Des plateformes pornographiques grand public diffusent des vidéos de viols commis lors de tournages, plus d’un an après le début d’une procédure pénale. Numerama a pu confirmer qu’au moins trois vidéos, dont les viols ont fait l’objet de plaintes et dont les auteurs présumés sont en détention provisoire, étaient jusqu’à notre enquête encore diffusées sur un site français, Tukif. La plateforme plaide l’ignorance, mais risque des poursuites. L’affaire n’a pas de précédent juridique en France.
Le lien vers la chaîne du studio de « French Bukkake » sur le site Tukif était toujours le mieux référencé quand on tapait le nom de la boîte de production sur Google le 1er décembre 2021, avant même les articles de presse qui parlent de l’affaire. « Des vraies salopes (sic), qui pourraient être vos voisines », se vantait encore la page du studio incriminée. On comptait, sur la chaîne, plus de 160 vidéos en ligne, pour 13 millions de vues.
« proxénétisme aggravé, traite des êtres humains aggravée et viol »
Les hommes derrière French Bukkake sont visés par une procédure pénale depuis maintenant plus d’un an. Une affaire de jeunes femmes attirées dans le monde du porno amateur hardcore par des hommes sous des faux comptes, chargés de gagner leur confiance en se faisant passer pour des actrices épanouies. L’objectif ? Les faire participer à des scènes filmées où elles sont livrées à une multitude d’hommes et où le consentement est absent, d’après les éléments de l’enquête.
La notion de tournage est, elle aussi, nébuleuse. Les producteurs proposaient aux clients de leur site de participer moyennant finance, et allaient jusqu’à exiger des rapports en dehors des scènes filmées. Selon les informations de BFMTV, une partie des mis en examens a reconnu partiellement les faits.
Des sources judiciaires confirment à Numerama que quatre personnes ont été mises en examen en octobre 2020. Il s’agit des membres centraux de French Bukkake. Les principaux chefs sont « proxénétisme aggravé, traite des êtres humains aggravée et viol ». Toujours selon ces sources, au moins quatre autres personnes ont été mises en examen pour viol dans cette même procédure, en octobre 2021. Une partie d’entre eux est actuellement en détention provisoire. Pour l’instant, 7 plaintes ont été déposées par des femmes victimes de ces agissements, mais selon des informations de BFMTV, les enquêteurs considèrent que cette procédure pourrait concerner une « cinquantaine de victimes potentielles ».
Au moins trois vidéos de victimes étaient encore en ligne
Parmi les vidéos du site Tukif, des sources proches du dossier confirment à Numerama que les vidéos d’au moins trois victimes qui ont porté plainte pour viols étaient encore en ligne jusqu’au 1er décembre 2021. Ces vidéos sont actuellement dans le dossier judiciaire. Et rien n’indique que d’autres vidéos, parmi les 160 en ligne sur la chaîne de French Bukkake, n’incluaient pas aussi des faits de viols. Toujours selon des sources proches de l’enquête, l’ensemble des rushs de French Bukkake, c’est-à-dire les séquences tournées (diffusées ou non), ont été versés dans la procédure. Certaines séquences non publiques seraient encore plus incriminantes que celles en ligne, déjà très violentes.
La page de French Bukkake a été vidée de l’intégralité de ses vidéos dans la nuit du 1er décembre, suite aux sollicitations de Numerama. Il ne reste plus que son profil et sa description.
« C’est un traumatisme à la vue de tous. »
Ces diffusions sont un poids supplémentaire qui accentue la difficulté des victimes à se reconstruire. « Ça vient encore s’ajouter au traumatisme vécu par ma cliente, explique Quentin Dekimpe, avocat d’une des victimes. Elle revit la scène, les violences vécues à ce moment-là, et elle sait que ça peut vraiment lui revenir dessus à n’importe quel moment avec la diffusion sur Internet. Ce n’est même pas un souvenir qui lui appartient, c’est un traumatisme à la vue de tous. » Les victimes, à qui les producteurs avaient promis une diffusion confidentielle sur des sites étrangers, sont poursuivies par ces vidéos. Lorraine Questiaux défend elle aussi une des femmes victimes : « On parle de harcèlement dans la rue, d’insultes. Certaines ont même été suivies jusque chez elles. Leurs vies sentimentales, professionnelles et intimes sont profondément entachées par ces faits-là. »
Le site officiel de French Bukkake a été fermé plus tôt 2021, sur réquisition judiciaire. Plusieurs grands sites porno ont également fait le ménage pour ne plus diffuser les vidéos. Mais la republication de ces vidéos est un problème majeur dans ce genre d’affaires, et on trouve encore les séquences sur de nombreux sites. Les victimes se retrouvent souvent seules à se battre pour faire supprimer les images des violences qu’elles ont subies. « Aujourd’hui, il n’y a pas d’instrument juridique efficace pour faire disparaitre des vidéos de viols et de torture diffusées sur internet, regrette Lorraine Questiaux. On fait peser sur les victimes toute la charge de faire effacer ces vidéos. Rien n’est centralisé, on doit contacter chaque site, faire des formulaire de déréférencements adressés à Google quand ça ne marche pas. »
La responsabilité pénale de la plateforme en jeu
Une partie de ce travail incombe aux enquêteurs et à la justice. Mais l’existence de sites comme Tukif, parfaitement référencés, et avec un grand nombre de vidéos de French Bukkake centralisées sur une chaine officielle, montre le manque d’efficacité de ces procédures. En particulier, car toutes ces plateformes s’exposent à des poursuites pénales en laissant en ligne de telles images.
L’article 222-33-3 du code pénal prévoit jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende pour la diffusion de viols filmés. Kadija Azougach est avocate, spécialiste des violences faites aux femmes. Elle confirme que ce texte pourrait s’appliquer contre le site : « Cette loi est utilisée pour les viols filmés, jusqu’à maintenant c’était surtout des faits comme des [viols en réunion], qui finissaient sur des réseaux sociaux comme Twitter et Snapchat. Il n’y a pas de précédent pour des sites porno, ça serait une première. »
Kadija Azougach soulève également que les plateformes pourraient être concernées par la transposition de l’article 17 de la directive du Parlement européen sur le droit d’auteur et les droits voisins : « Le texte soumet les plateformes à une obligation de moyen sur la modération de leurs contenus. En principe on peut s’en prévaloir pour poursuivre ce type de plateforme, engager leur responsabilité, dès lors qu’elles n’ont pas fait les diligences nécessaires. Mais ici aussi, il n’y a pas de précédent. »
Aucune mesure prise par Tukif avant notre enquête
Plusieurs points interrogent sur l’inaction de Tukif avant notre enquête. L’affaire est médiatisée depuis maintenant plus d’un an, avec un certain retentissement dans l’industrie. Entre autres, car il s’agit d’une des premières mises en examen pour viol dans le monde du porno français. Contacté par Numerama, Tukif déclare : « Nous pensions que les vidéos sur notre site n’était pas dans la procédure ou que les vidéos qui sont dans la procédure avaient déjà été supprimé » (sic), confirmant au passage être au courant de l’existence de l’affaire ainsi que des vidéos incriminées.
La défense pose d’autant plus question que Tukif avait bien un « partenariat » avec French Bukkake : la chaîne du même nom que l’on trouvait sur Tukif était bien une page « officielle » de French Bukkake. Il ne s’agissait pas d’une republication d’internautes anonymes ou d’autres chaînes lambda.
L’équipe de Tukif plaide la bonne foi et justifie ce manque d’action, car ils n’auraient jamais reçu de demande de suppression de la part des victimes. « A priori si l’affaire est grave quelqu’un nous le signale et les vidéos sont supprimées, […] nous ne contestons jamais les demandes de retrait. […] Comprenez que nous n’avons aucun intérêt de conserver des vidéos à problème sur notre site, il y a largement assez de vidéos sur notre site, une cinquantaine de vidéos en plus ou en moins ne change rien pour nous ».
L’équipe de Tukif assure que son système de signalement fonctionne. Numerama a essayé à de nombreuses reprises de signaler des vidéos à travers le formulaire dédié de Tukif, mais toutes les tentatives se sont soldées par des messages d’erreur. Suite à la publication de l’article, l’équipe de Tukif explique que ce formulaire n’était pas le bon, renvoyant à celui, moins évident, situé dans la catégorie DMCA (loi sur le droit d’auteur américain). Le formulaire dysfonctionnel a depuis été supprimé et la mention entre parenthèses de « retrait de contenu » a également été rajoutée pour plus de clarté.
Même constat lorsque l’on signale un contenu directement depuis l’outil « signalement » sous une vidéo : le site refuse de valider notre message. En cause, cette méthode ne fonctionne pas quand on utilise des caractères non alphanumériques (des points, des apostrophe, des arobases), en mettant une URL ou une adresse mail pour pouvoir être recontacté par exemple. Le signalement fonctionne toutefois si on utilise uniquement des lettres et des chiffres.
Dans tous les cas, ces arguments n’expliquent en rien le manque réactivité dans la suppression des vidéos de viols. Les entreprises du porno commencent à peine à effleurer l’idée de modérer plus activement leurs contenus. Les révélations du New York Times en décembre 2020 à propos de scènes de viols, de vidéos de mineures et de revenge porn (contenu sexuel diffusé sans le consentement de la personne et dans le but de nuire) diffusés sur Pornhub avaient déjà conduit le site pornographique le plus visité du monde à supprimer la moitié de ses contenus. En France, des procédures judiciaires apparaissent petit à petit. Sans changement radical dans l’industrie.
Mise à jour de 16h30 le 3 décembre : après publication de notre enquête, Tukif nous a envoyé plusieurs mails de réponse et modifié quelques parties de son site pour rendre plus accessible et compréhensible le processus de signalement des vidéos. Des précisions ont également été apportées sur les mécanismes de signalement.
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