George Clemenceau disait que « si vous voulez enterrer un problème, nommez une commission ». Est-ce à cela qu’a servi la commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre ? Sans doute est-il trop tôt pour le dire. Car celle-ci vient tout juste de remettre au Premier ministre un rapport sur le sujet, datant d’avril 2021. En tout, 32 propositions sont formulées.
Tout l’enjeu sera d’observer ce que le gouvernement et la majorité présidentielle feront de cette série de recommandations. Dans un communiqué du 3 mai, le gouvernement déclare avoir chargé le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin et la ministre de la Culture et de la Communication, Roselyne Bachelot, « d’engager conjointement les travaux qui conduiront à la mise en œuvre de l’ensemble de ces recommandations. »
Le sujet est d’actualité : cette commission a été mise sur pied en plein débat autour de la loi sur la sécurité globale, depuis renommée en loi pour une sécurité globale préservant les libertés. Le texte venait d’être adopté par l’Assemblée nationale et s’apprêtait à filer au Sénat. Cependant, les travaux de cette commission dépassent en fin de compte le seul cadre de la loi sur la sécurité globale.
C’est surtout l’article 24 de la proposition de loi qui a concentré l’essentiel des critiques. Le flou de sa rédaction pouvait laisser penser, malgré les dénégations de l’exécutif et des membres de La République en marche, qu’il ne serait plus possible d’enregistrer et diffuser des images de forces de l’ordre en opération, y compris pour les médias, sans passer par la case du floutage des visages.
Au Sénat, l’article 24 a été largement remanié, même si la nouvelle écriture n’a pas éteint toutes les critiques à son sujet. Finalement adoptée définitivement par le parlement, la loi sur la sécurité globale est désormais entre les mains du Conseil constitutionnel. Saisi par les membres de l’opposition, son verdict sera connu courant du mois de mai. Le sort de l’article 24 est donc encore en suspens.
C’est dans ce contexte que la commission est intervenue, avec l’ambition d’apaiser les relations entre la presse et les forces de l’ordre. « Quand deux acteurs aussi essentiels à la vie démocratique de la Nation entrent en conflit, ou ont peur l’un de l’autre, il faut agir », dit le rapport. D’aucuns diront qu’il serait temps : en effet, la dégradation de leurs rapports est constatée depuis plusieurs années, et importante.
Le resserrement les liens distendus entre la presse et les forces de l’ordre devrait donc être une préoccupation du gouvernement. C’est souhaitable et possible, suggère le rapport. La commission rappelle d’ailleurs que par le passé, « des relations équilibrées entre ces deux ensembles ont existé, reposant sur une connaissance et une confiance mutuelle. » Toutefois, cela ne passera pas sans quelques efforts.
Il est légal de filmer les forces de l’ordre en opération, et les policiers doivent l’intégrer
Et dans ce domaine, les 15 membres qui ont composé cet organe temporaire jugent qu’il faudra en passer par une meilleure formation des forces de l’ordre vis-à-vis du droit applicable. En effet, le rapport considère qu’il y a un important travail de pédagogie à faire à l’égard des policiers et des gendarmes pour leur rappeler qu’ils n’ont pas le droit d’interdire au public, et encore moins aux journalistes, de les filmer.
C’est tout l’objet de la recommandation numéro trois du rapport : « rappeler clairement aux forces de l’ordre qu’elles ne peuvent en principe s’opposer à la captation d’images ou de sons des opérations qu’ils mènent dans les lieux publics, que celle-ci soit le fait de journalistes ou de toute autre personne, ni a fortiori demander la suppression de tels enregistrements. »
« Ces consignes valent y compris pour le film ou la photographie de leur visage, en dehors des personnels affectés dans des services dont les missions exigent, pour des raisons de sécurité, le respect de l’anonymat ». Seules quelques unités ont droit à une protection particulière : les forces spéciales de l’armée, les unités d’élite (GIGN, RAID), les services secrets et le personnel affecté à la dissuasion nucléaire.
« Des policiers ou gendarmes sont sincèrement convaincus qu’il est interdit de les filmer sur la voie publique »
Hors ces cas particuliers, les forces de l’ordre doivent agir à visage découvert et accepter que leurs faits et gestes en mission soient enregistrés. Une circulaire de 2008 du ministère de l’Intérieur rappelait que « les policiers ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l’image » en service. Or, cette réalité est de toute évidence méconnue ou ignorée volontairement d’une partie des agents.
C’est un point que remarque justement le rapport. Certains fonctionnaires déployés sur le terrain font preuve d’une « ignorance de la réglementation applicable ». Une inculture juridique qui n’est pas toujours feinte : des « policiers ou gendarmes [sont] sincèrement convaincus qu’il est interdit de les filmer sur la voie publique », écrit la commission, qui renvoie donc à la nécessité de mieux former le personnel.
À cette méconnaissance, la commission identifie une autre motivation : « la crainte, en étant filmé ou photographié, de courir un risque juridique et médiatique accru d’être pris en défaut, et le sentiment assez répandu qu’il est préférable d’interdire illégalement une prise d’image au fait d’être pris sur image en train de commettre une illégalité », pour ne pas se retrouver sur les réseaux sociaux.
La police a aussi la possibilité de filmer
Outre un rappel de la réglementation applicable, la commission indépendante avance aussi une proposition à l’avantage des forces de l’ordre : certes, elles doivent intégrer l’idée que ses faits et gestes sont susceptibles d’être captés à tout moment, ce qui « peut être perçu comme une contrainte ». Mais les caméras peuvent aussi jouer en leur faveur, y compris en filmant elles-mêmes l’action.
« Plusieurs procureurs de la République ont indiqué que les images ainsi enregistrées peuvent servir à la fois à charge et à décharge », écrit ainsi le rapport. En clair, les images prises par les forces de l’ordre peuvent servir à mieux comprendre une scène et, peut-être, lever des malentendus, et désamorcer une polémique basée sur une séquence partagée sur les réseaux sociaux, et « sortie de son contexte ».
La commission y voit deux autres vertus : l’enregistrement par les forces de l’ordre est de nature à « apaiser les tensions », à condition de prévenir préalablement le public, puisqu’il y aura une trace des échanges. Par ailleurs, cela a aussi pour effet d’acclimater davantage les forces de l’ordre aux vidéos prises par le public, car l’enregistrement a de toute façon aussi lieu « en interne », par l’unité.
La « [systématisation] de l’enregistrement, par les forces de l’ordre, de leurs propres opérations, afin de limiter leur appréhension quant à la prise d’images d’observateurs extérieurs et d’assurer leur sécurité juridique en cas de mise en cause » constitue la 5e recommandation. Cette piste doit être liée à des garanties (interdiction, par exemple, pour un policier d’accéder librement aux images qu’il a lui-même enregistrées).
Former les policiers… et les journalistes
D’autres suggestions sont formulées, qui gravitent autour du droit de diffuser des images des forces de l’ordre. La recommandation n°30 plaide pour une « formation initiale et continue des policiers et gendarmes au droit de la presse et à la prise en compte des journalistes ». Cela passe par des modules théoriques, mais aussi une mise en pratique pendant les entraînements.
Il est à noter qu’une formation dans l’autre sens est aussi avancée avec la proposition n°31, où il est question « d’intégrer les questions de sécurité et d’ordre public à la formation des journalistes ». Elle s’articule avec la recommandation n°20 qui rappelle, si besoin était, que les journalistes « doivent adopter un comportement d’observateurs dans les évènements d’ordre public », et de pas donner l’impression de participer.
Ce rappel doit aussi permettre aux forces de l’ordre de mieux distinguer qui est qui. « La gêne volontaire des manœuvres des forces de l’ordre et leur provocation ne sauraient être le fait de journalistes, sauf à ce que ceux-ci perdent, par ce comportement ‘actif’, leur statut d’observateur », écrit la commission. Cela ne veut pas dire empêcher de filmer, mais éventuellement « de tenir à distance ou de faire reculer ».
La commission donne deux cas de figure : « Celui ou celle qui, dans une main tient un smartphone et, dans l’autre, une banderole, qui chante des slogans ou, a fortiori, entrave volontairement les manœuvres des forces de l’ordre ou filme celles-ci à quelques centimètres à peine de leur visage en les insultant ou les provoquant, ne saurait-il être pris en compte, par celles-ci, comme un journaliste. »
« À l’inverse, celui ou celle qui, bien que spécialisé dans la couverture des manifestations, qu’engagé, voire que militant, garde sur le terrain un comportement passif d’observateur, ne saurait être pris en compte autrement que comme un journaliste », poursuit le rapport, sans que les forces de l’ordre n’aient à se demander s’il est journaliste ou non, s’il dispose d’une carte de presse ou non.
Matignon a fait savoir le 3 mai qu’un comité de suivi sera installé dans les prochains jours. En filigrane, la commission suggère en tout cas qu’il y a tout intérêt — et sans doute pour tout le monde — à ce que ce rapport produise quelque chose : il est rappelé la « nouvelle réalité que constitue la généralisation des appareils d’enregistrement et, notamment, des smartphones ». En clair, il n’y aura pas de retour en arrière.
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