. En fait, la déclaration a grossi son volume en nombre de signataires scientifiquement qualifiés… car le site permet à n’importe qui de se prétendre qualifié.
Numerama a vérifié cet étrange procédé.
Dr Baguette De Pain, expert en santé publique
En haut à droite de la déclaration, le bouton Signez la déclaration est bien mis en évidence. En cliquant, vous vous retrouvez face à un formulaire. Dans celui-ci, vous devez simplement inscrire votre prénom, nom, ainsi qu’un préfixe. Parmi les préfixes indifféremment disponibles : Mr., Miss, Ms., mais encore Dr. et Pr.
Ensuite, après avoir renseigné votre provenance géographique, la déclaration vous demande de préciser votre groupe professionnel. Trois choix : scientifique en médecine ou santé publique ; praticien médical ; ou grand public. Si vous sélectionnez l’un des deux premiers choix, on vous demandera simplement votre email ainsi que votre fonction ou statut (par exemple : doctorat, prof d’université, médecin généraliste…). Mais rien, dans ce processus, ne contrôle la véracité de ce que vous prétendez être. Il est possible d’y inscrire absolument n’importe quoi.
Pour vérifier que les twittos ayant révélé ce problème disaient vrai, nous avons proposé le nom de Dr Baguette De Pain, situé à Paris, et titulaire d’un doctorat en boulangerie. Nous avons inscrit un email gmail quelconque (non-issu d’une université ou autre organisme professionnel), puis validé. Un simple mail nous a été envoyé pour valider l’adresse mail, nous l’avons confirmé. Dans les secondes qui ont suivi, notre Dr Baguette De Pain faisait partie des experts parmi les signatures.
Parmi les éminentes signatures, on peut également retrouver plusieurs Dr Who, avec un PhD en TARDIS, et tant d’autres noms et qualifications étonnantes. En clair : n’importe qui peut signer la déclaration en indiquant n’importe quel statut soi-disant scientifique ; et le faire indéfiniment en grossissant toujours plus le nombre de signataires.
La confusion sur la réalité
Cette déclaration Great Barrington Declaration pose problème, et moins à cause de son contenu formel, qu’en raison de la façon dont elle se présente de manière aussi confuse que faussée. Elle n’est pas une lettre ouverte, mais l’équivalent d’une pétition. Sauf que cette pétition prétend être une déclaration basée sur des signatures de scientifiques. Si c’est vrai pour les tous premiers signataires, celles et ceux qui ont écrit la déclaration, le reste n’est factuellement pas fiable.
Si 150 000 personnes ont signé en notant bien faire partie du grand public, les 5 600 scientifiques et 11 000 praticiens médicaux ne sont pas forcément ce qu’ils prétendent être. On y retrouve en tout cas nombre de faux profils. Il n’y a en fait aucun « screening » visant à vérifier le diplôme ou la fonction : la signature est validée dans la seconde, qu’importe ce que l’on met. La vérification par une adresse mail professionnelle est pourtant chose courante (les étudiants et professeurs ont par exemple accès à des sites de documentation via leur mail universitaire ou d’école, etc.), entre autres possibilités de vérification.
L’absurdité qui entoure cette déclaration, et la façon dont elle a été relayée par la BBC, montre, premièrement, pourquoi les sources doivent être citées, avec un lien cliquable. Ensuite, cela vient rappeler à quel point l’information (scientifique, mais pas seulement) peut se perdre et être déformée par une mauvaise interprétation, ou une lecture trop rapide : s’informer, c’est croiser les sources. Le fait de faire appel à une « parole d’experts » n’est par ailleurs pas toujours gage d’information fiable, s’il n’y a pas de vérification derrière quant à la solidité d’un profil… ou ici, à son existence même. Ce dernier point fait écho à la vidéo virale de faux médecins manifestant en faveur de la chloroquine (c’était en réalité un groupe conservateur faisant de la désinformation).
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