Et si les sites éducatifs bénéficiaient d’un passe-droit, d’une autorisation spéciale leur permettant de ne jamais avoir aucune incidence sur l’abonnement Internet ? En clair, que leur visite et l’utilisation de leurs ressources (comme des photos, des vidéos ou des fichiers sonores) n’aient pas le moindre effet sur ce qu’alloue chaque mois l’opérateur télécoms en données, dans le fixe ou dans le mobile ?
Un accès différencié pour les sites éducatifs
C’est la proposition qu’avance Nathalie Élimas, la secrétaire d’État chargée de l’Éducation prioritaire. Dans une interview accordée au Parisien le 22 novembre, elle propose, dans le cas des familles « qui n’ont qu’un accès limité à Internet », que la consommation de données ne soit pas décomptée du forfait, quand il s’agit d’une visite d’un site éducatif ou que ses ressources pédagogiques soient utilisées. « On va faire en sorte que les sites éducatifs soient gratuits : le fait d’aller sur ces sites ne consommera pas leur forfait Internet […] Cette mesure, très utile aux familles qui disposent de très petits forfaits, sera applicable au plus tard à la rentrée prochaine », annonce-t-elle. Le dispositif serait donc mis en place d’ici la rentrée de septembre 2021, dans dix mois au maximum.
« Le fait d’aller sur ces sites ne consommera pas leur forfait Internet »
Les contours de l’action que veut mettre en place Nathalie Élimas pour différencier les activités en ligne de ces familles sont encore assez flous.
D’abord se pose la question de savoir de quels sites éducatifs on parle. Jusqu’où cette liste pourrait-elle aller et qui s’occupera de la concocter ? Un site tel que YouTube, qui accueille de nombreuses vidéos d’enseignement et de savoir, pourrait-il avoir droit à un tel laissez-passer ? La vidéo est sans doute le format qui consomme le plus de données, mais son usage à des fins éducatives est très courant.
Ensuite, cet accès différencié sera-t-il lié aux conditions de ressources de la famille ? Il est probable que oui, puisqu’il est question de viser les foyers ayant « de très petits forfaits », ce qui suggère un niveau de vie modeste. En outre, l’action de Nathalie Élimas se focalise dans les milieux populaires, notamment via les programmes REP (réseau d’éducation prioritaire) et REP+ (réseau d’éducation prioritaire renforcé).
Flou sur les forfaits concernés
Mais enfin et surtout, de quels forfaits s’agit-il ? Depuis les années 2000, l’accès à Internet fixe en France est illimité, avec l’ère du triple play (Internet, téléphonie et télévision) et du haut débit — qui atteignait à l’époque des vitesses allant de 128 à 512 kbit/s. L’ADSL et ses technologies apparentées sont aujourd’hui très largement répandus, comme le câble, et la fibre optique se déploie partout.
Dans le fixe, la seule exception notable est l’offre satellitaire, avec un volume mensuel limité selon le prix de l’abonnement (de quelques gigaoctets à un accès illimité, mais à des prix plus élevés que ce qui existe dans les liaisons fixes classiques). Cependant, il n’est pas sûr du tout que l’idée de Nathalie Élimas couvre l’Internet par satellite, mais plutôt des personnes qui relèvent des tarifs sociaux dans le mobile ou le fixe.
L’Internet par satellite, s’il peut proposer des prix abordables (moyennement quelques renoncements : par exemple, un prestataire facture 20 euros par moins un abonnement qui n’inclut que 5 Go de données), et prévoit des aides financières de l’état pour s’équiper, vise plutôt des situations atypiques, comme en montagne, ou l’arrivée des connexions filaires est difficile du fait d’une topographie très difficile.
Les personnes souscrivant ces offres ne constituent toutefois pas un gros contingent par rapport au marché de l’Internet fixe en France, qui est globalement illimité, y compris dans les offres sociales. En juin, le régulateur des télécoms signalait que « 29, millions d’accès Internet en haut et très haut débit en France », et la technologie DSL « reste majoritaire », avec deux tiers des accès souscrits.
En fait, la limitation des forfaits à Internet concerne surtout le mobile, dans la mesure où ces offres utilisent une ressource rare, les fréquences électromagnétiques, et qu’il peut y avoir des enjeux de congestion dans les réseaux (c’est pour cela que lors du tout premier confinement, il était conseillé de passer son smartphone sur le Wi-Fi à domicile pour soulager le réseau mobile)
Mais la vraie problématique n’est peut-être pas dans ces questionnements. C’est peut-être au niveau du respect de la neutralité du net que le vrai sujet se trouve.
Un accroc à la neutralité du net
En effet, l’idée que la secrétaire d’État avance s’apparente à du trafic gratuit, une notion qui emporte des conséquences dans le monde des télécoms. En effet, ce « zero rating » est, en l’état actuel du droit, avec l’adoption en 2016 d’un règlement européen décisif, et de la jurisprudence, affermie dans une interprétation récente de la Cour de justice de l’Union européenne, une infraction à la neutralité du net.
La neutralité du net pose comme principe que tout le trafic qui circule via le réseau Internet doit être traité de façon égale. Il ne doit y avoir ni discrimination, limitation ou interférence en fonction du destinataire, de l’expéditeur, du type, du contenu, de l’appareil, du service ou de l’application. De l’avis général, notamment du régulateur des télécoms et d’experts très attentifs sur ce sujet, la neutralité du net est respectée en France.
Le trafic gratuit a essentiellement été utilisé pour satisfaire des intérêts commerciaux, via un partenariat par exemple entre un opérateur télécoms et un service de streaming vidéo ou musical, au détriment évidemment des autres plateformes de SVOD ou audio. L’idée de Nathalie Élimas s’apparente davantage à une mesure sociale, louable, qui pose toutefois des problèmes de droit.
Dans son arrêt rendu en septembre, la Cour de justice de l’Union européenne n’a pas dit qu’il fallait systématiquement interdire le trafic gratuit. L’instance a déclaré qu’il ne fallait pas que ce zero rating soit motivé par des enjeux de business. En clair, si zero rating il y a, il faut qu’il porte sur une catégorie de trafic ou d’usage (comme le streaming en général) et non pas sur tel ou tel partenaire de streaming.
Or, le problème du projet proposé par Nathalie Élimas est qu’une distinction se dessine entre les sites éducatifs validés par le gouvernement et les autres. Et c’est typiquement cela que la Cour de justice de l’Union européenne ne souhaite pas voir survenir. Or, si l’on accepte Universalis, quid de Wikipédia ? Et si on accepte Wikipédia, quid de JurisPedia ? Et ainsi de suite. Et le souci est déclinable à l’envi.
Le problème soulevé par Nathalie Élimas appelle une réponse, mais peut-être différente, en concertation avec les opérateurs télécoms, par exemple pour ajuster les offres sociales, en abaissant leur prix ou en octroyant davantage de données (notamment dans le mobile), ou bien en ciblant une action spécifique dans le déploiement de réseau fixe (sachant qu’il y a le plan Très Haut Débit qui est en cours, avec un premier jalon attendu en 2022). Et cela, sans donner un quelconque coup de canif à la neutralité du net.
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