Sous nos yeux, plusieurs scènes très courtes s’enchaînent, de quelques secondes à peine. Un dîner aux chandelles en couple, qui laisse rapidement place à un vif échange, que nous observons à travers les yeux du mari, apparemment stressé par l’arrivée prochaine d’un enfant. Puis on passe à la scène d’après, que nous vivons cette fois dans la peau de la femme. Le ton monte, le mari devient agressif. Et puis vient la dernière scène, où nous incarnons le bébé, qui assiste impuissant aux coups que reçoit sa mère, et à ses appels à l’aide.
La vidéo que nous avons visionnée fait partie d’un nouveau programme, initié par le ministère de la Justice. Nous n’avons vu que des extraits, mais la version intégrale dure une douzaine de minutes, pendant lesquelles les spectatrices et spectateurs seront plongés dans cette histoire de violence conjugale, à travers les yeux de différents protagonistes. Le programme a un but bien précis : toutes les personnes qui y participent ont été condamnées pour violences conjugales, et la réalité virtuelle est censée les aider à de ne pas récidiver.
Lutter contre les violences conjugales par réalité virtuelle : qu’est-ce que ce projet ?
Ce programme a été mis en place à l’initiative du ministère de la Justice, et en partenariat avec l’entreprise française Reverto, spécialisée dans les formations en réalité virtuelle. Il vise à « prévenir la récidive chez les auteurs de violences conjugales », a expliqué le ministère lors d’une conférence de presse. La réalité virtuelle, qui passe par l’utilisation d’un casque, y a été désignée comme un outil prometteur pour éduquer ou traiter certains comportements violents. Grâce à « une totale immersion générant une attention maximale », indique-t-on du côté du ministère, la mesure afficherait un « taux d’efficacité de 76% dans la prévention de la récidive », un chiffre qui est tiré d’une étude réalisée par le laboratoire Elico de l’université de Lyon — dont nous n’avons pas réussi à retrouver la version originale.
Concrètement, le fait de visionner une vidéo dans laquelle sont représentées des scènes de violences conjugales du point de vue d’un témoin ou d’une victime permettrait d’améliorer la capacité d’empathie des auteurs, et de changer « leur perception de leur propre violence ». Et, sur le long terme, d’arrêter les violences, et de « favoriser la réinsertion de personnes condamnées ».
Après la mise en place du bracelet anti-rapprochement, les casques de réalité virtuelle seraient les derniers outils ajoutés à l’arsenal des tribunaux pour lutter contre les récidives. Il est important de préciser à nouveau ils n’ont pas pour but d’agir de manière préventive, avant les premiers coups. Contrairement aux bracelets, il y aurait une volonté « éducative » derrière leur usage.
Comment vont se dérouler les tests de réalité virtuelle ?
En tout, une trentaine d’hommes participent au projet. « Les profils retenus sont des gens spécifiquement condamnés pour violence conjugale qui ont reconnu les faits et dont on a obtenu l’accord », nous a précisé le ministère de la Justice, après la conférence de presse. « Cela concerne à la fois des gens détenus, à Villepinte, et des gens placés en sursis probatoire qui exécutent leurs peines en milieu ouvert, à Lyon et Meaux », et sélectionnés en fonction de leur risque de récidive.
L’expérimentation durera en trois mois et les participants seront suivis de près par des universitaires, qui évalueront l’efficacité du projet sur près d’un an. « On évaluera l’évolution de l’affect des personnes, leur capacité d’empathie ». Les études ont montré que les auteurs de violences conjugales souffraient en général d’un manque de compassion. « Il y a un constat de départ, qui est celui du manque d’empathie. Ce qu’on propose c’est une expérimentation pour voir si ce dispositif permet d’ouvrir une faille dans cette incapacité à l’empathie », continue une porte-parole du ministère auprès de Numerama.
Les universitaires chargés d’observer l’expérimentation détermineront aussi son futur : pour l’instant, il n’est pas sûr qu’il soit adopté à grande échelle en France. « On y fonde un certain nombre d’espoirs, mais les résultats conditionneront la généralisation ou non du dispositif », explique le ministère.
La réalité virtuelle pour lutter contre la récidive de violences conjugales marche-t-elle vraiment ?
Malgré les apparences, plusieurs études donnent raison aux programmes de réalité virtuelle. En plus de l’étude du laboratoire Elico, une autre, réalisée sur un groupe d’une quarantaine d’hommes, et publiée en 2018 dans la prestigieuse revue Nature montrait déjà les bénéfices de ce genre de projet. « Prendre l’apparence d’une femme victime de violence verbale et d’intimidation par un homme améliore la capacité des auteurs à reconnaitre les émotions sur les visages », peut-on lire.
Les auteurs de l’étude se sont rendu compte que les auteurs de violence avaient du mal à lire les émotions sur le visage des femmes : au lieu de voir de la peur, ils verraient des visages heureux. Le fait de se retrouver dans une situation où ils sont victimes ou témoins de violences conjugales permettrait de corriger ce biais, d’améliorer la perception des sentiments, et de développer un plus grand niveau d’empathie, écrivent les chercheurs. Au final, « faire l’expérience de violence à travers l’utilisation de la réalité virtuelle peut améliorer les chances de succès des programmes de réhabilitation.».
En plus de ces études, le ministère de la Justice s’appuie surtout sur l’expérience de l’Espagne, où des tests sont déjà effectués depuis quelque temps. Et les premiers résultats seraient « très positifs », affirme le ministère de la Justice. Le projet VRespect.Me, mis en oeuvre dans six prisons catalanes en 2020, a montré de premiers résultats prometteurs, et aurait reçu des demandes provenant du gouvernement australien.
Il n’empêche que, vu de l’extérieur, l’efficacité de ce dispositif engendre mécaniquement une réaction épidermique : qu’il faille en passer par une simulation quasi-grandeur nature de violence conjugale pour que les hommes violents prennent conscience que leur conjointe est en souffrance est, en soi, extrêmement dérangeant. « Après avoir incarné une femme victime, les hommes délinquants ont amélioré leur capacité à reconnaître un visage de femme apeuré, et réduit leur tendance à reconnaître les visages effrayés comme étant heureux », peut-on par exemple lire dans l’étude de Nature.
En 2019 en France, 88 % des victimes de violences commises par un partenaire qui ont enregistrées par les services de police et de gendarmerie en 2019 sont des femmes, et 84 % des personnes tuées par leur partenaire était des femmes. Les auteurs de meurtre conjugal sont à 88 % des hommes, soit 9 personnes sur 10.
Une mesure « gadget » ?
L’ idée et la méthode pourraient certes avoir du succès à grande échelle, mais elles resteraient toujours « des gadgets » par rapport à l’ampleur du problème systémique qu’il faut attaquer de toute part, estime Marie-Pierre Badré, la présidente du centre Hubertine Auclert, qui lutte contre les violences faites aux femmes. Elle ne critique pas l’efficacité de la mesure ni son potentiel, mais bien la conception et l’idée derrière le test. « Cette mesure-là veut dire que les agresseurs ne savent pas vraiment ce qu’ils font. Mais comment est-ce qu’on peut croire que les auteurs des violences récidivistes ne sont pas conscients de ce qu’ils font ? C’est une mesure obsolète. Pour qu’un auteur de violences conjugales en arrive là, c’est qu’il ne l’a pas fait qu’une fois, et qu’il sait ce qu’il fait. »
La colère de Marie-Pierre Badré n’est pas due qu’à cet aspect-là de cette expérimentation : pour elle il s’agit surtout de priorités dans la manière dont l’État lutte contre les violences conjugales : « On a besoin d’autres choses pour lutter contre les féminicides. Il faut insister sur l’éducation au consentement, et sur la prise en charge des victimes depuis le dépôt de plainte jusqu’à la condamnation de l’auteur des violences. Il ne faut pas prendre une mesure gadget qui ne réglera pas les problèmes structurels. Il faut que le pénal prenne ses responsabilités ».
« Avant de faire de la réalité virtuelle, il faut faire le reste ».
L’Espagne, qui est souvent citée en exemple des mesures à prendre afin de lutter activement contre les féminicides, aurait-elle fait fausse route avec la réalité virtuelle ? Pas forcément. « L’Espagne a peut-être mis ça en place pour faire des tests, oui, mais c’est couplé à tellement d’autres choses ! Je ne dis pas que la réalité virtuelle ne marche pas, mais qu’il faut faire d’autres choses à côté. Des mesures plus concrètes. Avant de faire de la réalité virtuelle, il faut faire le reste ».
Elle estime également qu’il ne s’agit pas que d’un problème de moyen, mais de volonté : « On voit bien que toutes les étapes, que ce soit pour porter plainte ou jusqu’au jugement, nécessitent des moyens supplémentaires. Ce n’est pas vrai de dire qu’il suffit d’augmenter les moyens pour que ça marche : il faut avant tout le faire bien.»
Cet article a été réalisé avec l’aide de Corentin Béchade.
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