Cet article est extrait de notre newsletter hebdomadaire Règle30. Nous publions exceptionnellement l’édition du 3 juin 2020 pour vous faire découvrir les sujets que Lucie Ronfaut aborde. Pour la recevoir tous les mercredis, abonnez-vous gratuitement sur cette page.
Chrissy Teigen est le genre de star qui partage beaucoup sur les réseaux sociaux. L’ancienne mannequin — aujourd’hui animatrice de télévision et entrepreneuse — documente largement sa vie privée sur Instagram, y montrant ses enfants, son mari (le chanteur John Legend), sa maison, ses repas, sa récente grossesse… Le tout avec un certain humour et, surtout, un sens de la mise en scène.
Comme souvent sur Instagram, tout avait l’air beau, heureux, et enviable. Jusqu’au 1er octobre, où Chrissy Teigen a publié une photo d’elle en train de pleurer sur un lit d’hôpital. « Nous sommes sous le choc et nous souffrons d’une douleur dont nous avions seulement entendu parler, que nous n’avions jamais ressentie jusqu’alors. Nous ne sommes pas parvenus à donner à notre bébé le sang dont il avait besoin, malgré toutes les transfusions. Ça n’a jamais été assez.» Sur une autre image, on la voit, avec son mari, bercer un petit corps emmitouflé dans un drap, que l’on devine être son enfant à naître, décédé.
Par ces quelques photos, Chrissy Teigen a brisé deux tabous d’un coup : celui de la fausse couche et celui de la mort. Certaines personnes se sont indignées qu’elle partage des images de quelque chose d’aussi traumatisant et intime. D’autres, au contraire, ont salué la démarche exactement pour les mêmes raisons. On parle rarement des fausses couches en public, alors qu’il s’agit d’un phénomène très fréquent. Beaucoup de femmes choisissent de se taire, par honte, ou par peur de se voir reprocher la manière dont elles ont mené leur grossesse. Les photos de Chrissy Teigen ont choqué, parce qu’elles sont rares. Elle n’a pas gardé le silence.
L’autre aspect qui a choqué, au-delà de la visibilité de la fausse couche, c’est celui de la mort. On ne voit pas le visage de l’enfant à naître de Chrissy Teigen, mais on distingue bien son petit corps. Là aussi, c’est quelque chose de très rare. On ne montre pas la mort en ligne. On a déjà du mal à en parler. Une personne qui partage son deuil via des tweets ou un post Facebook provoquera invariablement du malaise, voire des critiques. On lui reprochera de trop en faire, de se mettre en avant, de ne pas avoir assez de pudeur.
Au fond, il s’agit d’un phénomène qui dépasse le web. Le deuil a longtemps été une activité collective, qui est progressivement devenue privée. Avant, on veillait les morts et les mortes, on portait des vêtements signifiant que l’on avait subi une perte. En lisant cet article du New York Times (en anglais), j’ai même appris qu’au XIXe siècle, à l’invention de la photographie moderne, il était fréquent de prendre en photo des défunts ou des défuntes. C’était une manière de célébrer une dernière fois la personne décédée. De garder une preuve qu’on l’avait aimée jusqu’au bout.
https://twitter.com/zeldawilliams/status/1311528636923535360
(« Toutes les manières de vivre un deuil sont VALIDES, que ça soit en privé ou en public. (…) Laissez les gens faire leur deuil comme ils ou elles le souhaitent, pas comme vous aimeriez qu’ils ou elles le fassent. Et espérez qu’un jour, lorsque ça sera votre tour, les autres vous laisseront tranquille de la même manière » (Zelda Williams est actrice))
Aujourd’hui, la perte confronte à un paradoxe. On a l’habitude de tout partager, ou presque, en ligne. Mais on ne se sent pas autorisé·es à partager notre deuil. Pourtant, si vous avez déjà perdu quelqu’un de proche, vous avez peut-être ressenti un besoin similaire à celui des hommes et des femmes du XIXe siècle. Peut-être que vous avez immortalisé un visage, une main, un cercueil, une urne ou une tombe. Peut-être que vous avez partagé cette image avec votre famille, des amies ou des inconnues sur les réseaux sociaux. Peut-être que l’image n’a jamais quitté votre galerie de smartphone, et que vous la regardez de temps en temps. Peut-être que vous avez gardé votre douleur pour vous. Ou alors, comme Chrissy Teigen, vous voulez la crier au monde entier. Il vous suffit d’appuyer sur le bouton « partager ».
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PS : Si vous souhaitez aller plus loin dans ce sujet, j’ai réalisé une série documentaire audio qui parle des liens entre la mort et le numérique. Elle s’appelle Mort à la ligne, et vous pouvez l’écouter par ici.
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Quelques liens
Death wish
La semaine dernière, on a appris que Donald Trump avait attrapé le coronavirus. La nouvelle a été accueillie avec beaucoup de blagues en ligne, et aussi quelques messages souhaitant la mort du président des États-Unis, notamment sur Twitter. Le réseau social s’est donc fendu d’un tweet pour rappeler que ses règles interdisent ce genre de propos. « Les tweets qui souhaitent ou espèrent la mort de quelqu’un, ou bien des dommages corporels graves ou une maladie mortelle, ne sont pas autorisés et devront être supprimés » , a écrit l’entreprise, pourtant connue pour ses piètres efforts de modération. Peut-on parler d’hypocrisie ? C’est à lire du côté de Numerama.
Les compositrices oubliées du jeu vidéo
Si vous vous débrouillez en anglais, je vous recommande chaudement l’écoute de ce podcast du magazine américain Wired, qui revient sur le destin discret d’un groupe de musiciennes japonaises ayant composé les thèmes de jeux vidéo très connus des années 80 et 90 (Castlevania, Mega Man, etc). A l’époque, elles signaient leurs œuvres sous pseudonyme, une pratique répandue dans l’industrie, mais aussi empruntée par les femmes pour qu’on prenne leur travail au sérieux. C’est plein de bip et de boup et de musique 8bit, et c’est à écouter par ici.
Autodéfense numérique
L’association française Féministes contre le Cyberharcèlement a lancé cette semaine un guide d’autodéfense à destination des militantes et des militants en ligne. Intitulée Nos voix, nos combats, cette plateforme propose plein de conseils pour se protéger et réagir au cyberharcèlement (comment collecter des preuves, porter plainte, réagir à une usurpation d’identité, etc) ainsi que des ressources juridiques et documentaires. Vous pouvez consulter le site par ici.
It’s just (a little crush)
Avez-vous déjà eu un « celebrity crush » ? Une passion dévorante, et à sens complètement unique, pour une personne célèbre, que vous ne rencontrerez jamais, mais qui devient un élément indispensable à votre vie ? Dans cet article, une journaliste de Slate admet son obsession soudaine pour le chanteur Harry Styles, et analyse cet amour débordant sous l’angle de la psychologie et de la science. Pourquoi notre cerveau aime-t-il s’accrocher à des personnes inaccessibles, particulièrement lors de périodes difficiles ? C’est très drôle, et aussi très instructif. Vous pouvez lire ça (en anglais) du côté de Slate.
Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer
Il est difficile de bien écrire sur les grandes plateformes et leurs effets sur notre vie. D’un côté, il y a les gens béats, soutiens éternels et sans esprit critique de la Silicon Valley, pour qui tout progrès technologique est bon à prendre. De l’autre, les adversaires farouches aux GAFA et leurs consorts, à la référence un peu trop facile à 1984, qui aiment faire peur et culpabiliser les internautes (coucou Netflix), sans réfléchir à leurs usages et aux raisons pour laquelle, au fond, nous passons notre vie en ligne. Le monde selon Zuckerberg, un livre d’Olivier Ertzscheid, maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes, réussit à éviter les écueils habituels des critiques des technologies, tout en réfléchissant sérieusement à leurs dérives.
Le livre prend la forme d’une série de courts essais, rangés en deux catégories : les portraits et les préjudices. La première moitié de l’ouvrage imagine le monde vu par différentes personnalités du numérique, Mark Zuckerberg (cofondateur et PDG de Facebook), Sergeï Brin et Larry Page (cofondateurs de Google), mais aussi Tim Berners-Lee, le papa du web. La partie sur les préjudices se concentre elle sur les manières dont les grandes plateformes ont transformé notre quotidien, plutôt pour le pire. On y parle de nombreux sujets déjà abordés dans cette newsletter ; le racisme des algorithmes ; les combats politiques cachés derrière le ciblage publicitaire (avec la fameuse bataille autour du mot-clé « avortement » sur Google) ; la polarisation des opinions en ligne.
Contrairement aux autres ouvrages du genre, j’ai apprécié l’optimisme d’Olivier Ertzscheid qui, même s’il détricote les menaces du numérique d’aujourd’hui, croit encore qu’il peut changer grâce à un effort collectif. Malheureusement, le livre n’évite pas un autre écueil classique : des références quasi-exclusivement masculines. Et si, justement, les femmes sauvaient le numérique ?
Le monde selon Zuckerberg, d’Olivier Ertzscheid, éditions C&F
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