Lucas* entend sonner à sa porte, un jeudi de la mi-septembre 2021. Pensant qu’il s’agit d’un livreur, le Français ouvre la porte. « Et là, je vois devant ma porte un groupe de mecs, armés de battes de baseball, qui me demandent si je suis le type qui vend des trottinettes, le type d’Argamiel Distribution », nous raconte-t-il au téléphone, encore interloqué.
Lucas ne vend pas de trottinettes. Mais il y a quelques années, il a bel et bien fondé une entreprise, Argamiel Distribution, dans le but d’importer et de commercialiser de l’huile d’argan et du miel. Lucas comprend que quelque chose ne va pas du tout avec son entreprise. Seul face au groupe d’hommes prêts à en découdre, il essaye d’expliquer qu’il doit y avoir un problème, car même s’il possède bien la société en question, cela fait des années qu’elle est en sommeil. Et surtout, il n’a jamais vendu de trottinettes électriques.
À son grand soulagement, le groupe le croit. Mais Lucas sait que ses problèmes ne sont pas complètement finis. En parlant avec l’un des membres du groupe, Lucas apprend que l’un d’entre eux aurait commandé une trottinette électrique sur un site, argamiel-distribution.fr, pour plusieurs centaines d’euros. Ne recevant aucune nouvelle les jours qui suivent, il aurait tenté d’appeler le vendeur du site, qui se serait moqué de lui. L’homme et ses amis auraient alors décidé de se rendre à l’adresse indiquée sur le site, où les locaux d’Argamiel Distrbution sont censés se trouver — l’adresse de Lucas. « Il m’a dit que si j’avais eu la même voix que l’homme qu’il a eu téléphone, ça se serait mal passé pour moi », nous explique Lucas.
Lucas comprend assez vite qu’il est victime d’une grave usurpation d’identité, qui le met directement en danger. En remontant la piste de cette histoire, Numerama est tombé sur un système d’arnaque très bien organisé, basé sur un faux-site commercial et un vendeur à la langue bien pendue.
Des fautes d’orthographe et un site buggé : plongée dans le faux-site d’Argamiel Distribution
La rédaction de Numerama a découvert le site d’Argamiel Distribution par hasard, au début du mois de septembre 2021, alors qu’un journaliste de notre rubrique Vroom cherchait le nom d’un modèle de vélo à assistance électrique sur Google Shopping. L’un des tout premiers résultats à apparaître, tout en haut de la page des suggestions, était une annonce pour Argamiel Distribution — et elle affichait un prix inférieur de 900 euros à celui de ses concurrents. C’est ce qui lui a mis la puce à oreille : « Un vélo neuf de cette marque-là pour 1 800 euros, c’est juste impossible », a-t-il immédiatement remarqué.
Le site d’Argamiel Distribution, sur lequel nous nous sommes rendus et qui est toujours en ligne actuellement, a tout l’air d’un site de vente classique, à première vue. Une présentation sobre et classique, des listes de vélos, de gyroroues, de trottinettes électriques ou d’autres objets tech… Tout semble normal. Mais le site annonce des prix défiant toute concurrence : on trouve des vélos à assistance électrique vendus 1 000 euros de moins qu’ailleurs, ou encore des trottinettes électriques qui affichent des réductions de -70 %. Des produits de marques de qualité, bradés à des prix incroyables.
Cependant, quelque chose ne tourne pas rond. En plus des prix qui semblent trop beaux pour être vrais, le site a d’autres problèmes qui éveillent les soupçons. Des petits bugs se cachent ici et là : un bouton ne mène nulle part, un lien ne marche pas. La page d’un vélo affiche une URL qui le décrit comme une pochette pour ordinateur portable. On trouve aussi des fautes d’orthographe et des inconsistances dans l’écriture. L’option pour zoomer sur les photos des vélos semble mal codée et ne fonctionne pas.
Et, bien que le site affirme disposer de plusieurs options de paiement sécurisé, il ne propose au final qu’un seul moyen d’acheter des produits : il faut directement faire un virement vers un compte bancaire, vers un IBAN (ou un RIB) exposé sur le site. Impossible de rentrer son numéro de carte bleue, comme sur les sites de e-commerce classiques.
Une usurpation d’identité et une arnaque très crédible
Niveau légalité, tout semble au point sur le site. Le numéro Siret (un numéro d’identification d’une entreprise, ndlr), qui est affiché en haut correspond bien à l’entreprise inscrite au registre du commerce sous le nom d’Argamiel Distribution. La société a été créée en février 2018 et est domiciliée à la même adresse que celle indiquée, en banlieue parisienne, peut-on vérifier sur Infogreffe. Il est également précisé que son activité déclarée est « la vente à distance sur catalogue général ». Tout colle.
Le numéro Siret est en fait bien celui de l’entreprise créée par Lucas. Argamiel Distribution existe bel et bien, mais la véritable société ne vend pas des vélos, et elle est spécialisée dans l’huile d’argan. Numerama a découvert qu’un escroc a usurpé l’identité de l’entreprise, dont l’ancien site, argamiel.com, n’était plus actif depuis quelques mois. Grâce à un site acheté en août 2021 avec un nom de domaine très proche, argamiel-distribution.fr, et en mettant en avant le numéro de Siret de la vraie entreprise de Lucas, l’escroc s’est forgé très rapidement une certaine respectabilité.
« C’est un type d’arnaque assez fréquent », explique Jean-Baptiste Boisseau, le créateur du site Signal Arnaque, joint par Numerama. « Il y a assez souvent des entreprises qui font l’objet d’un signalement sur notre site, et qui nous appellent en nous disant qu’il ne s’agit en fait pas vraiment d’elles ». L’arnaque en question est cependant particulièrement bien faite, reconnait Jean-Baptiste Boisseau. C’est aussi ce dont Lucas s’est rapidement rendu compte, une fois informé qu’une entreprise arnaquait des clients en prenant le nom de sa société.
Aiguillé par les hommes venus chez lui, Lucas s’est rendu sur le site internet, et est tombé des nues. « C’est très bien fait », reconnaît-il au téléphone. « Avec le numéro de Siret, c’est vraiment convaincant ». Lucas est immédiatement allé porter plainte au commissariat de sa ville, pour usurpation d’identité — accompagné du groupe d’hommes, qui ont témoigné en sa faveur, et ont également porté plainte. C’est à ce moment qu’il a découvert que des plaintes avaient été enregistrées… à son encontre, pour escroquerie.
De nombreuses personnes sont tombées sur le site et ont été victimes
L’arnaque est tellement bien faite que les petits défauts présents sur le site ne l’ont pas empêchée de tromper de nombreuses victimes ; les prix exceptionnels affichés ayant probablement convaincu un grand nombre de personnes de tenter leur chance.
Numerama s’est rendu compte qu’Argamiel Distribution a, en très peu de temps, attiré beaucoup de visiteurs. Depuis le début du mois de septembre, le site a fait l’objet de 3 signalements sur Signal-Arnaque, et il est décrit comme une « arnaque suspectée ». Six avis négatifs ont également été laissés à son propos sur ScamDoc, qui accorde une note de confiance aux sites, et sur lequel celui d’Argamiel Distribution bénéficie d’un « indice de confiance très faible ».
Sur le forum spécialisé Esprit Roue, on s’est également intéressé de près à Argamiel. Un message a été publié début septembre : « Les prix sont vraiment super attractifs mais j’ai l’impression que tout cela me semble trop beau pour être vrai », écrivait l’un des membres. Sous sa question se sont rapidement empilés les témoignages de personnes dubitatives, ainsi que celui d’une victime. « Depuis que j’ai réglé ma trottinette sur le site, le samedi 18 septembre 2021, je n’ai plus de nouvelles. J’ai tenté à plusieurs reprises de contacter le vendeur par téléphone, mais sa boite vocale est pleine. Je viens de m’apercevoir que le site était une arnaque », peut-on lire.
Numerama a également pu interviewer deux personnes qui ont failli tomber dans le piège. Toutes deux nous ont raconté avoir longuement été en contact avec une personne qui s’est présentée comme le responsable commercial du site.
« Il met vraiment en confiance »
Antony est tombé sur le site d’Argamiel Distribution alors qu’il cherchait une roue pour son vélo. Attiré par le prix très bas, Anthony était prêt à payer. Mais le fait d’effectuer un virement sur un RIB inconnu l’embêtait, et il souhaitait d’abord parler avec un vendeur avant de prendre sa décision. L’homme qu’il a eu au bout du téléphone, et qui s’est présenté comme le responsable commercial, semblait « extrêmement sympathique et prévenant ». Il a longuement rassuré Antony sur le fait que le paiement était sûr, tout en le pressant à faire son achat : selon ses dires, il n’y aurait plus eu beaucoup de modèles en stock.
Stéphane a vécu la même expérience : après être tombé sur le site grâce à une annonce pour une gyroroue, il a contacté le vendeur. « Le conseiller était vraiment quelqu’un de très chaleureux. On dirait presque qu’on a affaire à un copain, il met vraiment en confiance ». Antony et Stéphane nous décrivent tous les deux le vendeur comme une personne particulièrement douée pour mettre en confiance de potentiels clients, quelqu’un de commerçant et d’amical — jusqu’à ce qu’il change d’attitude.
Antony, qui a essayé de payer par virement, a reçu un message d’alerte de sa banque indiquant que le site avait été signalé comme une arnaque. Il a immédiatement rappelé le vendeur, afin d’avoir des explications. « Il a commencé à me dire que je ferais mieux d’être content, et de ne pas le faire chier », raconte Antony. L’escroc aurait ensuite coupé la conversation en raccrochant.
Une fois au courant de l’usurpation d’identité, Lucas a, lui aussi, appelé le numéro indiqué sur le site de l’escroc. Afin d’en savoir plus, il a essayé de se faire passer pour un potentiel client. « Je lui ai dit que je voulais aller voir les modèles à l’entrepôt, et il m’a dit que ce n’était pas possible. J’ai insisté en disant que j’étais déjà sur place, à l’adresse du dépôt ». Le vendeur, qui ne s’était jusque-là pas départi de l’attitude amicale que nous ont décrite les autres témoins, s’est tout d’un coup fait plus menaçant.
« Vous allez voir ce qui va vous arriver si vous essayez à nouveau d’appeler ce numéro »
« Il m’a ordonné de faire tout de suite demi-tour », raconte Lucas. Toujours au téléphone avec l’escroc, Lucas lui aurait ensuite expliqué être au courant de son arnaque. Les insultes auraient fusé, avant que l’escroc ne raccroche. « C’est une personne vraiment très insolente, ça m’a surpris. Il était sûr de lui, il m’a dit qu’il était intouchable. Il m’a même dit « bonne chance pour me faire tomber » ».
Nous avons tenté, à notre tour, de contacter l’escroc. L’homme au bout du fil, au début très avenant, a tout de suite changé de ton lorsque nous avons dit que nous étions journaliste. « Arrêtez avec vos questions d’imbéciles », nous a-t-il d’abord indiqué, avant de nous menacer. « Vous allez voir ce qui va vous arriver si vous essayez à nouveau d’appeler ce numéro ». Lorsque nous lui avons demandé s’il avait conscience d’être visé par une plainte, il a abruptement raccroché.
Un très bon référencement sur Google Shopping
En plus des prix imbattables affichés sur le site, un autre élément a permis à la fausse Argamiel Distribution d’attirer un grand nombre de visiteurs sur son site : son positionnement sur Google Shopping, l’onglet dédié au e-commerce de Google.
Une simple recherche sur des références de vélos à assistance électrique ou de trottinettes nous a permis de nous rendre compte que, sur de très nombreux produits, Argamiel Distribution apparaissait parmi les premiers résultats sur Google Shopping. De quoi garantir que ses prix très concurrentiels sauteraient aux yeux de nombreux internautes, et attireraient ainsi un grand nombre de victimes potentielles. Mais comment un site d’arnaque a-t-il pu se retrouver sur Google Shopping pendant aussi longtemps ?
Nous avons contacté Google Shopping dès le début de notre investigation. Après notre signalement, les services de Google nous ont annoncé que « le compte de l’annonceur a été suspendu pour non-respect de nos règles en matière de déclarations trompeuses ». Les annonces d’Argamiel Distribution ont été supprimées le 21 septembre, et depuis, comme nous avons pu le vérifier, aucune n’apparait plus sur Google Shopping. La première mention que des témoins nous ont fait de publicités pour Argamiel Distribution sur Google Shopping date du 6 septembre. Les publicités ont donc pu être diffusées pendant un peu plus de deux semaines, tout en haut de l’onglet Shopping, sans action de la multinationale.
« Nous prenons très au sérieux les pratiques commerciales malhonnêtes, et les considérons comme une violation flagrante de notre règlement. Lorsque les publicités ne sont pas conformes à nos règles, nous prenons des mesures pour les supprimer », nous a assuré Google. Mais le fait qu’Argamiel Distribution ait pu acheter une place d’annonceur sur les résultats de Google Shopping, et y figurer pendant au moins deux semaines, reste alarmant. Google procède pourtant à des contrôles, afin de s’assurer de la légitimité des annonceurs, nous a-t-on précisé. « Nous effectuons des vérifications proactives pour les publicités frauduleuses », nous a indiqué Google. « Nous effectuons aussi des vérifications sur signalement […] ». Mais de toute évidence, cela n’est pas toujours suffisant.
Surtout, pour l’instant, la vérification de l’identité des annonceurs n’est pas encore obligatoire en France. « Nous demandons à certains annonceurs de vérifier leur identité », explique Google, mais « ce programme de vérification est encore en cours de déploiement ». Les pièces demandées sont des certificats administratifs (assez faciles à obtenir), et des justificatifs d’identité, comme une photocopie de carte d’identité. Si l’escroc avait été soumis à cet étape, aurait-il pu faire de la publicité ? Impossible pour l’instant de le dire. Mais ce que l’histoire d’Argamiel Distribution montre bien, c’est qu’il reste encore facile de tromper la vigilance de Google.
Les annonces d’Argamiel Distribution n’apparaissent plus sur Google Shopping, ce qui doit drastiquement réduire le nombre de visiteurs et visiteuses — mais le site est malheureusement toujours en ligne. «C’est ça qui me rend le plus furieux », rage Lucas. Malgré la plainte déposée le 16 septembre, le site n’a été fermé que le 8 octobre, près d’un mois après.
L’identité de l’escroc reste également inconnue. « Personne dans mon entourage n’aurait été assez débile pour le faire », suggère l’entrepreneur dont l’identité a été usurpée. « En réalité, c’est assez facile : il suffit de regarder les entreprises en sommeil, et si un nom de domaine est disponible… Il est très rapide de tout mettre en oeuvre ».
« C’est dommage en plus, je voulais reprendre cette boite-là », regrette-t-il. « Mais c’est vraiment le nombre de victimes qui me peine, c’est hallucinant. »
* Le prénom a été changé afin de préserver l’anonymat de la personne.
Mise à jour du vendredi 8 octobre à 14h : Le site de l’escroc, argamiel-distribution.fr, est désormais hors-ligne. Nous avons mis à jours l’article afin d’apporter la précision.
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