« Une fois au lycée, un gars est venu me voir pour me demander si j’étais un mec ou une fille, je lui ai dit que j’étais un mec et il est reparti voir ses potes en criant ‘TU ME DOIS 5€’ », raconte Sören.
En novembre 2019, le hashtag #MeTooTrans comptait en quelques heures plusieurs centaines de témoignages permettant de rendre visibles les multiples visages de la transphobie. Violences médicales, violences sexuelles, rejet familial, harcèlement scolaire, violences administratives… Des récits glaçants mettant en lumière l’omniprésence de la transphobie comme système de domination gangrénant toutes les strates de la société.
À sa suite, le hashtag #EtreTransCest compte des milliers de tweets en français dès les premières heures de son lancement, en août 2020. « #EtreTransCest avoir des gens dans le métro qui pleurent littéralement de rire en te regardant, sans même chercher à se cacher », explique Liddell.
Ces terrains de prise de parole, en ligne, peuvent cependant se transformer en lieux de cyberharcèlement, un backlash (une sorte de « retour en arrière », une forte opposition que l’on observe parfois après des avancées sociétales, ndlr) que l’on peut observer systématiquement dès lors que des personnes minorisées cherchent à faire entendre la réalité sur leurs conditions de vie et revendiquent des changements. Sur les questions trans, la spécificité de ce retour de bâton tient en ce que la violence est générée à la fois par des groupes masculinistes, mais aussi par des groupes se revendiquant du féminisme.
« Les deux milieux utilisent généralement les mêmes techniques : publier en story [Instagram] mes posts, et les commenter publiquement avec beaucoup de violence. À cette suite, je reçois plein de commentaires ou de messages privés de personnes qui les suivent », confirme Oror, militant·e non binaire qui tient le compte Instagram Paye ta non-binarité.
Des féministes transphobes aux réseaux masculinistes
« Dans le quotidien, je subis majoritairement de la transmisogynie [ndlr : les violences subies par les femmes trans à l’intersection de la transphobie et du sexisme] de la part d’hommes, notamment dans la rue, les administrations, etc. Ce n’est pas nécessairement le cas sur les réseaux sociaux », explique Lexie, militante trans créatrice du compte Instagram Aggressively Trans.
Les féministes transphobes sont communément appelées « TERF » (Trans Exclusionary Radical Feminists), un acronyme désignant les militantes excluant les personnes trans et notamment les femmes trans des luttes, ces dernières étant considérées comme des hommes « infiltrés » dans les sphères féministes pour les détruire de l’intérieur.
Régulièrement, les personnes transféminines voient leurs photos affichées publiquement, leur apparence physique violemment commentée, et leur transidentité niée (puisqu’étant désignées comme des « hommes transidentifiés »). Cette idéologie renvoie à une forme particulière de haine qui instrumentalise la cause féministe pour justifier une pensée transphobe. On pourrait interroger le caractère « radical » de ce courant, puisque la transphobie est déjà instituée à tous les niveaux de la société et les personnes trans toujours fortement marginalisées.
« Un déluge de commentaires violents, racistes et transmisogynes »
En parallèle, les personnes trans sont régulièrement victimes d’individus se réclamant du masculinisme. Très bien organisés, leurs méthodes reposent à la fois sur l’effet de masse et sur l’extrême violence des messages adressés. Sasha, femme trans membre du collectif et média transféministe XY Media, raconte la campagne de cyberharcèlement exercée contre Vénus et Anna, qui ont présenté en mars la première vidéo du collectif : « Un extrait de cette vidéo a été republié sur Twitter et a été vu 250 000 fois. Il a atterri ensuite sur un site fasciste, FdeSouche. Dès ce moment, Vénus et Anna ont été la cible d’un déluge de commentaires violents, racistes et transmisogynes.»
L’ampleur de l’attaque groupée a contraint le collectif à réviser son agenda de publication, afin de protéger les intervenantes des vidéos suivantes. Sasha, qui a présenté la seconde vidéo du collectif, a aussi subi ces raids : « Dans les commentaires, deux douzaines de masculinistes ont publié des médailles sous ma vidéo, ou l’ont repostée avec une animation de Pokeball, [ndlr : un code des réseaux masculinistes pour moquer les personnes trans]» Elle raconte également avoir reçu « des commentaires à tendance antisémite », notamment un échange en anglais (parodiant un accent allemand) entre deux masculinistes, s’encourageant à « sortir le lance-flamme » et « les immoler ».
Violences en ligne et hors ligne, les deux faces d’une même pièce
Les personnes trans interrogées par Numerama s’accordent toutes pour confirmer que les violences vécues en ligne s’inscrivent dans le continuum de la transphobie qu’elles subissent dans leur vie quotidienne. « La transphobie des espaces virtuels passe par les mêmes angles d’attaque, la même volonté de détruire la présence trans », explique Lexie. « La différence, c’est dans la concentration, le volume de cette transphobie qu’on peut recevoir. On peut y échapper plus facilement hors ligne, notamment si on utilise les codes du passing [ndlr : fait pour une personne trans d’être perçue comme une personne cisgenre], qu’on ne dit pas qu’on est trans… Alors que sur les réseaux sociaux, on partage des idées qui ne concernent que cet aspect de nous-mêmes, avec un angle militant et revendicateur, où on ne s’excuse pas d’exister, ce qui exalte beaucoup d’opposition.»
Mais les dynamiques réel/virtuel constituent aussi des circuits qui s’alimentent en permanence, comme le précise Oror : « Les réseaux sociaux, c’est le terrain principal de la désinformation sur les vécus trans, ce qui entraîne la haine et le dégoût du grand public. J’ai déjà remarqué chez certaines personnes transphobes ‘par ignorance’ qu’elles ont alimenté, au fil du temps, une haine envers les personnes trans à cause des médias qui présentent les transidentités comme une maladie qui toucherait de plus en plus de jeunes.»
L’idée de continuum est encore plus criante dans certains cas de violences vécues : « J’ai un jour été reconnue dans la rue et ai été agressée à cause de cette visibilité que j’ai sur Instagram », raconte Lexie.
Transmisogynie, enbyphobie… Les différents visages de la transphobie
Les violences transphobes en ligne sont également de nature différente selon le genre de la personne visée. Les personnes transféminines restent les premières victimes de cette haine organisée. « Il y a un acharnement particulier et une forme de délectation dans la violence exercée contre elles. Cela prend des formes assez particulières, on va moins s’attacher aux idées défendues par la personne, et plus à son physique et son rapport aux normes culturelles du genre », explique Lexie. « Je constate qu’il y a une vraie gradation dans les insultes que subissent les personnes transféminines selon leur passing. On n’insulte pas de la même façon une personne transféminine qui a un passing qu’on va considérer comme extrêmement convaincant, et une autre dont ce n’est pas le cas.»
Oror précise par ailleurs que l’enbyphobie, soit la transphobie touchant les personnes non binaires, repose sur des rhétoriques particulières : « Tout tourne autour du fait que notre genre serait un fantasme, une invention, un caprice. Qu’on est juste des ‘enfants perdu·es’, ou des ‘malades mentaux’, comme je l’ai déjà entendu.» Iel ajoute : « Je vis constamment des micro-agressions sur les réseaux sociaux, comme du mégenrage, l’utilisation de mon deadname [ndlr : prénom assigné à la naissance], les questions et remarques déplacées. Mais j’ai aussi reçu des menaces de mort et des menaces de viols.»
Partout sur son site, Numerama utilise l’écriture inclusive depuis des années, avec dédoublement des noms communs (« utilisateurs et utilisatrices ») ou accord de proximité. Nous avons gardé l’occurence du point médian dans cet article, lorsqu’il est utilisé par une personne concernée, qui souhaite l’utiliser, ou dans des citations, pour retranscrire au mieux les propos de nos témoins.
La transphobie subie par les hommes trans, quant à elle, prend des formes différentes. Du côté des féministes transphobes, ils sont perçus comme des femmes ayant transitionné car ne supportant plus la violence du patriarcat. « Les TERF ne sont pas du tout obsédées par le corps des hommes trans de la même manière qu’elles le sont par le corps des femmes trans », explique ainsi Noam, militant. « C’est pour cela que sur les réseaux sociaux, les témoignages mis en avant par les TERF des parcours transmasculins sont uniquement des parcours de détransition, en axant le discours sur cet imaginaire de la ‘mutilation’ autour de ces corps. »
Il continue : « Mais c’est une rhétorique qui disparaît complètement dès lors qu’elles ne savent pas que la personne en face est un homme trans : dans ce cas, on bascule automatiquement de victime du patriarcat à oppresseur masculiniste. C’est d’autant plus le cas quand on a de la barbe et qu’on est racisé, comme moi.»
Des violences qui s’exercent sans protection de la part des réseaux sociaux
Ces attaques ne sont que très peu modérées par les systèmes de signalement des réseaux sociaux. « Ils ne se responsabilisent pas comme une force de protection des minorités », confirme Lexie. En parallèle, les contenus produits par les militants et militantes sont sans cesse victimes de censure (suppression des posts) et de shadowban (invisibilisation par l’algorithme des contenus créés).
« On nous a dit que l’algorithme changerait lorsque la société changerait »
« On avait eu, pendant le premier confinement, avec d’autres militant·es, une réunion virtuelle avec les responsables de la création et de la modération du contenu sur Instagram et Facebook, et ça avait été affligeant : on nous a dit que l’algorithme changerait lorsque la société changerait… Ils n’ont aucune volonté active de se penser comme des plateformes pouvant promouvoir des enjeux sociétaux », déplore-t-elle.
Ce double standard auquel les militants et militantes sont soumises, tiraillées entre attaques transphobes non modérées et textes pédagogiques censurés, amène les communautés à s’interroger sur la manière d’exprimer leurs revendications. « On s’est posées beaucoup de questions depuis le cyberharcèlement qu’on a subi », explique Sasha. « On voulait mettre en avant des intervenant·es racisé·es, mais comment trouver un équilibre pour ne pas se censurer sur ces sujets sans mettre en danger les personnes qui veulent témoigner ? »
Cela pousse le collectif à envisager d’anonymiser les témoignages, où les visages seraient masqués, pour protéger celles et ceux qui s’exposent. Mais cela correspond à nouvelle forme d’invisibilisation et de censure des personnes trans, qui questionne la dimension anti-démocratique d’algorithmes et de systèmes de modération opaques.
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