Autorisées dans une poignée de communes en France, les machines à voter pourraient être généralisées d’ici l’an prochain, en prévision de l’élection présidentielle française de 2022. C’est la perspective qui transparaît d’un amendement inattendu déposé par le gouvernement au Sénat, alors qu’est en train d’être discuté le projet de loi organique relatif à l’élection du Président de la République.
Le gouvernement souhaite instaurer un vote par anticipation pour l’élection clé de la Cinquième République, qui permettrait aux électeurs et aux électrices de se prononcer pendant la semaine précédant la date officielle du scrutin. Subtilité supplémentaire prévue par l’amendement : il serait possible de voter également dans une autre commune, si celle-ci figure sur une liste établie par le ministère de l’Intérieur.
Cette manière de voter s’ajouterait donc, si l’amendement était approuvé, aux autres modalités qui existent, comme le vote par procuration ou le vote par correspondance (par exemple pour les élections législatives dans le cas des Français vivant à l’étranger), et surtout le vote à l’urne, qui est le moyen classique de se prononcer lors d’un scrutin, avec un déplacement en personne jusqu’au bureau de vote.
De prime abord, l’idée séduit : elle offre une option de plus pour les électeurs, tout en les répartissant sur plusieurs jours (selon la date qui aura été retenue avant le scrutin), afin d’éviter d’avoir le jour J une trop grande concentration d’individus. Or en ces temps de pandémie et de clusters, cela a son importance, même si d’ici la présidentielle, la campagne vaccinale devrait être achevée.
Les machines à voter au cœur du vote par anticipation ?
Mais là où le bât blesse, c’est que ce vote par anticipation se déroulerait au moyen de machines à voter. L’exposé des motifs précise que ces suffrages seront ensuite « dépouillés en même temps que les autres bureaux de la commune, afin d’éviter les risques de fraude ou d’influence sur le vote des autres électeurs ». Bien entendu, l’amendement prévoit aussi des mesures pour éviter un double vote dans une autre commune.
Évidemment, cette disposition a provoqué une levée de boucliers immédiate. À droite d’abord, avec le chef de file des Républicains au Sénat. Bruno Retailleau dénonce ainsi « une magouille politicienne » de l’Élysée. La droite étant majoritaire au Sénat, elle devrait d’ailleurs probablement rejeter cet amendement — même si le gouvernement pourra le réintroduire à l’Assemblée nationale, où son camp est majoritaire.
C’est une levée de boucliers en partie politique, car Les Républicains ne se sont pas toujours montrés aussi sévères contre les machines à voter, en témoigne la prise de position de la Commission des lois au Sénat, qui plaide pour le maintien des machines à voter et du vote par Internet, avec plusieurs intervenants de droite soulignant les divers avantages que ces modalités de vote proposent.
Au Parti socialiste, l’idée d’un vote par anticipation n’est pas rejetée. Patrick Kanner ne s’oppose pas à une discussion sur le sujet, mais dénonce la méthode : « Pas comme ça. Pas en évitant l’étude d’impact, pas avec un amendement mal ficelé, qui évoque des machines à voter qui font l’objet d’un moratoire aujourd’hui. Et les maires n’ont pas été associés du tout. C’est un amendement deus ex machina qui vient de l’Élysée.»
Le patron de La République en marche (LREM) à la chambre basse, Christophe Castaner, assure que le « gouvernement n’imposera rien » et que c’est bien le parlement « qui décidera ». Cela dit, Christophe Castaner n’ignore pas que c’est bien l’Assemblée nationale qui a le dernier mot sur la loi, et que la majorité présidentielle fait traditionnellement bloc derrière le gouvernement.
L’amendement suscite également une certaine surprise, car les machines à voter étaient mises entre parenthèses depuis quelques années. Fin 2019, alors qu’il était secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, Laurent Nuñez estimait que le moratoire en place depuis plus de onze ans était un bon équilibre — celui-ci interdit à de nouvelles communes d’installer des machines à voter.
Par ailleurs, en novembre dernier, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, déclarait lors des questions au gouvernement que «nous ne sommes pas capables d’être sûrs que ce scrutin, comme le scrutin électronique, soit entièrement incontestable. Des cas de fraude peuvent être relevés». Il était alors question de vote par correspondance, mais la précision sur le vote électronique était notable.
Le « gouvernement n’imposera rien », selon Christohe Castaner
Actuellement, ces dispositifs concernent près d’un million de personnes, ce qui est une part notable du corps électoral. Elles se trouvent dans 66 communes de plus de 3 500 habitants, mais toutes ne s’en servent pas, puisque certaines y ont renoncé. Ainsi, entre 2008 et 2018, il y a 32 villes qui sont revenues à des modalités de vote plus classiques, selon Laurent Nuñez.
Comment cela pourrait-il se mettre en place ?
Si le gouvernement pousse en faveur de machines à voter pour voter en avance, ce qui traduit manifestement une évolution de sa position sur ces dispositifs, il reste à savoir de quelle façon cela se mettra en place. L’amendement reste flou sur ce point. Il invite à s’organiser au plus tard au 1er janvier 2022 pour « prévoir les mesures d’application de ce dispositif ».
Selon le ministère de l’Intérieur, seuls trois types de bornes sont agréés : il s’agit d’iVotronic, Point & Vote et ESF1, construites par les entreprises ES&S Datamatique, Indra Sistemas SA et NEDAP. Il n’est en effet pas possible d’utiliser n’importe quelle borne : chacune doit répondre à un cahier des charges pour obtenir l’agrément du ministère de l’Intérieur, pour les fiabiliser au maximum.
Malgré les dispositions qui sont prises en la matière, le fait est que les machines à voter sont perçues avec méfiance. En 2017, l’intervention de Guillaume Poupard, le patron de l’agence chargée de la cyber-protection de l’État avait marqué les esprits. Interrogé au Parlement, il expliquait préférer une extension du moratoire sur ces engins. En filigrane : en matière de vote, mieux vaut s’en tenir aux papiers et aux urnes transparentes et au dépouillement public.
« Ces machines ont le défaut d’être assez différentes les unes des autres, elles sont difficiles à aller évaluer une par une… Il faut peut-être même simplement se reposer la question de l’intérêt de ces machines », commentait-il alors. D’autant que l’élection de 2016 aux États-Unis est passée par là, et avec elle les suspicions de manipulation du résultat par la Russie.
Enjeux de fiabilité, sincérité, transparence, sécurité…
Sur les machines à voter, deux grandes problématiques émergent : la vérifiabilité des votes et la sécurité du dispositif. Au Sénat en 2017, Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires, notait « l’impossibilité de procéder à un comptage physique des bulletins ». Dans ces conditions, comme être sûr de la bonne tenue des opérations de vote, avec la prise en compte de toutes les voix, sans aucune altération ? En somme, que le résultat de l’élection soit irréfutable ?
À ce sujet, la précédente majorité se montrait plus confiante : Bernard Cazeneuve, alors à l’Intérieur, déclarait en 2016 que « les fonctionnalités techniques des machines à voter permettent de garantir la sincérité du scrutin ». Il relevait par ailleurs les avis du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État pour souligner son propos. Pour autant, c’était une confiance toute relative, car le moratoire n’a pas bougé.
Outre la vérifiabilité du scrutin, d’autres points doivent être discutés : ces machines sont-elles accessibles ? Quelle est leur résilience en cas de panne ou de bug ? Sont-elles bien isolées de réseau pour éviter une manipulation extérieure ? Le code source a-t-il été vérifié, comment et par qui ? Aux USA, il a été relevé toutes les machines à voter utilisées sont vulnérables (ce qui ne veut pas dire qu’elles ont été piratées le jour J).
Selon Christophe Castaner, ce vote par anticipation pourrait « faire baisser l’abstention ». C’est toutefois très théorique. Il s’avère que selon le ministère de l’Intérieur, les machines à voter souffrent d’une « mauvaise acceptation des électeurs ». Par ailleurs, « il a été observé que leur utilisation génère un allongement des temps d’attente », selon le ministère, que nous avions questionné l’an passé.
Outre l’engorgement que ce mécanisme peut faire courir aux bureaux de vote équipés, au lieu de fluidifier les opérations de vote, du fait d’une relative complexité d’usage causée par le caractère novateur du système, différent de ce à quoi sont habitués les électeurs et les électrices (jusqu’à ce qu’ils soient familiarisés avec, néanmoins), il y a le risque d’une perte d’un certain symbolisme républicain.
À ce sujet, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État exprimaient leurs préoccupations. Le premier a prévenu que cela « rompt le lien symbolique entre le citoyen et l’acte électoral que la pratique manuelle du vote et du dépouillement avait noué », et cite la « résistance psychologique qu’il convient de prendre en compte ». Le second a alerté sur la banalisation d’un acte de citoyenneté demandant un peu de solennité.
Par ailleurs, au-delà du caractère vérifiable des opérations de vote, mais aussi des enjeux de viabilité et de sincérité du scrutin, de symbolisme, de réticence du public et de désordre, il y a aussi un argument plus terre-à-terre : le ministère de l’Intérieur indiquait que parmi les raisons qui ont poussé des communes à se passer des machines à voter figurent le coût. En clair, ça coûte peut-être trop cher pour que ça apporte.
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