Le SISEA, pour Stop Internet Sexual Exploitation Act, est un projet de loi aux États-Unis. Il est co-signé par deux sénateurs, Ben Sasse, un des représentants républicains du Nebraska, et Jeff Merkley, un démocrate de l’Oregon.
Le projet de loi a été introduit au Sénat au mois de décembre 2020, mais n’a pas encore été examiné en commission. Il n’y a pas encore de date annoncée pour son examen devant les sénateurs, ce qui fait que le calendrier législatif est encore très flou autour de ce projet de loi.
Cependant, bien qu’il soit toujours lointain, le SISEA inquiète d’ores et déjà les travailleurs et travailleuses du sexe (TDS) américains et les spécialistes du secteur : selon eux, la loi, extrêmement contraignante, signerait la fin du porno libre sur Internet. Explications.
Pourquoi un tel projet de loi ?
Le but de la loi est de lutter contre l’exploitation sexuelle en ligne. Plus concrètement, il s’agit de mieux encadrer la distribution de la pornographie, afin que les contenus volés, les revenge porns, les vidéos de viol, les vidéos filmés sans le consentement de personnes y figurant, et les vidéos pédopornographiques ne puissent plus être publiées sur les sites. « Une loi révolutionnaire, qui obligerait toutes les plateformes en ligne qui hébergent de la pornographie à mettre en place des garanties qui protègent les Américains de l’exploitation sexuelle en ligne », se réjouit sur son site l’un des co-sponsors, le sénateur démocrate Jeff Merkley.
« Le partage de vidéos privées sans le consentement des personnes impliquées est une atteinte à la vie privée très grave, qui mène à l’humiliation et potentiellement au suicide. […] nous devons nous assurer que plus jamais la vie d’un enfant, d’une femme ou d’un homme n’est ruinée à cause de ces sites ».
Ce projet de loi ne vient pas de nulle part : comme Jeff Merkley l’explique, il fait suite à la publication d’un article du New York Times en décembre, dans lequel le journaliste Nicholas Kristof montre de nombreux problèmes de modération que rencontre Pornhub. Les vidéos de mineures, de revenge porn, et de viol sont extrêmement nombreuses, et extrêmement facile d’accès.
« Pendant des années, Pornhub et sa compagnie mère Mindgeek ont fait de l’argent grâce à des vidéos de viol, d’abus, et avec l’exploitation d’enfants. Pendant que les trafiquants en costard-cravates s’enrichissaient, les victimes ont vécu dans la peur et la douleur. Cela doit cesser. Notre projet de loi vise directement les monstres qui se font de l’argent grâce aux viols », a ajouté le sénateur républicain Ben Sasse, l’autre co-signataire du projet de loi.
Bien sûr, Pornhub n’est pas le seul site à héberger des contenus pornographiques. Outre les sites X spécialisés, il est aussi possible de trouver des photos dénudées ou des vidéos érotiques sur des réseaux sociaux comme Twitter ou Reddit. Jusqu’en 2018, on trouvait également sur Tumblr des milliers de contenus NSFW (non safe for work, un acronyme régulièrement utilisé sur internet). Et c’est en partie pour cela que la loi est aussi critiquée, parce qu’elle n’impacterait pas que « les monstres qui font de l’argent grâce aux viols », mais toute l’industrie de la pornographie et énormément de travailleurs et travailleuses du sexe.
Que dit le projet de loi ?
Le projet de loi prévoit d’imposer des règles très contraignantes aux sites.
Comme le résume très bien le site spécialisé XBiz, les principales dispositions du texte sont :
- Toute personne qui publie une vidéo sur un site X doit confirmer son identité, et doit au même moment upload un document signé confirmant le consentement de toutes les personnes apparaissant dans la vidéo, ce qui donne un droit de recours aux personnes qui n’auraient pas donné leur accord
- Les plateformes hébergeant du contenu pornographique doivent informer les visiteurs qu’ils peuvent demander le retrait d’une vidéo si une personne y figurant n’a pas donné son consentement (comment ils pourraient savoir ?), et doivent leur expliquer comment faire
- Le téléchargement des contenus présents sur la plateforme est interdit
- Les plateformes doivent créer et héberger des centre d’appels ouverts 24 h sur 24, que les personnes demandant le retrait de vidéo pourront contacter
- Les vidéos dont le retrait est demandé doivent être supprimées de la plateforme dans les deux heures suivant le signalement
- Les plateformes doivent s’équiper de logiciels empêchant les vidéos supprimées d’être à nouveau publiées sur le site
- La loi prévoit la création d’un fichier regroupant le nom des personnes n’ayant pas donné leur consentement pour apparaître dans une vidéo. Ce fichier devrait être consulté avant l’upload de chaque nouvelle vidéo sur une plateforme. Ce fichier sera hébergé selon des critères définis par le ministère de la Justice américain
- Si les plateformes ne respectent pas leurs obligations, elles seront poursuivies et condamnées à des amendes, qui seront versées aux victimes.
Pourquoi le projet de loi pose problème ?
Le trafic d’être humain et l’échanges de vidéos dans lesquelles des personnes non consentantes apparaissent sont des actes extrêmement graves, qu’il faut continuer de combattre. D’ailleurs, tous les observateurs et les journalistes américains s’accordent là-dessous. Et certains des proposition sont pertinentes, comme le fait de ne plus permettre les téléchargement de vidéos par les utilisateurs.
Ce qu’il est reproché au projet de loi, c’est la façon dont les sénateurs veulent parvenir à l’éradication de ces vidéos. C’est pour beaucoup un texte trop agressif, trop vague, impossible à mettre en place, et qui mènerait à la disparition de la quasi-totalité de la pornographie sur internet.
Plusieurs questions viennent à l’esprit en lisant les propositions du projet de loi. Comment une loi américaine pourrait-elle réguler des sites internet du monde entier ? Mindgeek, le propriétaire de Pornhub et principale entitée visée par SISEA, est en effet basé au Canada. Comment et par qui serait géré le fichier contenant les noms de toutes les personnes ne souhaitant pas apparaître dans des contenus pornographiques ? Qui devrait le remplir ?
Comme nous le disions plus haut, il n’y a pas que les sites pornographiques qui hébergent du contenu érotique sur internet. Pour les sites dont ce n’est pas le but premier, comme Twitter ou Reddit, il serait très difficile de continuer à autoriser le partage d’images ou de vidéos X : la création d’un centre d’appel et le processus de vérification du consentement des personnes sur les vidéos serait un véritable défi technique qui coûterait très cher aux plateformes. Si Twitter peut certainement se permettre financièrement de mettre en place toutes les conditions nécessaires au respect de la loi, il serait toujours plus simple de bannir unilatéralement la pornographie sur le site, et c’est certainement une option pour laquelle opteront beaucoup d’entre eux. Sans compter les plus petites structures, qui n’auront pas les moyens d’investir pour se mettre aux normes.
Résultat, la journaliste américaine Ana Valens, qui couvre pour le DailyDot le projet de loi et ses potentielles retombées, estime que ce sont les travailleurs et travailleuses du sexe qui se reposent sur ses plateformes pour gagner de l’argent qui vont être le plus impactées.
Où mettre la frontière ?
Un autre point très important, c’est la définition du projet de loi du terme « contenu pornographique ».
https://twitter.com/acvalens/status/1340347550117883907
« Est reconnu comme “image à caractère pornographique » toute représentation visuelle de comportement sexuellement explicite, dont les photographies, films, vidéos, images ou vidéos générées par ordinateur, ou produites par n’importe quel moyen électronique ou mécanique ». Les interprétations peuvent être très larges : qu’est-ce qu’un comportement sexuellement explicite ? Où mettre la frontière, et comment ? Une telle définition pourrait, potentiellement, toucher des sites qui hébergent des illustrations pornographiques, mais dont ce n’est pas toujours le but premier tels que Patreon, une sorte de Tipeee américain qui permet à des créateurs de recevoir tous les mois de l’argent de la part de leurs fans. Or, certains de ces artistes produisent du contenu pornographique : seront-ils obligés de fermer boutique ? « Le projet de loi pourrait également mettre en danger des applications utilisées par les adolescents pour sexter», note Ana Valens.
https://twitter.com/acvalens/status/1340348019770834950
Le projet de loi demanderait aux plateformes hébergeant du contenu pornographique de vérifier l’identité de chaque personne présente dans les vidéos, pour les vidéos à venir, mais pour toutes les vidéos d’ores et déjà publiées, soit plusieurs millions. Une tâche colossale.
Autre obstacle : la protection des victimes n’est pas complètement assurée pour tout le monde. Les travailleurs et travailleuses du sexe, dont certains sont des personnes sans papiers, seraient obligées de donner leurs informations personnelles aux autorités afin de demander le retrait d’une vidéo. Or, comme le note Ana Valens, ce n’est pas quelque chose que les personnes dans les situations les plus précaires souhaitent faire. Et malheureusement, ce sont toujours ces personnes qui sont le plus susceptibles de subir de l’exploitation sexuelle.
https://twitter.com/acvalens/status/1340349734700113920
Autre problème concernant le fichier que les plateformes devraient consulter avant la publication de chaque vidéo : il n’est pas possible de préciser sur quels sites on ne veut pas apparaître. Par exemple, si une personne accepte de voir son travail publié sur un site, mais pas un autre, elle ne peut pas le préciser sur le fichier. Si une personne donne son accord, c’est pour tous les sites, ou rien. Impossible de faire la différence entre son propre site web, ou une re-publication sur Pornhub. Un tel texte crée une barrière dangereuse entre les travailleurs et travailleuses du sexe, et les victimes : impossible d’être les deux à fois. On ne peut pas être un ou une TDS et se faire filmer sans son consentement, ou de se considérer comme victime en travaillant dans l’industrie pornographique.
Quel impact aurait cette loi en France ?
Une loi luttant contre les revenge porn, l’exploitation sexuelle et le vol de vidéos est essentielle. Ce sont des actes terribles pour les personnes figurant dans ces vidéos, et l’article du New York Times le montre très bien. Mais en dehors des problèmes d’applications déjà évoqués au-dessus, un défaut plus grand se dessine : la loi a été faite sans écouter ni parler aux personnes les fréquemment victimes de ces pratiques, les TDS.
Eva Vocz, la coordinatrice de l’association de travailleurs et travailleuses du sexe le Parapluie Rouge, déplore un tel oubli : « C’est hypocrite, parce que les actrices porno sont les plus exposées aux vols, mais de par la nature de nos métiers, tout le monde s’en fout. » Les différentes lacunes du projet de loi sont révélatrices du fait que les sénateurs n’ont pas pris le temps d’écouter ce que les travailleurs et travailleuses du sexe avaient à dire. « C’est désespérant parce qu’ils ne se sont pas donné la peine de se soucier de nous. »
Or, ce n’est pas la première fois qu’une loi américaine a un impact sur les travailleurs et travailleuses du sexe du monde entier : en 2018, les lois SESTA et FOSTA ont mis à mal leur fragile modèle économique. SESTA (Stop Enabling Sex Trafficking Act) et FOSTA (Fight Online Sex Trafficking Act) avaient initialement pour but, comme leur nom l’indique, d’empêcher le trafic d’êtres humains et la prostitution forcée aux États-Unis, en fermant les sites américains qui permettaient de telles pratiques. Le problème, c’est que ces sites n’abritaient qu’une toute petite minorité de proxénètes américains, le reste étant des TDS consentants, du monde entier.
Lors de leur fermeture, ces mêmes TDS se sont retrouvés sans revenus, les mettant dans des situations très précaires et potentiellement dangereuses. « Ces lois ont transformé l’économie du travail du sexe en France. Depuis 2018, la censure sur Facebook et sur Instagram est bien plus dure, particulièrement pour les travailleurs LGBT, qui font plus souvent l’objet de raids et de signalement », explique Eva Vocz. « On a beau être en France, comme on est très dépendants des sites américains, on est quand même impactés. L’arrivée de ces lois a été dure », explique Eva Vocz, « il y a eu des suicides, des pertes de revenus énormes. Ils ne se sont pas donné la peine de mesurer l’impact de ces lois-là ».
Les petits sites, ceux dont les minorités sexuelles ont le plus besoin, vont disparaître
Et si les grosses plateformes vont pouvoir supporter le coût supplémentaire pour la mise en place et le développement des hotlines, ce n’est pas le cas des sites les plus petits. « Ce sont souvent ces plateformes qui sont gérées par et pour les TDS, et généralement celles qui représentent le mieux les minorités sexuelles », explique Eva Vocz. « Ce sont les sites dont nous avons le plus besoin qui risquent le plus de disparaître. Ce type de loi ne va faire qu’accentuer un phénomène de censure qui est déjà existant.»
Surtout que les alternatives françaises n’existent pas. Restent « des sites hébergés en Russie, ou le dark web, mais il y a encore moins de possibilités de contrôle », déplore Eva Vocz. En pleine pandémie mondiale, où de plus en plus de TDS se tournent vers les réseaux sociaux pour pouvoir continuer de travailler, « on a l’impression qu’il y a un acharnement anti-porno aux États-Unis, mais aussi en France », ajoute-t-elle en pensant à la loi Avia, « et on est trop petit pour faire quoi que ce soit. C’est important de faire des lois contre l’exploitation sexuelle, mais il faut les faire avec nous plutôt que contre nous ».
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