« J’assume tout ce qu’il y a sur ce site, du plus antisémite au moins antisémite, et du plus complotiste au moins complotiste.» C’est une phrase qui a choqué plus d’un utilisateur et utilisatrice de la plateforme Tipeee, et qui pousse, depuis 24 heures, plusieurs créateurs à quitter la plateforme, comme certains l’ont confirmé à Numerama.
Elle a été prononcée par Michael Goldman, cofondateur du site qui permet depuis 2013 à des dizaines de milliers de personnes de financer leurs créations, en appelant à la générosité des internautes, qui peuvent leur verser de l’argent pour les soutenir.
Le 2 septembre 2021, France 2 a diffusé un reportage Complément d’Enquête dédié au business des « fake news », ces informations volontairement mensongères qui se répandent sur le web (et parfois même dans la bouche des politiques), très rapidement et de manière exponentielle. Les journalistes y interrogent, parmi d’autres, les gérants de Tipeee, à propos de leur responsabilité en tant que plateforme qui permet à certains créateurs très problématiques de lever des fonds.
Pour Michael Goldman et Jonas Mary, la réponse est claire : « Mon rôle, c’est d’accompagner toutes les paroles pour qu’elles aient les moyens de débattre entre elles », lance ce dernier. Le premier abonde : « J’assume tout ce qu’il y a sur ce site, du plus antisémite au moins antisémite, et du plus complotiste au moins complotiste, parce que tant que ces gens-là n’ont pas été condamnés par la justice pour ce qu’ils disent, je ne vois aucune raison valable et morale de les enlever du site, et je leur dis même que nous, on fera en sorte de les défendre sur le site. »
Le positionnement flou de Tipeee ne date pas d’hier
Ces quelques minutes d’interview ont fait l’effet d’une douche froide à l’équipe de la chaîne Stupid Economics, qui gagne 1 600 euros par mois grâce aux contributions de 800 internautes via Tipeee. « Il compare l’antisémitisme aux gens qui pensent que la terre est plate », se désole Valentin Levetti, un des cofondateurs, interrogé au téléphone par Numerama. Celui qui est désormais président de la Guilde des Vidéastes a condamné fermement ces propos sur Twitter, soulignant le fait que Stupid Economics avait, depuis 9 mois, déjà cessé de faire de la publicité à Tipeee à cause des casseroles que traine la startup française.
La position de Michael Goldman et Jonas Mary est en effet la même que celle de Samuel Nomdedeu, le directeur général qui, en 2018 déjà, avait déclaré à Numerama qu’il considérait que Tipeee était « apolitique ». À l’époque, nous relevions les différentes zones d’ombre du site, dont leur décision de permettre à des créateurs qui portent des discours antisémites ou complotistes dangereux de récolter de l’argent.
« Cette phrase est ahurissante »
Puis est arrivé Hold Up, le faux documentaire bourré de fausses informations sur la crise du Covid-19 (que le virus aurait été fabriqué par l’Institut Pasteur, que les masques ne seraient pas si utiles, que le confinement n’aurait servi à rien, etc.), dont le réalisateur a réussi à lever 150 000 euros grâce à Tipeee et 182 000 euros via Ulule. Pendant des semaines, Tipeee avait laissé entendre que la cagnotte pourrait ne pas être reversée, et refusait de répondre à toute demande d’interview. Pour finir, l’argent a été envoyé, et Tipeee est resté officiellement muet — bien que dans les faits, sa position était tranchée, et le faux documentaire, lui, financé grâce aux deux startups françaises.
Lorsque l’on suit le sujet depuis plusieurs années, le positionnement de Tipeee n’a donc, en l’état, rien de nouveau. Mais ce sont les paroles des deux gérants, filmés par les équipes de France 2, qui ont résonné comme un électrochoc : « Ça a été la goutte d’eau qui fait déborder vase », témoigne auprès de Numerama Florence Dellerie, autrice indépendante qui a annoncé, le 3 septembre, cesser d’utiliser Tipeee pour soutenir la « dizaine de créateurs et créatrices » à qui elle versait de petites sommes chaque mois via la plateforme. « Sortie de son contexte ou non, cette phrase est ahurissante », s’étonne-t-elle, « Assumer qu’il y a des contenus ‘du plus antisémite au moins antisémite’… on ne peut pas laisser passer ça.»
Elle pointe notamment du doigt l’incohérence du discours de Michael Goldman : « Il y a une confusion entre légalité et éthique (…) C’est une naïveté politique ; dans ce cas là, on pourrait accueillir tous les discours antisémites, racistes, sexistes, tant qu’il n’y a pas de condamnation devant la justice ? »
La position de Tipeee est aussi floue qu’elle parait claire
La position de Tipeee, qui a été énoncée dans un billet publié le 3 septembre, est en effet ambivalente, derrière ses airs simplistes : « Notre position peut se résumer simplement : nous avons décidé de n’exclure du site que les projets qui ont été condamnés (ou sont clairement condamnables) juridiquement pour les contenus qu’ils font financer ou les propos qu’ils tiennent directement sur la plateforme. Symétriquement, nous considérons que, si une parole n’est pas condamnée, alors c’est tacitement qu’elle est autorisée.»
La réflexion frôle le sophisme ; alors qu’elle parait être évidente, elle laisse en fait des trous béants dans lesquels s’engouffre régulièrement Tipeee pour prendre des décisions arbitraires. Dans les faits, il est très rare que des créateurs et créatrices de contenus soient condamnés par la justice, car le processus est long, complexe, et coûteux. Laisser entendre que l’on accepte tout le monde sauf les personnes condamnées revient presque à dire que l’on accepte tout le monde.
D’autre part, le fait de rajouter la notion « clairement condamnables » dans sa politique permet à Tipeee de noyer sa politique officielle dans un flou dont elle ne pourra sortir qu’au cas par cas. Ainsi l’entreprise s’arroge-t-elle le droit de décider de ce qui est « clairement condamnable » ou non, alors même qu’elle assure, quelques lignes plus bas, n’être « ni légitimes, ni compétents, pour distinguer le bien du mal, le vrai du faux, le juste de l’injuste, le dicible de l’indicible ».
Valentin Levetti le fait d’ailleurs remarquer : « Tipeee a déjà pris des décisions très fermes sur des contenus qui pouvaient concerner de la pornographie, qui pouvaient les exposer à des condamnations plus rapides… C’est plus strict, car cela touche à l’aspect ‘business’.»
« L’antisémitisme, ce n’est pas de la liberté d’expression »
Pour Maxime Reynié, la communication récente de Tipeee a également été la « goutte d’eau ». Lui qui ne gagnait que 100 euros sur sa page « Maintien de l’ordre » a décidé de fermer son compte le 2 septembre, pour se diriger vers Ko-Fi, un site concurrent. Au téléphone, il s’étonne lui aussi de l’interprétation que la plateforme fait de la notion de liberté d’expression, qu’elle brandit très régulièrement dans sa communication.
« L’antisémitisme, ce n’est pas de la liberté d’expression », assène-t-il, « dire tout ce qu’on veut, et la liberté d’expression, ce n’est pas la même chose.» Il estime que les gérants se « couvrent » en utilisant un concept de légalité, alors qu’il « y a de nombreux propos illégaux qui ne sont jamais punis.» « Ils détournent le problème ailleurs, alors qu’ils sont responsables du contenu qu’ils hébergent », conclut-il. Sur dernier ce point, le photo-journaliste n’a pas tout à fait raison, et il en a conscience : « Enfin, la responsabilité des plateformes, c’est le plus gros débat de ces dix dernières années », rigole-t-il amèrement.
De grands pouvoirs, mais qui se sent responsable ?
Voilà des années que les plateformes les plus populaires dans le monde tâtonnent pour trouver un équilibre entre « neutralité » (qui, de fait, n’existe pas, car il s’agit constamment pour elles de prendre des décisions) et responsabilisation. Il y a quinze ans, la tech était encore majoritairement vue comme un outil neutre (un « marteau qui se fiche de savoir si vous l’utilisez pour construire une maison ou pour torturer quelqu’un », assurait Noam Chomsky), mais les faits et les études (notamment sur les biais algorithmiques) sont venus progressivement contredire cette affirmation. Aujourd’hui, des services comme Twitter ou Facebook commencent à prendre la mesure de leur pouvoir (et donc de leur responsabilité) et à prendre des décisions pour condamner les propos dangereux qu’ils hébergent.
Or Tipeee n’intègre pas de contenus à proprement parler : la startup française permet aux émetteurs de ces contenus de se financer — et donc de pouvoir les émettre ensuite ailleurs (film, chaîne YouTube, site internet, livre, etc). Juridiquement, il y a donc une différence notable. D’ailleurs, dans une réponse vidéo diffusée au lendemain du reportage de France 2, Michael Goldman précise que « le ministère » qui l’aurait contacté lors de l’affaire Hold Up ne lui aurait pas demandé de retirer la campagne de financement du réalisateur de sa plateforme.
C’est à cause de ce flou que chaque plateforme positionnée sur le segment du financement participatif détermine ses propres règles et limites en fonction de ses convictions morales et politiques — même Tipeee. Ulule, par exemple, a permis le financement de Hold Up mais a décidé de ne pas toucher sa commission. « On est un peu dans une bataille idéologique », analyse Antoine Daoust, cofondateur de Fact and Furious, un site qui lutte contre la désinformation, et qui a pris la décision, avec ses associés, de se retirer également de Tipeee, où ils gagnaient 250 euros par mois, un montant modeste, mais une grande part de leurs revenus mensuels.
« La complaisance avec laquelle s’est exprimé le fondateur de Tipeee était en totale contradiction avec ce pour quoi nous luttons, depuis le début de la pandémie de coronavirus ; les fake news et les discours haineux », souligne-t-il.
https://twitter.com/Fact_N_Furious/status/1433495376477233155
Quelles alternatives ?
Les cofondateurs de Stupid Economics avaient déjà décidé depuis plusieurs mois de ne plus mettre en avant leur compte Tipeee, mais de valoriser celui qu’ils ont créé sur uTip, une plateforme concurrente qui s’est positionnée publiquement sur le spectre opposé, et assume de ne pas promouvoir de contenus qui appellent à la haine : « Nous avons fait le choix de ne pas fermer les yeux sur les créations financées via la plateforme. Des contenus nocifs profitent de la neutralité de certains », ont-il publié sur Twitter en réponse aux propos du gérant de Tipeee.
Pourtant, Valentin de Stupid Economics confie ne pas encore pouvoir « se permettre » de se priver, pour l’instant, des 1 600 euros mensuels que Tipeee lui permet d’obtenir : « On est trop dépendants économiquement, si je ferme demain, je dois arrêter complètement un projet que porte une employée.»
Un mouvement plus large peut-il alors naître, si seuls les créateurs qui dépendent peu de Tipeee s’en détournent ? « J’encouragerais les gros créateurs et créatrices qui ont une grosse communauté à réagir », analyse Florence Dellerie, qui voit en elles et eux une des solutions les plus efficace pour qu’un réel changement soit impulsé. Antoine de Fact and Furious, craint quant à lui que Tipeee ne bouge pas d’un iota, voire ne commence à s’afficher clairement comme le site privilégié des complotistes, à la manière de la plateforme Odyssey, « une plateforme sans modération, sans étique, et le refuge des désinformateurs et des conspis.»
En tant que président de la Guilde des Vidéastes, dont Tipeee est partenaire, Valentin Levetti a tenu à officiellement « se désengage[r] des propos tenus par Tipeee dans l’émission Complément d’enquête » : « J’invite Tipeee à revoir son positionnement afin d’être en accord avec la loi contre les contenus haineux et de désinformation, la liberté d’expression et la présomption d’innocence. Tipeee est un acteur majeur de la professionnalisation des créateurs du web, ses choix éditoriaux et sa communication a un impact direct sur la professionnalisation des créateurs. Son inaction envers des créateurs qui font l’apologie du racisme, de l’antisémitisme, de la haine et de la violence ne peut être toléré.» Si Tipeee ne se « mettait pas en conformité », la Guilde « sera dans le regret de ne plus travailler » avec elle, conclut son président.
Nous avons contacté Tipeee et mettrons à jour cet article en cas de retour.
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