« C’est le moment de vous dire que je suis assignée à comparaître au tribunal judiciaire de Paris par FACIL’iti », tweete Julie Moynat le 11 octobre 2021.
Dans un article lié à une cagnotte en ligne pour l’aider à payer ses frais d’avocat, Julie explique être attaquée « pour dénigrement ». FACIL’iti réclame 5000 euros de dommages et intérêts et 5500 euros au titre des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile. Si elle est condamnée, Julie devra aussi « cesser pour l’avenir tout propos de nature à jeter le discrédit sur la solution FACIL’iti en la dénigrant et ce, sur tout support, et notamment, sur les réseaux sociaux, blogs, sites web, webinars.»
Julie Moynat n’est pas la seule à être attaquée par FACIL’iti. L’entreprise Koena, fondée par Armony Altinier, est également poursuivie pour « dénigrement », selon l’article 1240 du Code civil. Mais qu’est-ce que FACIL’iti, et pourquoi l’entreprise ne supporte-t-elle visiblement pas les critiques publiques à son égard ?
FACIL’iti, c’est quoi ?
FACIL’iti est une filiale de l’agence Iti communication, basée à Limoges. Son histoire a tout d’une success story sauce startup nation : un jour, un stagiaire a une idée, et cette idée se transforme en entreprise récoltant prix sur prix de l’innovation depuis sa création en 2018.
Sur son site, FACIL’iti explique vendre « une solution d’accessibilité numérique innovante qui adapte l’affichage d’un site Web en fonction des besoins de confort visuel, moteur, cognitif, et/ou temporaire de l’internaute ». Payant pour les éditeurs, gratuit pour les utilisateurs ou utilisatrices, son produit permet donc de changer, selon une ou plusieurs pathologies, comme la dyslexie ou les tremblements essentiels, l’affichage des pages en agissant sur la police, les contrastes ou encore la taille des images.
Les surcouches critiquées
FACIL’iti ne modifie donc pas le code d’un site, mais s’ajoute à l’existant. C’est ce qu’on appelle un produit de surcouche. Cette startup est loin d’être la seule à commercialiser ce type de service. Karl Groves en a répertorié plusieurs sur le site overlayfactsheet.com. Cet expert de l’accessibilité aux États-Unis se bat contre ces solutions payantes pour les éditeurs (il en existe des gratuites comme Confort+ d’Orange) et dénonce leur inefficacité. Il a rédigé une pétition signée par plus de 600 personnes travaillant dans le domaine, appelant à promouvoir d’autres stratégies plus indépendantes et permanentes.
Lui-même a reçu des menaces de poursuite par deux autre entreprises, EqualWeb et accessiBe : « Je leur ai dit d’y aller ! Ils n’ont pas donné suite. C’était juste de l’intimidation. Je trouve ça étrange que FACIL’iti l’ait vraiment fait contre Julie Moynat et Koena. »
Dans cette pétition, Karl Groves cite une étude du WebAIM de 2021 qui établit que 67 % des répondants et répondantes trouvent que ces outils de surcouche « ne sont pas du tout ou pas vraiment efficaces », un chiffre qui monte à 72% pour les personnes avec handicap. Aux États-Unis, ce sont mêmes des sites utilisant ces solutions de confort qui sont aujourd’hui poursuivis pour défaut d’accessibilité et non-respect de la loi.
Jean-Pierre Villain travaille pour Access 42 qui propose une expertise et des formations en accessibilité : « Il y a 106 critères dans le référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA). Les outils de surcouche ne couvrent qu’une infime partie de ces critères, moins d’une dizaine pour les plus évolués. Ce sont donc des solutions qui ne peuvent pas répondre à tous les besoins, n’en couvrent en réalité qu’une petite partie et ont du mal à fonctionner correctement car elles dépendent fortement de la qualité du code des pages ce qui provoque beaucoup d’erreurs. »
De l’utilisation du terme « accessibilité »
En France, le RGAA (anciennement référentiel général d’accessibilité pour les administrations) dont parle Jean-Pierre Villain est édité par la direction interministérielle du Numérique (DINUM). L’accessibilité numérique y est définie : elle « consiste à rendre les services en ligne accessibles aux personnes en situation de handicap. »
Comme en architecture, il existe donc des normes d’accessibilité à respecter. La loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées établit ces obligations pour les organismes du secteur public (dont les organismes délégataires d’une mission de service public) et les entreprises du secteur privé (qui réalisent au moins 250 millions d’euros de chiffre d’affaires en France) pour leurs sites internet, intranet et extranet. Un décret d’application paru en 2019 détaille les exigences, leurs mises en œuvre et les sanctions, pouvant aller jusqu’à 20 000 euros d’amende.
Dans ce contexte réglementé, le discours de FACIL’iti semble parfois confus. Dans ses prises de paroles publiques, le CEO Frédéric Sudraud affirme ne pas vouloir « être conforme à la réglementation », comme sur Europe 1 en 2018, mais n’hésite pas à utiliser le terme d’accessibilité comme argument commercial.
Dans l’assignation reçue par Koena, FACIL’ITI dit être « une alternative aux solutions déployées dans le cadre de l’accessibilité réglementaire » mais être par ailleurs « utilisée par de nombreuses entreprises et établissements publics, afin de rendre accessibles […] au plus grand nombre leurs sites internet.»
« On frôle le handiwashing ! »
Lors d’un webinaire intitulé « Inclusion Numérique : Et si votre site s’adaptait à votre audience ? » auquel FACIL’iti participait le 18 novembre 2021, Antoine Dufour, responsable du pôle digital de l’APEC avoue avoir « préféré fonctionner en étape en intégrant FACIL’iti » : « C’est une démarche [d’accessibilité, ndlr] en progression. On a mis FACIL’iti pour commencer à engranger des retours d’expérience. On va avancer par petits pas pour aller vers un maximum de compatibilité. »
Il répète les arguments de Charlotte Le Tessier, responsable grands comptes de FACIL’iti, pour se justifier : face aux normes RGAA, FACIL’iti serait une « solution à moindre coût », « une solution qualitative et facile à implémenter ».
Ces discours font bondir nombre de personnes avec handicaps et d’associations. La Confédération Française Pour La Promotion Sociale Des Aveugles Et Amblyopes (CFPSAA) tirait « la sonnette d’alarme » en février dernier : « Si l’accessibilité numérique résidait dans un outil interactif, les aveugles le sauraient ! […] Nous ne baissons pas la garde et continuons inlassablement d’expliquer à tous les niveaux qu’ils soient politiques, conceptuels ou techniques, que la seule solution se situe dans le ‘nativement accessible’. […] En aucun cas, un outil de confort [le communiqué mentionne explicitement FACIL’iti, ndlr] ne peut se substituer à l’accessibilité fondamentale. Il ne peut exonérer de l’obligation légale de rendre accessibles les sites et plateformes qui entrent dans le champ de la loi. »
Une des personnes mises en demeure, préférant rester anonyme de peur de poursuites, s’insurge auprès de Numerama : « Leur solution, on s’en fout ! Le problème, c’est qu’ils font croire que ça rend les sites accessibles. FACIL’iti fait de la communication qui ralentit les démarches d’accessibilité. On frôle le handiwashing [méthode de marketing consistant à communiquer auprès du public en utilisant l’argument du handicap de manière trompeuse pour améliorer son image] ! »
Manuel Pereira est expert en accessibilité du Centre de recherche de l’association Valentin Haüy (Certam) : « Les associations de déficients visuels n’apprécient pas la façon de communiquer de FACIL’iti. Elle est ambiguë. C’est une solution de confort qui ne rend pas les sites accessibles. Ça nous fait du tort parce que des sites pensent être accessibles, alors qu’ils ne le sont pas. »
Même en essayant d’obtenir des retours positifs, les réponses sont pour le moins… surprenantes. Carole Vallet-Carre est éducatrice spécialisée et référente accessibilité au sein l’association Adapei 23, pourtant listée parmi les partenaires de FACIL’iti : « Nous ne l’utilisons pas. Deux personnes de notre association ont rencontré les dirigeants du site. Il en est ressorti qu’il n’était pas possible de l’adapter à notre public. Je pense même que notre logo devrait être supprimé de leur site ! »
FACIL’iti se dit « victime de harcèlement »
Face aux critiques, FACIL’iti se sent « harcelé » selon les mots d’Audrey Jayet, responsable communication que nous avons eue au téléphone. « Ces personnes ne veulent pas qu’on existe », nous dit-elle. Frédéric Sudraud précise dans une vidéo (non répertoriée, qui plafonne à 500 vues) sur YouTube faire depuis trois ans « l’objet d’attaques et d’une campagne de bad buzz sur les réseaux sociaux en provenance d’influenceurs… Ou devrais-je dire, de détracteurs, qui visent à une seule chose : ruiner l’image de FACIL’iti ».
Cette « campagne de bad buzz » aurait donc atteint son paroxysme le 20 novembre 2020 à la suite d’un tweet de Cédric O, secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques :
Retweeté 19 fois, liké 36 fois, le tweet de Cédric O a une portée pour le moins limitée, voire inexistante. Mais c’est la critique de trop pour FACIL’iti qui décide un mois plus tard d’envoyer, par l’intermédiaire du cabinet d’avocats HAAS, une dizaine de mises en demeure (cinq confirmées) exigeant la suppression des commentaires jugés « dénigrant » envers sa solution.
Certaines personnes refusent de céder, comme Armony Altinier, quand d’autres suppriment les tweets par peur d’envenimer les choses. L’une d’elle, qui souhaite rester anonyme, confie que, depuis, elle « se passe de faire des commentaires publics sur la solution ».
Dans le cas de Julie Moynat, c’est l’incompréhension. Mise en demeure, elle a supprimé son tweet le 28 décembre 2020. Malgré sa coopération, elle a tout de même été assignée à comparaître devant le tribunal judiciaire de Paris. Les conclusions de son avocate doivent être remises à la justice pour le 3 janvier 2022.
Le web est toujours grandement inaccessible
L’enjeu et le marché potentiel sont ici énormes, car on est encore très loin d’un web accessible à tous et toutes en 2021. Récemment, une tribune d’internautes malvoyants dénonçaient un « ras-le-bol ». Ils et elles reprochent notamment à certains sites comme ceux de la Fnac, Auchan, Zoo Plus, AXA France, Auchan ou La Tour Eiffel « de ne pas pouvoir accéder à la gestion des contrats au travers de l’espace client, de ne pas respecter de nombreuses règles définies dans le RGAA (Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité) ou encore l’inaccessibilité des services en ligne qui constitue un refus de vente et une atteinte à la liberté d’accès aux biens et services ».
Cette tribune n’est pas un cas isolé. Le Conseil national du numérique remettait au gouvernement (CNNum) le 5 février 2020 un rapport qui rappelait que l’accessibilité était toujours « l’exception et non la norme » — seuls 4% des sites publics ont publié leur attestation d’accessibilité en conformité au RGAA.
Contrairement à ce que FACIL’iti avance, Jean-Pierre Villain affirme que « l’accessibilité n’est pas un domaine techniquement compliqué » et que « les adaptations à réaliser sont pour la plupart simples et à la portée de tous les intégrateurs et développeurs à la condition qu’ils soient formés ». « L’obligation légale existe depuis 2005 mais pendant une dizaine d’années c’était un ‘non-sujet, poursuit-il. Jusqu’en 2017 on mesurait que 80 à 90 % des sites et application étaient partiellement ou totalement inaccessibles. Depuis 2019, année de la publication du dernier décret d’application la situation évolue favorablement. » La demande explose, oui, mais le retard accumulé est « considérable ».
L’avocat de Koena, Maître Matthieu Juglar, a déposé ses conclusions le 12 novembre 2021. Armony Altinier a une nouvelle fois publié l’entièreté des documents. Elle conclut cette nouvelle étape, dans une procédure qui s’annonce très longue, en posant cette question fondamentale : « Le procès FACIL’iti contre Koena aura pour conséquence de poser sans équivoque les termes du débat : qu’a-t-on le droit de définir comme étant de l’accessibilité numérique ? »
D’abord enthousiaste, Facil’iti a cependant refusé de répondre à nos questions après évocation des affaires judiciaires en cours : « Nous ne souhaitons pas médiatiser nos poursuites. Nous avons confiance en la justice », nous a-t-on envoyé par mail.
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