La numérisation des services publics en France va-t-elle trop vite, trop loin ? Elle laisse en tout cas trop de monde sur le carreau. C’est l’avertissement que lance Henriette Steinberg, la secrétaire générale du Secours Populaire. Interrogée sur France 2 le 12 octobre, elle a invité le gouvernement à « arrêter » la numérisation des services publics « à marche forcée », selon des propos rapportés par France Info.
Henriette Steinberg a souligné que lors de la crise sanitaire, de nombreuses personnes étaient passées sous les radars et n’avaient pas forcément bénéficié des aides de l’État, car il fallait aller les chercher en ligne. Ces populations — comme le petit commerce et les indépendants — se sont « retrouvées avec rien du tout, et aucune connaissance de ce qu’il était possible de faire dans des situations pareilles. »
D’ordinaire, ces personnes se seraient rendues dans les services sociaux classiques, mais tout était fermé à cause de l’épidémie. À cela s’ajoute une dématérialisation croissante des procédures, qui peut amener à une réduction des emprises physiques dans lesquelles aller. « Ce n’est pas par les ordinateurs que vous allez résoudre les problèmes des gens », a-t-elle prévenu.
La mise en garde formulée par le Secours Populaire rappelle celle qu’avait lancée le Défenseur des droits en 2018. Jacques Toubon, qui occupait alors cette fonction, s’était lui aussi montré critique devant un mouvement pouvant s’avérer brusque pour les usagers. Ainsi, il a été observé que « les difficultés particulières d’accès et de maitrise d’internet [de certaines personnes] n’ont pas été prises en compte. »
250 procédures à décliner sur Internet d’ici 2022
La sortie de Henriette Steinberg survient alors qu’au début du mois de septembre, Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques, tenait un point d’étape sur la numérisation d’un certain nombre de démarches administratives. Sur les 250 procédures jugées essentielles, 212 peuvent être effectuées en ligne. Dans certains secteurs, tout est déjà dématérialisé.
C’est le cas des démarches relatives aux services du Premier ministre et concernant les autorités administratives indépendantes, mais aussi l’agriculture et l’alimentation. À l’inverse, d’autres ministères sont encore très en retard, comme celui de la justice ou de l’éducation, de la jeunesse et des sports. Cela étant, l’appréciation du public sur la qualité des services publics en ligne n’est pas toujours au rendez-vous.
Ainsi, les procédures relatives au ministère de l’économie et des finances récoltent une note finalement assez moyenne, tout comme celles pour l’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation, ou encore la culture. La numérisation ne fait pas tout : il faut aussi que l’expérience d’utilisation et la qualité du service rendu soient au rendez-vous. Il n’y a toutefois pas de notes sous la moyenne, selon le gouvernement.
En principe, l’objectif est d’aboutir en 2022 à 250 démarches administratives accessibles par le net. Depuis octobre 2020, il y en a eu 30 de plus (dont la demande d’aide juridictionnelle, l’inscription au collège et au lycée ou bien l’établissement d’une procuration de vote). Il reste en théorie encore 38 démarches à traiter en à peine plus d’un an. Le rythme avait été perturbé par l’épidémie de coronavirus.
Cet objectif affiché pour 2022 est à rapprocher de celui qui figurait dans le programme de campagne d’Emmanuel Macron. Il était alors question que « 100 % des démarches administratives » puissent être effectuées depuis Internet à cette date, hors première délivrance de documents d’identité. Des feuilles de route et des points d’étape avaient suivi notamment pour souligner l’intérêt supposé des téléprocédures pour les zones rurales.
Ce taux de 100 % des démarches administratives dématérialisées recouvre toutefois les démarches administratives qui sont les plus fréquemment utilisées par les Français et les Françaises. De fait, certaines procédures ne sont nécessairement pas comptabilisées — pour autant, cela ne signifie pas qu’elles ne pourront pas à leur tour bénéficier d’une formalité via un site web ou une application mobile, tôt ou tard.
Des millions de personnes éloignées du numérique
Ce mouvement vers la dématérialisation, outre les problématiques qu’elle soulève (quid de la pérennité de l’accueil au guichet des personnes ? Et des soucis de connexion ou de débit ?), est confronté à un autre enjeu : celui de l’illectronisme, c’est-à-dire de l’analphabétisme numérique, un mot-valise qui désigne les personnes qui ne sont pas à l’aide avec l’outil informatique et les pratiques en ligne.
Leur nombre est évalué à 13 millions en France, celui-ci recouvrant des degrés divers de difficultés avec l’informatique et Internet. Il peut concerner des profils très divers : des seniors, des personnes en grande pauvreté, certaines populations de la ruralité, mais aussi des jeunes ou bien des publics touchés par un handicap. Régulièrement, ce problème fait l’objet d’interpellations de parlementaires qui s’inquiètent du sort de celles et ceux qui sont très éloignés.
Pour les accompagner, divers plans ont été dévoilés, notamment par le gouvernement actuel. En 2018, il a ainsi été annoncé un investissement de 75 à 100 millions d’euros pour former ces 13 millions de Français considérés comme des précaires du numérique. Dans le cadre du plan France Relance, il a été annoncé une enveloppe de 250 millions d’euros pour que 4 millions d’entre eux accèdent à une « autonomie numérique ».
Outre la formation, d’autres dispositifs existent comme les maisons de service public, qui peuvent accompagner des publics pour certaines nouvelles procédures. Il existe aussi un serveur vocal interactif joignable par téléphone au 3400 qui peut apporter des indications sur des titres officiels (carte nationale d’identité, passeport, permis de conduire, certificat d’immatriculation).
Il s’agit d’un enjeu économique : compte tenu de la place toujours plus croissante qu’a le numérique dans la société, ne pas maîtriser les bases de l’outil informatique et n’avoir aucun usage du numérique est gravement préjudiciable. Sans parler des effets sur le plan personnel, où l’on peut très vite se retrouver isolé — ce qu’a montré le confinement, où le net était le seul lien social qui demeurait .
Selon les évaluations de France Stratégie, la formation de 5 millions de Français éloignés du numérique en 3 ans générera plus de 1,4 milliard d’euros de retombées économiques y compris en termes de pouvoir d’achat. Outre l’autonomie retrouvée pour ces personnes, le gouvernement évoque par ailleurs la création de milliers d’emplois directs et indirects sur le territoire.
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