« Ma chaîne YouTube n’est plus accessible. Temporairement ou pas, je ne sais pas (…) C’est une action délibérée de ma part, ce n’est ni un bug ni une action de YouTube. Je retourne à mon silence tranquille, merci.» C’est sur son compte Twitter officiel que Bruce Benamran, alias « e-penser », a publié ces quelques mots le 6 septembre en fin de journée. Seuls ses 243 000 abonnés (tout de même) ont pu voir passer ces messages, car le vidéaste avait décidé, la veille, de passer son compte Twitter en mode « privé ».
e-penser est l’une des chaînes YouTube françaises de vulgarisation scientifique les plus connues. Elle a été lancée par Bruce Benamran en 2013, et a dépassé depuis le million d’abonnés. Pour la première fois en huit années d’existence, celle-ci a toutefois été rendue inaccessible le 5 septembre 2021 : toutes les vidéos qu’on y trouvait sont « privées », ce qui signifie que plus personne ne peut les voir.
Pourquoi le youtubeur a-t-il soudain disparu de la plateforme, de son propre fait ? En termes de temporalité, il fait peu de doute qu’il y a un lien avec la controverse dans laquelle est empêtrée la startup Tipeee depuis quelques jours.
L’affaire Tipeee
Tipeee est une entreprise française qui permet à des internautes d’envoyer de l’argent à des créateurs et créatrices : elle a notamment permis à de nombreux vidéastes et artistes de gagner leur vie sans avoir recours à des partenariats publicitaires, et a permis de nouer de relations fortes entre les créateurs de contenus et leurs soutiens. Derrière ces qualités indéniables, le service est en revanche critiqué depuis plusieurs années pour certaines zones d’ombre plus ou moins dérangeantes, dont un manque de transparence sur le fonctionnement du prélèvement de la TVA, mais aussi une propension à tolérer des créateurs controversés sur sa plateforme. On y trouve en effet des personnes qui partagent, dans leurs productions, des discours clairement antisémites, des messages d’appel à la haine, et des théories complotistes dangereuses — le dernier en date le plus marquant, le film conspirationniste Hold Up, a engrangé plus de 159 000 euros sur Tipeee.
Cette décision est assumée par les gérants de Tipeee depuis des années, mais leur parole a toujours été rare dans les médias, jusqu’au 2 septembre 2021, lorsque les deux gérants, Michaël Goldman et Jonas Mary, ont accepté de donner une interview filmée sur France 2. Le premier prononce alors cette phrase, lourde de sens : « J’assume tout ce qu’il y a sur ce site, du plus antisémite au moins antisémite, et du plus complotiste au moins complotiste. »
Après diffusion de ce reportage (dont Michaël Goldman a contesté une partie du montage), plusieurs créateurs ont décidé de déserter Tipeee — tandis que d’autres ont choisi de faire la publicité d’autres plateformes concurrentes, mais en gardant leur Tipeee actif — n’acceptant pas le positionnement éthique de la plateforme.
« Un jugement moral »
Depuis 2014, Bruce Benamran, comme de très nombreux créateurs, est soutenu financièrement par ses spectateurs et spectatrices sur Tipeee. Dans un article de l’Express, il disait avoir gagné par ce biais environ 1 500 euros en janvier 2015. Actuellement, il dispose du soutien mensuel de 300 personnes. Comme il dispose d’un compte important, il a été pris à partie par plusieurs internautes, qui souhaitaient connaître sa position sur Tipeee.
À partir du 3 septembre, le vidéaste a alors publié plusieurs dizaines de réponses sur Twitter, dans lesquelles il semblait suggérer que la décision de Tipeee n’était pas, selon lui, « le problème » ; qu’il fallait critiquer les contenus créés en eux-mêmes, et non la plateforme qui leur permettent de se financer.
« J’aimerais que ces chaînes ne soient pas sur tipeee », a-t-il notamment écrit, « mais c’est un jugement moral qui me concerne. Je ne souhaite pas plus imposer ma morale aux autres que l’inverse. Si vous n’êtes pas d’accord, très bien, je vous pose une question : qui décide de ce qui est acceptable ? »
Une question que les plus grandes plateformes mondiales se posent depuis une décennie, alors qu’elles prennent peu à peu la mesure de leurs responsabilités et leur obligation de faire des choix entre ce qu’elles hébergent et ce qu’elles n’hébergent pas (contrairement à d’autres comme Parler ou Odyssey, qui continuent de brandir une prétendue « neutralité » tout en hébergeant des contenus conspirationnistes et des messages racistes et antisémites).
Des parts dans Tipeee
Après avoir échangé quelques jours avec des internautes, Bruce Benamran a finalement, sans donner plus d’explications, rendu sa chaîne YouTube inaccessible. Quelques heures plus tôt, certains avaient commencé à l’interroger sur sa relation avec Tipeee, en tant que membre de la plateforme mais également en tant qu’actionnaire (très) minoritaire de l’entreprise.
Comme on peut le voir dans le procès-verbal du 16 septembre 2016 de Tipeee, rendu public au registre du commerce et des sociétés, l’entreprise CAMROD (dont Bruce Benamran est le gérant depuis 2010) s’est vue attribuer des actions qui représentent, selon nos calculs, environ 1 % du capital de la société. Ces faits, s’ils étaient peu connus du grand public, n’étaient pas pour autant secrets, car sont tenus d’être publiés dans des registres publics. On sait par exemple que d’autres plus gros actionnaires comme Xavier Niel et Laurent Ruquier ont également investi dans Tipeee en 2015.
Sur Twitter, le vidéaste a assuré n’avoir « jamais touché un centime de dividende », mais ajoutant : « le conflit d’intérêt avec tipeee est évident, dès lors que j’ai une page tipeee qui est une source de revenus ». L’actionnariat d’une entreprise n’implique en effet pas mécaniquement de versement de dividendes ; en revanche, elle peut donner droit à un pouvoir de consultation, et apporte évidemment un gain financier lors de la revente ou du rachat de ces parts par un tiers (si l’entreprise a pris en valeur depuis l’acquisition des parts, ce qui est le cas pour Tipeee ces 5 dernières années).
De son côté, Tipeee a publié un nouveau communiqué, le 6 septembre, dans lequel la startup nuance ses propos, et assure désormais que pour qu’un créateur se finance via son service, il faut qu’il « ne tienne aucun propos illégal sur sa page ou dans les contenus qu’il fait financer » — ce qui était pourtant le cas jusqu’à peu avec les quelques exemples cités par France 2 dans son reportage. En revanche, la plateforme continue d’assumer le fait d’avoir permis à un faux documentaire comme Hold Up de se financer, estimant que vu qu’il n’est ni « illégal, xénophobe ou sectaire », il n’y a pas de raison qu’elle ne lui permette pas de lever des fonds.
Contacté récemment par mail, Bruce Benamran n’a pas encore répondu à notre sollicitation d’échange.
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