« Mais pourquoi il n’y a pas d’apps de rencontre pour les lesbiennes ? ». C’est une question que beaucoup de lesbiennes se sont déjà posée. C’est une question qui est particulièrement revenue, notamment au sein de la rédaction de Numerama, lorsque je travaillais sur un article pourtant sur les galères des lesbiennes sur les sites et app de rencontre. « Non, Grindr n’est que pour les hommes », ai-je dû répéter de nombreuses fois. C’est un fait que les lesbiennes ont rapidement intégré, mais qui continue de surprendre : ce n’est pas parce que « c’est gay » que c’est pour toutes les personnes LGBT+. Il en est ainsi pour les apps, et il en va de même pour les bars et les boîtes.
Alors, pourquoi n’y a-t-il pas d’app de rencontre pour lesbiennes ? Pourquoi n’y a-t-il pas plus de services pensés pour les personnes LGBT+, de manière générale ? Je me suis penchée sur la question, et la réponse ne tient pas juste en un seul mot. Il existe tout un faisceau de raisons qui, accumulées, participent encore et toujours à l’invisibilisation de la communauté lesbienne. Et, in fine, à l’absence de ce fameux « Grindr pour lesbiennes ».
Être un ou une entrepreneure LGBT+ est toujours très difficile
En 2021, « c’est encore difficile de s’assumer en tant que LGBT+ pour les entrepreneurs ». La conclusion à laquelle est arrivée Angélique Tartière est amère, mais elle est partagée par de nombreuses personnes. « Ce qui revient le plus, c’est la peur que de potentiels clients l’apprennent, et qu’ils annulent tout », m’a-t-elle confié.
Cette peur est loin d’être anodine : une étude de l’IFOP publiée en 2019 révélait que « plus de sept Français sur 10 (71%) partagent au moins une idée LGBTphobe », et un rapport de l’OCDE montrait que « les candidats homosexuels ont jusqu’à 1,5 fois moins de chances d’être invités à un entretien d’embauche que leurs homologues hétérosexuels » dans les pays membres de l’organisation.
Ces discriminations et les peurs qu’elles engendrent, Angélique Tartière les connait bien, elle qui a été « coach en coming out » pendant quelques années et qui a un temps animé une émission sur Facebook dédiée aux femmes queers entrepreneures. Ses conclusions pointent toutes dans le même sens : bien que la société soit (heureusement) de moins en moins homophobe, il est encore aujourd’hui très difficile d’être une ou un entrepreneur LGBT+ en France.
Cette réalité est un frein abrupt pour les personnes cherchant à fonder une entreprise ou à présenter un produit pensé pour la communauté queer.
« Ça devenait trop compliqué »
Pour cet article, j’ai d’ailleurs eu beaucoup de mal à trouver une entrepreneure lesbienne ou queer, investie dans un projet queer (le mot queer peut avoir beaucoup de sens ; il intègre généralement ce qui sort du registre de l’hétérosexualité ou des classifications binaires de genre), qui pourrait me parler de son expérience et des potentiels freins qu’elle aurait pu rencontrer. En cherchant sur LinkedIn, je suis bien tombée sur des profils de personnes se revendiquant queer, ou travaillant dans des associations LGBT+, c’est sûr. Mais ça n’était pas exactement ça. Les recherches sur Google n’ont pas non plus trop aidé (même si au moins elles ne m’ont pas directement proposé de pornos, pour une fois).
Le fait que j’aie eu beaucoup de mal à trouver une interlocutrice est certainement révélateur du fait qu’il est encore difficile de s’assumer pleinement, et d’arriver au bout de son projet. L’expérience de Nathalie Erb, la créatrice des sites de rencontre de LezKiss et de LezGirl (que j’ai réussi à trouver après des heures de recherches), en est la preuve. LezGirl, son premier essai, a dû fermer au bout de deux ans. « Ça se passait plutôt bien, mais j’ai dû laisser tomber parce que ça devenait trop compliqué », m’a-t-elle expliqué. Notamment, en cause, le fait qu’il était très difficile de faire la publicité de son site sur les réseaux sociaux.
Facebook n’aime pas le mot lesbienne
« Sur Facebook, le mot lesbienne n’est pas accepté, car il est jugé trop sexuel. Lorsque j’ai essayé de faire une campagne de pub, c’était impossible, on me disait que c’était une campagne qu’on ne pouvait pas afficher ». En effet, Facebook n’aime pas le mot « lesbienne », qui n’est « pas autorisé sur la plateforme », comme l’expliquait déjà Numerama en 2019.
Son nouveau projet, LezKiss, repose donc sur un autre modèle de pub et de revenus, ce qui lui permet de « passer outre ces blocages abjectes ». Cependant, tous ces obstacles font que, « dès qu’on essaie de faire quelque chose qui sorte un peu des sentiers battus, ça nous prend malheureusement beaucoup plus de temps », regrette-t-elle.
Nathalie, qui est graphiste et web designeuse, a heureusement pu faire beaucoup de choses toute seule sur son site, sans avoir besoin de recourir à un prêt bancaire. « Je pense que ça aurait été vraiment difficile d’en trouver un », me raconte-t-elle au téléphone. « À partir du moment où on touche à la sexualité ça bloque. Je n’ai pas eu besoin de faire appel à des investisseurs pour l’instant, mais je pense que ça serait difficile de le faire. Il suffit de voir les commentaires hyper haineux qu’on reçoit sur les réseaux sociaux pour se faire une idée.»
« Le marché lesbien n’intéresse personne »
Pour Angélique, « pour lancer un projet LGBT+ en France, il faut vraiment être solide et très motivée », explique-t-elle. Surtout, il vaut mieux « ne pas mettre en avant la cause et la communauté, mais insister sur le fait que ça va rapporter de l’argent. La communauté LGBT+ n’intéresse pas, ce que les investisseurs veulent, c’est des chiffres ». Mais cette course aux chiffres et aux profits laisse sur le carreau les communautés jugées trop petites pour générer un quelconque profit.
C’est d’ailleurs exactement ce que regrettait Robyn Exton, la créatrice de l’application de rencontre Her, une des rares apps dédiée aux femmes queers — mais dont le succès peine à se généraliser en France. Interrogée par Le Nouvel Obs en 2018 lors du lancement de l’app en France, elle expliquait avoir eu du mal à trouver des financements, et surtout, avoir dû se confronter au fait que « le marché lesbien n’intéresse personne ».
Il s’agirait pour les investisseurs d’un « marché trop petit », mais pas que. Pour Angélique, c’est également à cause de la persistance de plusieurs clichés : les femmes lesbiennes dépenseraient moins, tandis que les hommes gays profitent du mythe du « DINK », le double income no kids (double salaire pas d’enfants), ce qui justifierait une propension à la consommation plus élevée. Pourtant, la réalité est tout autre.
Selon plusieurs études, il existe un gay wage gap, un fossé salarial entre les personnes LGBT+ et les personnes hétérosexuelles. Les hommes gays gagneraient entre 10% et 32% de moins que leurs homologues hétéros. Quant aux femmes queers, elles toucheraient au contraire près de 9% de plus que les femmes hétéros, un avantage significatif, appelé « lesbian premium » (ce qui serait, selon moi, un super nom pour un éventuel Grindr lesbien).
« C’est la double peine, d’être lesbienne »
À tout cela se rajoute encore un obstacle : le fait d’être une femme. Angélique et Stéphanie Hétu ont créé ensemble et co-animé le LezBizShow, et leur conclusion est sans appel : être une femme est un vrai frein. « Ce qui se voit tout de suite, c’est le genre [de l’entrepreneure], pas l’orientation sexuelle, donc c’est sur ça que les discriminations se basent », explique Angélique. « Les femmes doivent toujours démontrer plus que les hommes qu’elles sont compétentes, et qu’elles ne vont pas se faire massacrer par la concurrence », regrette Angélique.
Et être lesbienne, ou présenter un projet dédié à la communauté lesbienne, ne fait malheureusement que renforcer ces discriminations. Cette affirmation est encore plus vraie dans le domaine de la tech, m’a expliqué Marine Romezin. Celle qui a créé la branche française de Lesbians Who Tech a pu voir d’elle-même les nombreux freins auxquels doivent faire face les femmes queers du secteur.
« Tout d’abord, c’est un secteur valorisé pour les hommes : les garçons sont beaucoup plus encouragés à se tourner vers la tech, les filles sont beaucoup moins poussées à se diriger vers les matières scientifiques », énumère-t-elle. « Après, il y a aussi les stéréotypes : un ingénieur, on se dit que c’est un homme. Et à ces éléments-là, se rajoutent des barrières propres à cet écosystème : la tech est un milieu très masculin, dans lequel il y a cette ambiance de boys club. La lesbophobie se rajoute au sexisme, donc c’est la double peine d’être lesbienne ».
« Il y a encore peu de lesbiennes qui assument leur sexualité »
Résultat, faire son coming-out est encore un choix auquel toutes et tous les entrepreneurs LGBT+ sont confrontés, comme Marine Romezin a pu le voir. « Certains ont été sanctionnés pour avoir fait leur coming out. On a pas encore compris pleinement à quel point c’est un vrai enjeu, plein de gens ne réalisent pas que c’est difficile en arrivant dans une boite d’aborder sa sexualité ».
« L’entrepreneuriat chez les femmes se développe beaucoup, mais il y a encore peu de lesbiennes qui assument leur homosexualité », ajoute Stéphanie Hétu, la co-animatrice de LezBizShow. « Je pense que certaines n’osent pas le faire par peur des représailles. Et puis, il y a aussi la peur que notre sexualité nous définisse entièrement, tout le temps ».
Penser un service ou une entreprise pour la communauté LGBT+ n’est pas quelque chose d’anodin, surtout pour les personnes qui ne souhaitent pas faire part publiquement de leur homosexualité. L’émission de Stéphanie Hétu et d’Angélique Tartière a d’ailleurs dû s’arrêter au bout d’une vingtaine d’épisodes, tout simplement parce qu’elles ne trouvaient plus personne à accueillir. « Très peu de femmes étaient prêtes à prendre le micro », se souvient Stéphanie Hétu. « Même si j’avais déjà un bon réseau, j’avais du mal à trouver des intervenantes, il y a une crainte très intériorisée. »
« On nous a dit qu’on était une plateforme de prostitution »
C’est donc une sorte de « double peine », pour les lesbiennes. Mais les discriminations ne s’arrêtent pas là : en cherchant « entrepreneurs trans » sur Google, il n’y a simplement aucun résultat pertinent. La première entreprise affichée est Trans-Humans, une entreprise de conseil qui n’est pas du tout spécialisée dans la question LGBT. Le deuxième résultat concerne bien les personnes trans, mais il s’agit d’une organisation américaine. Les résultats suivants, eux, concernent des entreprises de location de matériel.
Malgré l’existence de Grindr, les entrepreneurs gays souffrent, eux aussi, de discrimination et d’homophobie. Matthieu, le co-fondateur du site MisterB&B, un site de voyage pour personnes LGBT+, explique avoir « vécu un enfer » au moment de lever des fonds. Pourtant, leur projet, qui fonctionne sur un principe similaire à AirBnb, mais qui permet aux personnes LGBT+ de ne pas risquer de se retrouver dans des situations dangereuses et exposés à de l’homophobie, était plus que prometteur. « Un de nos actionnaires principaux était la plateforme Sejourning, et on a tout de suite décollé au niveau des chiffres. Pourtant, parce qu’on s’adressait à la communauté LGBT+, ça a été très complexe de lever des fonds », regrette-t-il.
Il me raconte également une réunion de travail avec un gros investisseur pour obtenir des financements. « Une personne nous a dit qu’on était une plateforme de prostitution. On était très choqués. Juste parce que notre cible était la communauté LGBT+, ils nous ont tout de suite associés au sexe. On a ressenti beaucoup d’hostilité, et aucun fonds d’investissement français n’a voulu de nous ». Au final, Matthieu a choisi de partir pour San Francisco et d’intégrer un programme d’incubation là-bas. Ils ont très rapidement levé 2 millions d’euros aux États-Unis. « Les marchés anglo-saxons ont 10 ans d’avance. La France est hyper en retard sur ça », assène-t-il.
« On a besoin de modèles »
Comment faire pour changer les choses, pour dépasser les clichés et aller plus loin que les études ? « Il faut aussi montrer l’exemple », estime Angélique, qui m’explique que c’était notamment le but du LezBizShow. « Pour moi, il faut des modèles de réussites lesbiennes. Il faut montrer qu’on existe bien en tant que lesbiennes, c’est comme ça qu’on arrive à grandir et à changer les choses ». Elle estime d’ailleurs que la chanteuse Angèle est « un super modèle pour les jeunes lesbiennes, elle a un discours percutant ».
Stéphanie Hétu abonde : « Je retiens qu’il reste beaucoup de travail à faire pour la visibilité lesbienne et pour les droits des LGBT+. Même s’il y a des lois qui nous protègent maintenant, il y a toujours un risque de retour en arrière. Il faut qu’on continue à en parler publiquement et qu’il y ait des échanges avec les hétéros aussi, pour voir qu’est ce qu’on peut faire de chaque côté.»
Serait-elle prête à refaire des épisodes de LezBizShow ? « Oui », m’explique-t-elle, « ça serait plus facile maintenant ». Depuis les derniers épisodes, qui datent de 2016, elle estime que « les choses ont beaucoup changé. Aujourd’hui, c’est plus ouvert, plus accepté, mieux reçu. Ça serait plus facile à refaire. J’arriverais peut-être même à trouver plus facilement des intervenantes », dit-elle en rigolant.
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