Pour protéger l’intégrité de Wikipédia de la prédation des communicants, les bénévoles de l’encyclopédie se regroupent en patrouilles et surveillent les adresses IP suspectes.

Tous ses acteurs en ont conscience : Wikipédia est un terrain de lutte d’influence. Son positionnement d’exception, en top des résultats de recherche, aiguise les appétits des communicants, entreprises et personnalités qui souhaitent contrôler leur image. Sur le podium des caviardeurs, Pierre-Yves Beaudouin, le président de Wikimédia France dénombre « les milieux politiques, associatifs, mais aussi économiques : en particulier des entreprises qui tentent des modifications promotionnelles.»

La manœuvre n’est pas neuve. En mai 2020, l’encyclopédie subissait une guérilla silencieuse, mais efficace, menée par des agences de e-réputation rodées à ses rouages. Ce sont les Wikipédiens eux-mêmes qui, suspectant des malversations, ont dévoilé les techniques poussées d’une dizaine d’agences de communication. Celles-ci offraient toute une palette de compétences à leurs clients : discret lissage de profil ou noyade des éléments négatifs dans un flot d’éloges. « Là où la plupart des politiques ne font pas trop d’efforts pour dissimuler leurs caviardages, à l’autre extrême, il y a des gens mal intentionnés qui créent des comptes dormants. Ils les font vivre de manière conforme aux règles, puis se mettent à améliorer l’image de leur client », détaille Pierre-Yves Beaudouin. Des services en toute discrétion, menés par plus de 80 faux comptes sur près de 200 articles.

« Ça peut mal tourner  »

Ces intentions vont à contre-courant des ambitions de pertinence et de neutralité de l’encyclopédie et de ses bénévoles. « Certains sites web sont tellement noyés dans la pub que ça fait ramer mon navigateur. Or, Wikipédia évoque un havre de tranquillité. Wikipédia n’a rien à vendre, ne fait pas de pub, n’accepte pas de chèque en échange d’une page pour ‘mettre en avant’ une personne, une société ou un produit », souligne Bédévore, une Wikipédienne active sur la plateforme depuis 2017. « Ces modifications sont, trop souvent, déphasées par rapport aux exigences de Wikipédia : pas de sources, ou alors des sources ayant intérêt à promouvoir le sujet ; du cherry-picking pour choisir les sources les plus flatteuses ; des détournements de sources ; des informations et anecdotes invérifiables ; des tournures ultra-élogieuses contraires à la neutralité ; le caviardage d’infos peu reluisantes, mais étayées par une source fiable… »

Gare au Wikipédien qui s’interpose. « Ça peut mal tourner : il se retrouve devant plusieurs faux-nez — la même personne crée plusieurs comptes pour donner l’impression d’une majorité fictive contre « l’intrus » — une guerre d’édition, des messages hostiles, des menaces ou des tentatives d’intimidation… » avertit Bédévore, qui a elle-même été confrontée à ces malveillances.

« La diversité des centres d’intérêt et des sensibilités fait la force de Wikipédia »

L’encyclopédie n’est pas démunie face à ces efforts de lobbying. « Il y a trois outils de modération : d’abord un filtre anti-abus, puis un robot qui analyse les contenus en ligne et contrôle a posteriori une liste de mots-clés et de personnes à surveiller. Mais la plus grande modération est humaine : ce sont les bénévoles qui vont s’intéresser à une thématique, et vont suivre tous les articles qui la traitent », expose Pierre-Yves Beaudouin, qui estime à environ 60 000 les bénévoles présents sur la version francophone de l’encyclopédie.

« Certains qui s’intéressent à l’automobile peuvent s’apercevoir qu’un compte ajoute trop souvent le même site marchand. Ceux qui s’investissent dans la gastronomie vont remarquer un placement de produit, observe Bédévore. La diversité des centres d’intérêt et des sensibilités fait la force de Wikipédia : les uns vont remarquer une bizarrerie, d’autres vont proposer leurs propres recoupements ou leur expérience. »

Premier outil des Wikipédiens : leur liste de suivi. Cette fonction leur permet de cataloguer les articles qui ont leur attention, et de vérifier leurs modifications. « Je travaille essentiellement via ma liste de suivi, explique Tyseria, présente sur l’encyclopédie depuis sept ans. C’est là que je décèle les nouveaux comptes et les usagers qui ne sont pas enregistrés. Ça me permet de détecter facilement les modifications suspectes. » Vient alors la gestion des caviardages, où chacun applique sa propre méthodologie. « Certains laissent les modifications en les édulcorant, d’autres suppriment tout, détaille la Wikipédienne. Moi, quand je vois une plaquette publicitaire, je supprime sans ménagement. C’est une méthode qu’on appelle à la TNT, mais je n’ai pas plus de temps à consacrer à des communicants. D’autres vont mettre des bandeaux « à sourcer ». »

Certains bénévoles choisissent d’approfondir leur engagement au sein de la Patrouille RC [Recent Changes ndlr]. « Le ‘job’ consiste à accompagner des nouveaux un peu maladroits, améliorer leurs erreurs de mise en forme ou d’encodage et autres opérations de maintenance et signaler les vandalismes, les pages aberrantes, les infractions au droit d’auteur, le spam… » énumère Bédévore, patrouilleuse sur son temps libre. Question organisation, la patrouille dispose d’un chat IRC, lieu propice aux discussions et à l’apprentissage. Les volontaires se coordonnent également via le bulletin des patrouilleurs, qui compulse chaque mois les soupçons d’infraction, et le Bistro, qui centralise les échanges de la communauté.

Le "Bulletin des patrouilleurs" // Source : Wikipedia

Le "Bulletin des patrouilleurs"

Source : Wikipedia

Chasse gardée sur la vérification des adresses IP

Un outil particulier vient compléter la panoplie des patrouilleurs. Réservée à une poignée des volontaires triés sur le volet, Wikimedia offre la possibilité de vérifier les adresses IP des usagers enregistrés. Objectif : dépister les faux-nez. Ces vérificateurs d’IP — surnommé CU pour Check-User dans le jargon local — ne sont que six sur la version francophone de Wikipédia, et passent par un processus de sélection strict.

Les CU sont désignés pour six mois renouvelables par un comité de nomination, lui-même composé de Wikipédiens chevronnés élus par la communauté. Les vérificateurs doivent être majeurs, fournir des informations de contact et une copie de leur carte d’identité à Wikimédia, avant de signer un accord de confidentialité sur les données qu’ils seront amenés à analyser. « Ce sont des données très sensibles, elles sont encadrées par la fondation Wikimédia, car ils ont accès à des données personnelles et c’est un enjeu important à nos yeux, appuie Pierre-Yves Beaudouin. Leur usage est très encadré : tout est logué, ils se contrôlent entre eux, comme ça s’il y a une utilisation contraire aux règles, ils peuvent se sanctionner. »

Toute demande de vérification d’un profil doit répondre à deux conditions : un faisceau de présomption nourri par des indices, comme des comportements identiques ou des particularités rédactionnelles, et que l’emploi de ces faux-nez ait pour but de désorganiser les processus communautaires. « Un faux-nez qui sert à corriger des coquilles, ça ne dérange personne. En revanche, ça ne va plus si plusieurs CAOU [Comptes à objet unique, ndlr] se soutiennent pour « imposer » une certaine version sur une page, ou pèsent ensemble dans un débat communautaire, comme une élection ou un sondage, ce qu’on appelle le bourrage d’urnes, illustre Bédévore. Si les indices fournis sont peu convaincants, les CU vont tout simplement refuser de traiter la demande. Si la demande est recevable, les CU indiquent le résultat : ça concorde ; ça pourrait concorder ; il n’y a aucun rapport entre les comptes A et B. » En cas de détection d’un faux-nez, le blocage est instauré par un administrateur ou un membre de Wikipédia.

Ponctuellement, les Wikipédiens concentrent également leurs efforts pour nettoyer les pages de l’encyclopédie. « Une à deux fois dans l’année, des mois « anti-pub », sont organisés, pendant lesquels on va « dépuber » un maximum d’articles déjà signalés par le bandeau mentionnant son aspect publicitaire », explique Tyseria. L’initiative est née d’une lassitude face à l’essor des contributions rémunérées. « Au fil des signalements, plusieurs patrouilleurs et administrateurs ont partagé le même agacement devant l’envahissante promo sur Wikipédia. Jules* et Shev123 ont proposé la création d’un « mois anti-pub » consistant à éliminer les contenus promotionnels », retrace Bédévore. « L’idée a bien fonctionné ; elle a attiré plusieurs bénévoles et de nombreux articles ont été purgés de contenus promotionnels, voire passés en suppression si les sources étaient insuffisantes, voire bidonnées. Ensuite, Jules* a proposé un cadre plus pérenne et d’autres Wikipédiens s’y sont ralliés… Et le projet antipub est né. »

« Pendant longtemps, Wikimédia France faisait profil bas. Maintenant, j’incite à faire du name and shame »

Ces multiples atouts ont leurs limites. « L’encyclopédie fonctionne parce qu’il y a plus de gens bien intentionnés que de gens malhonnêtes. Mais si le ratio s’inverse, les bénévoles qui agissent sur leur temps libre auront du mal à maintenir Wikipédia en état », alerte Pierre-Yves Beaudouin. Si certaines pages se prêtent mal aux tripotages, les angles morts restent légion.

« Si quelqu’un change une seule virgule sur l’article concernant Charles de Gaulle ou le VIH, vous pouvez être certain que des dizaines d’yeux vont venir vérifier dans les minutes qui suivent. En revanche, sur des sujets moins voyants, une page peut conserver des éléments bidons pendant des mois, voire des années, ou subir un caviardage inaperçu, parce que peu de rédacteurs viendront la consulter et encore moins vérifier l’historique », déplore Bédévore, « Les principaux intéressés jouent leur réputation et peuvent pratiquer un patient travail d’épuisement des ‘intrus’ jusqu’à ce que la page soit nettoyée. Ils ont une motivation qu’un bénévole de passage n’aura pas forcément. »

Les révélations de Numerama sur les tentatives de caviardage de fiches Wiki des têtes de liste aux élections régionales n’ont pas entamé les efforts des politiques français qui — sénateurs et députés en tête — continuent de peser sur leurs pages dédiées. Pour dissuader les futurs caviardages, le président de Wikimédia France promet désormais d’afficher haut et fort ces tentatives d’influence : « Pendant longtemps, Wikimédia France faisait profil bas. Maintenant, j’incite à faire du ‘name and shame‘ pour les agences de com, les entreprises et les politiques. Il faut que ça se sache. C’est comme ça qu’on peut décourager les plus malhonnêtes. »

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