Thierry Breton avait annoncé la couleur le 1er mars : « Il n’y a pas de place pour la propagande de guerre russe dans notre espace informationnel ». Bruxelles comme les États membres se lançaient alors dans une action inédite : bannir Russia Today (RT) et Sputnik sur tout le Vieux Continent, car ces deux organes sont accusés de propager la propagande de Moscou.
Et pas question de laisser le moindre interstice libre pour RT et Sputnik : pour le commissaire européen en charge de l’audiovisuel, l’exclusion doit être totale et s’appliquer à tous les supports : la télévision, le satellite, le streaming, les applications, l’IPTV (la télévision par Internet) et les fournisseurs d’accès à Internet. Rien ne doit passer.
Mais s’il était acquis que la riposte européenne contre RT et Sputnik allait être d’ampleur, il restait à connaître le plan de bataille précis pour y parvenir. On en connait désormais les contours essentiels et, de toute évidence, il s’agit de taper très durement contre les deux médias d’État, en balayant tout ce qui peut leur donner de la visibilité sur le net.
C’est ce que révèle un courrier de la Commission du 4 mars, que relaient Next Inpact et TJ McIntyre, professeur associé à l’University College Dublin. On y lit que les intermédiaires techniques que sont les moteurs de recherche (Google, Qwant, Bing, Yahoo, DuckDuckGo, etc.) et les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, etc.) doivent retirer tout ce qui a trait à RT et Sputnik.
Si le premier volet des sanctions contre ces deux organes d’influence s’avère classique, car il est exigé des moteurs de recherche qu’ils retirent de leurs résultats tous les liens directs à RT et Sputnik, lorsque les requêtes émanent du territoire de l’Union européenne, le second est beaucoup plus inattendu. Et c’est lui qui soulève le plus de préoccupation.
Ainsi, il est spécifié « qu’en vertu du règlement, les fournisseurs de services de recherche sur Internet doivent veiller à ce que […] tout contenu de RT et Sputnik, y compris les courtes descriptions textuelles, les éléments visuels et les liens vers les sites Internet correspondants, n’apparaisse pas dans les résultats de recherche fournis aux utilisateurs situés dans l’UE. »
Désindexer RT et Sputnik. Et désindexer les pages tierces qui pointent vers eux
L’interprétation de ce passage interroge sur la portée de la censure numérique à appliquer à RT et Sputnik, car cette exigence pourrait potentiellement avoir un effet y compris sur des pages tierces, c’est-à-dire qui ne dépendent pas des domaines appartenant à RT et Spoutnik, mais qui se contentent de pointer des liens vers les deux sites.
« C’est une décision inédite dans le droit des nouvelles technologies », relève ainsi Alexandre Archambault, avocat spécialiste des droits des nouvelles technologies et des réseaux. Il confirme que les consignes vont bien au-delà de la désindexation des sites en cause, puisqu’il faut aussi neutraliser « tous les liens qui mènent à leurs contenus. »
Or, cet élargissement du bannissement à des ressources tierces, au-delà des sites spécifiques à RT et Sputnik, fait craindre une sur-censure, y compris pour des pages qui pourraient avoir un discours critique, une mise en perspective ou une analyse distanciée de ces deux organes. En clair, on pourrait craindre des effets de bord sur des sites de médias ou sur Wikipédia.
Cette orientation plus restrictive ne s’envisagerait qu’avec de la surveillance généralisée, ce qui soulève de vives préoccupations sur la proportionnalité de la riposte numérique à donner face à Moscou. Les contempteurs de ce courrier posent en somme la question suivante : faut-il effriter nos principes et notre socle juridique dans la bataille contre le Kremlin ?
C’est la réflexion de TJ McIntyre dans un fil sur Twitter : « Cette interprétation va beaucoup plus loin que ce que beaucoup avaient pensé à la lecture du règlement lui-même, et annule l’interdiction de la surveillance générale prévue par la directive sur le commerce électronique. Si elle est correcte, elle soulève d’importants problèmes de proportionnalité et de liberté d’expression. »
« Il y a ici des problèmes fondamentaux de transparence », poursuit-il. « Une interprétation et un changement aussi radicaux de la loi devraient être publiés officiellement, et non pas émerger de manière informelle dans la base de données Lumen ». Cette base de données, autrefois appelée Chilling Effects, a pour rôle de documenter les demandes de retrait sur le net.
Les bases légales que mobilise Bruxelles contre RT et Sputnik figureront très certainement dans le débat juridique qui va avoir lieu devant les tribunaux européens. En effet, comme l’a fait savoir la Cour de justice de l’UE, une requête en annulation a été déposée par RT contre la décision et le règlement du Conseil européen du 1er mars 2022.
Cette approche « soulève d’importants problèmes de proportionnalité et de liberté d’expression »
TJ McIntyre
Le verdict que rendra le Tribunal de l’Union européenne sera décisif, y compris au-delà du seul cas des organes russes que la Commission veut mettre à l’Index. C’est même la directive européenne sur le commerce électronique — qui date de 2000 — qui risque d’être malmenée. Ainsi, dans son article 15, la directive impose une « absence d’obligation générale en matière de surveillance ».
« Les États membres ne doivent pas imposer aux prestataires [techniques] une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites », est-il ainsi écrit. Ce qui, en principe, est contradictoire avec la lecture que l’on peut faire du courrier.
Il y a vrai risque juridique avec la stratégie de Bruxelles. Mais il y a aussi un risque symbolique et stratégique, que résume bien TJ McIntyre : « Je ne vais pas verser une larme pour les méprisables RT et Sputnik, mais l’Union européenne ne doit pas elle-même saper l’État de droit, notamment parce qu’une victoire au Tribunal donnerait à la Russie une précieuse victoire de propagande… »
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