Vous lisez la deuxième partie de notre enquête sur les entreprises du quick commerce. Vous pouvez retrouver la première ici, et la troisième partie, sur les clients, ici. L’intégralité du dossier est à retrouver ici.
La première chose qui me réveille est une vive douleur au niveau du dos, qui remonte dans tout mon ventre et mes bras. La veille, j’ai effectué mon premier « shift » en tant que livreuse pour Gorillas. La promesse de mon employeur est simple : grâce à l’application, tout le monde peut commander ses courses et se faire livrer en 10 min ou moins, tous les jours, entre 7h du matin et minuit.
Gorillas fait partie de ces startups du quick commerce à la croissance exceptionnelle. Que ce soit Flink, Cajoo, Getir ou Gorillas, toutes permettent de commander des courses, à tout moment de la journée, livrées par des livreurs et livreuses à vélo. Avec une différence de taille par rapport à leurs concurrents historiques Uber Eats et Deliveroo : les livreurs sont employés en CDI.
Pour comprendre de l’intérieur comment fonctionnent ces entreprises d’un nouveau genre, je me suis inscrite en tant que rideuse chez Gorillas. Au-delà du quotidien de ce métier, qui demande une bonne condition physique (vous pouvez retrouver notre reportage complet ici), je me suis intéressée en particulier aux conditions de livraison. Notamment ces sacs de livraison, très gros et très lourds, qui ont mis à mal mon dos pendant deux jours.
Des charges trop lourdes sur le dos
Le matin de mon deuxième service, j’ai donc extrêmement mal au dos. Des vagues de douleur lancinantes partent du haut et se terminent au niveau de ma hanche. J’ai mal aux bras, au cou, et même au ventre. Je prends un antidouleur avant d’aller au travail, mais la douleur ne passe pas. La veille, j’ai effectué 12 livraisons, et parcouru 33,57 km.
J’ai constaté que le poids des sacs était un problème récurrent. Il arrive souvent que les sacs de transport soient chargés au maximum — au point où je n’ai pas toujours pu les soulever à un bras, voire deux. Précisons-le tout de suite : je suis plutôt sportive, même si deux ans de covid et de confinement n’ont pas vraiment aidé ma condition physique. Je n’ai pas non plus de problèmes de dos particuliers — et si j’en avais eu, personne ne m’a fait passer de test médical pour s’assurer que j’étais apte à porter de telles charges pendant des heures.
Chez Gorillas, ce n’est pas l’effort physique en lui-même qui est éreintant : c’est le poids des sacs. Et ça, impossible d’y couper. Au tout début du lancement de ces applications de quick commerce, les clients commandaient des petites courses d’appoint, voire juste un ingrédient, m’ont raconté mes collègues. Mais désormais, les commandes sont de plus en plus importantes. Les préparateurs de l’entrepôt se l’expliquent par le grand nombre de promotions lancées par Gorillas. Au moment où je faisais mon service, une de ces offres ne fonctionnait que sur les commandes de plus de 20 euros — ce qui incite forcément les clients à acheter plus de produits, et donc d’avoir des sacs de livraison plus lourds.
Les très grosses commandes ne représentaient pas la majorité des livraisons, mais le poids du sac, porté à longueur de shifts, reste conséquent. Et la pratique du « stacking » n’arrange pas la situation. Lors des périodes de rush, pour optimiser du temps, c’est une méthode courante : on nous attribue plusieurs commandes, dont les adresses sont relativement proches, pour faire un seul voyage et ainsi gagner un peu de temps. J’avais réussi à y échapper leur de mon premier soir, mais lors du rush du deuxième, c’est à mon tour d’y passer : le sac est tellement lourd que j’ai du mal à le hisser sur les épaules. Je ne suis pas la seule à avoir écopé de commandes très lourdes : un de mes collègues a dû livrer 5 packs de bières samedi soir, et une commande que je devais faire a finalement été réaffectée à un autre, car j’ai eu dû mal à la soulever avec mes deux bras.
Ce problème est accentué par le fait que les livraisons sont régulièrement en dehors des zones officielles : il faut ainsi bien souvent supporter des charges lourdes pendant un temps plus long que 10 minutes. Les pavés parisiens, les trous dans la chaussée et les multiples dos d’âne n’arrangent pas la situation.
Est-ce légal de porter faire porter de telles charges à des employés ?
Est-ce légal de faire porter des sacs de ce poids ? Gorillas, que nous avons contacté, nous a longuement répondu à ce sujet. « À date et selon nos recherches, il n’existe aucune norme aujourd’hui en France sur le marché de la livraison », précise l’entreprise. « Cela étant, notre objectif premier est de préserver la santé de l’ensemble de nos salariés. Nous avons en conséquence fixé le poids maximum à 10 kilos. Lorsqu’une commande dépasse ce poids, nous envoyons autant de livreurs que nécessaire. Notre système détecte le poids des courses et attribue automatiquement le nombre de livreurs nécessaires. »
Pour ce qui est du stacking, « nous avons effectué des tests sur cette solution pendant votre passage dans notre entreprise, nous pouvons continuer à utiliser cette méthode quand le manager du magasin estime que c’est possible dans de bonnes conditions pour le rider et pour les clients », ajoute Gorillas.
Pourtant, il existe bien une législation à ce sujet. « La convention collective des Transports, qui couvre normalement les entreprises de livraisons à vélo, interdit les charges de plus de 5 kilos sur le dos », m’indique au téléphone Sarah de Butler, la déléguée générale du Syndicat national des transporteurs légers.
Cependant, le contrat que j’ai signé avec Gorillas précise que la convention collective à laquelle ils appartiennent est celle du Commerce à distance. « Il est possible pour une entreprise de transport de se soumettre à une autre convention collective », note Sarah de Butler, « mais il faut pour cela qu’elle ait demandé l’autorisation du ministère du Travail, sinon, ça n’est pas en règle. »
Nous avons contacté le ministère du Travail afin de savoir si Gorillas avait obtenu son accord, mais nous n’avions pas encore reçu de réponse au moment de la publication de cet article. De son côté, Gorillas précise qu’ils appliquent « à la lettre la réglementation en droit du travail. L’article L.2261-2 du Code du travail prévoit que « la convention collective applicable est celle dont relève l’activité principale exercée par l’employeur. » Or, notre activité principale est la vente en ligne de produits que nous sélectionnons et achetons auprès de nos différents fournisseurs ». Le secteur est encore entouré d’un certain flou juridique.
Il est impossible de dire avec certitude combien de kilos les commandes pesaient : il n’y avait pas de balances dans l’entrepôt où j’étais. Mais une chose est sûre : 5 packs de bières font environ 13 kg, et j’ai dû mettre sur mon dos des sacs bien plus lourds que les 5kg recommandés.
Cependant, Gorillas nous précise que, depuis fin octobre (après ma période au sein de l’entreprise), « les magasins sont équipés d’un vélo cargo ou de vélos avec des caisses présentes sur le porte-bagage pour faciliter la gestion des commandes [comportant de nombreux produits] pour nos riders. Nous continuons à déployer et augmenter le nombre de vélos ainsi équipés par magasin de semaine en semaine. » Ces vélos permettent en effet de transporter des charges lourdes sans les porter sur son dos, ce qui est un vrai gain pour les livreurs.
Problèmes de vélos, incivilités : un métier plein de galères
En plus de ces problèmes de dos, les livreurs doivent affronter d’autres galères quotidiennes. Les incivilités des usagers de la route, auxquelles doivent faire face tous les livreurs et livreuses (pas seulement du quick commerce), semblent être un problème fréquent. Un collègue m’a raconté avoir manqué de se faire percuter par une voiture qui effectuait une marche-arrière. Les problèmes ne viennent pas que des voitures : le samedi soir, alors qu’il passait dans une zone très fréquentée par des fêtards, un autre confrère s’est fait violemment attraper par un homme ivre, prêt à en venir aux mains. Un autre a failli se faire voler son vélo, et a poursuivi les voleurs.
« La sécurité des riders est fondamentale chez Gorillas », nous a répondu l’entreprise. « À ce jour, le nombre de nos salariés ayant été victimes d’accrochages (ou d’accidents) est faible et fort heureusement, ces incidents ont été sans gravité car les collaborateurs s’en sont remis rapidement. Les mesures pour éviter et prévenir les risques sont multiples et ajustées régulièrement […]. En cas d’accident les riders sont immédiatement pris en charge par les équipes RH et opérationnelles afin de les accompagner dans leurs démarches administratives. Comme tous salariés en CDI, ils bénéficient d’une mutuelle. »
Aux incivilités se rajoutent des problèmes de matériel. Si le premier soir, je n’ai connu aucun souci, lors de mon deuxième shift, la situation a complètement changé. La pédale de mon premier vélo est tombée au beau milieu d’une livraison, certains deux-roues n’avaient pas de lumière avant, d’autres ne freinaient pas très bien…
En fin de journée, lorsque les premiers problèmes de batterie apparaissent, trouver un bon vélo devient difficile, et il faut espérer que celui qu’on vient de nous attribuer ne nous lâche pas en cours de route — ce qui m’est arrivé une fois, le dimanche soir.
Il y a également le cas de ce vélo débridé, dont mon collègue m’avait parlé dès le premier jour, et avec lequel j’ai eu l’occasion de faire quelques courses. J’ai pu constater par moi-même qu’il allait bien plus vite que les autres, et il me semble que l’assistance électrique ne s’arrêtait pas une fois les 25 km/h atteints — ce qui est illégal. « Gorillas prend très au sérieux ce type de signalement que ce soit par des salariés ou des clients », nous a précisé l’entreprise. La startup indique également faire appel à un prestataire qui « fait la maintenance sur les vélos loués par Gorillas de façon quotidienne », et qui « assure aussi des révisions hebdomadaires qui permettent de contrôler que les vélos n’ont pas été modifiés et respectent bien la réglementation. »
L’entreprise concède cependant que des cas de vélos débridés ont déjà été recensés. « Notre prestataire a pu constater deux cas de figure sur ce sujet. Si le rider touche au display du vélo il peut modifier le comptage de tour de roue, le vélo affichera des vitesses plus importantes mais n’ira pas plus vite. Second cas de figure, nous en avons eu deux en 7 mois, ce sont des défauts de fabrication (le vélo au bout de quelques centaines de KM a eu une défaillance du processeur) et donc le fabricant a changé le processeur du vélo. »
Gorillas, mieux qu’Uber Eats et Deliveroo ?
Chez les livreurs, Gorillas semble être très apprécié, surtout par les étudiants, qui peuvent avoir des contrats à mi-temps en soirée, très arrangeants pour les cours. Sur mon entrepôt, plusieurs jeunes élèves suivaient des cours en journée et venaient préparer des commandes le soir.
Et, par rapport aux concurrents historiques Deliveroo et Uber Eats, les deux plus grandes plateformes de livraisons en France, la situation serait bien plus confortable chez Gorillas. C’est l’un de mes collèges, un ancien livreur autoentrepreneur, qui me l’explique pendant un rare instant de pause dans l’entrepôt. Les contrats en CDI offrent une stabilité incomparable, les accidents du travail sont couverts, les livreurs ont droit aux congés payés et aux arrêts maladie, le matériel est fourni, les livreurs sont bien mieux payés, et ils peuvent rentrer à l’entrepôt entre deux courses… la liste des avantages est longue. « Je ne regrette pas », a conclu mon collègue, en parlant de son ancien job. Par rapport à Uber Eats et Deliveroo, Gorillas semble être une alternative infiniment préférable.
Malgré les problèmes cités plus haut, Gorillas serait-elle plus « éthique » que la moyenne ? Pour l’instant, l’entreprise tient ses promesses en termes d’emplois — on nous dit même que les opportunités sont nombreuses et les occasions de grimper dans la hiérarchie sont fréquentes. Mais son modèle économique, avec des livreurs en CDI, pourra-t-il tenir dans la durée ? Frichti, un service de livraison de repas, avait commencé par employer ses livreurs avant de finalement passer à des autoentrepreneurs, et Deliveroo, qui avait commencé en payant à l’heure, a vite laissé tomber ce modèle pour passer au paiement à la course, comme le rappelle L’Obs. Surtout que, pour l’instant, aucune des entreprises du quick commerce ne serait vraiment rentable, expliquait à nos confrères Henri Capoul, le fondateur de Cajoo.
Le salariat pourrait cependant devenir la norme : l’Union européenne a proposé une directive qui établirait la présomption de de salariat entre les plateformes et les travailleurs autoentrepreneurs — une directive qui pourrait potentiellement changer toute l’industrie de la livraison, et pas que du quick commerce.
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