Designer, Tibor prête main forte aux réfugiés ukrainiens qui ont fui la guerre direction Kosice, grande ville de l’Est de la Slovaquie. Un camp de transit jouxte la gare ferroviaire où patientent les nouveaux arrivants. « Je ne pouvais pas rester les bras croisés, contrairement à d’anciens amis qui voient leur présence d’un mauvais œil », glisse le quadragénaire. Tibor a décidé de couper les ponts avec eux. « Ils sont manipulés par la désinformation russe qui abonde sur Internet et les réseaux sociaux. Ils ont subi un lavage de cerveau et, maintenant, ils admirent Vladimir Poutine.»
Selon l’agence de sondage slovaque Focus et le média anglophone Slovak Spectator, en 2014, au moment de la guerre en Crimée, 83 % des Slovaques s’opposaient à l’agression russe contre l’Ukraine. Aujourd’hui, 44 % de la population considère que les États-Unis et l’OTAN sont responsables. Ici, la Russie remporte la guerre de l’information.
Une propagande russe efficace pour générer de l’indignation
« La propagande pro-Kremlin est un problème majeur », souligne Filip Struhárik, journaliste slovaque au quotidien Dennik N. Le bourrage de crâne opère sur les réseaux sociaux. « En Slovaquie, on recense 1 600 pages Facebook défendant les idées de Moscou. Elles existent depuis des années, mais elles se sont réactivées après la guerre en Ukraine. » Celui qui travaille aussi pour Reporters Sans Frontière insiste : « Les fake news fleurissent. Poutine aurait entamé un processus de dénazification, la guerre serait une réponse à ‘une épidémie homosexuelle’… La Russie serait la victime de cette guerre. Ces pages reprennent en fait mot pour mot les discours de Poutine et de son entourage.»
Tomáš Kriššák fait partie des fondateurs du site konspiraroti.sk. Créée en 2015, cette plateforme, composée d’historiens et de spécialistes des médias, vérifie les informations mises en ligne. Depuis le 24 février, ces experts scrutent l’activité des internautes en faveur de Moscou sur la toile.
« Le premier jour de la guerre, les pages pro-Poutine sont restées silencieuses. Elles attendaient la narration officielle du Kremlin avant de publier quoi que ce soit », décrypte l’expert. Concrètement, l’idéologie pro-russe est visible dans de nombreux posts en ligne. L’un des derniers en date : la photo d’une femme enceinte blessée à Marioupol, dans le sud de l’Ukraine, bombardée par les forces de l’envahisseur, avec en légende « cette femme est une actrice » — une fausse information également partagée par l’ambassade de Russie en France.
Autre objectif de cette désinformation : miner la vague de solidarité des Slovaques envers les 200 000 réfugiés d’Ukraine. Plusieurs statuts les dépeignent comme des ingrats avec de fausses photos de trains saccagés et de la nourriture jetée.
Une situation d’autant plus inquiétante, qu’elle peut suffire à faire basculer l’opinion publique slovaque, sensible à la désinformation en général.
Plusieurs explications à cela : l’état d’Europe centrale connaît des niveaux élevés de méfiance envers les représentants du pouvoir et a une tradition de « recherche d’un coupable.» Tomáš Kriššák travaille aussi pour Gerulata Technologies, une entreprise slovaque qui analyse l’importance de la propagande dans le pays. Mis en ligne le 3 mars, son rapport recense des dizaines de pages de désinformation sur les réseaux sociaux. D’où proviennent-elles ? Il existe des médias parfois directement liés aux intérêts de la Russie et d’autres qui ne cherchent qu’à propager tout type de controverse. Et puis, il y a les trolls et les mandataires contrôlés par le Kremlin. « Par exemple, des publications sont directement connectées à l’ambassade russe.»
Les destins entremêlés de la Slovaquie et la Russie
Côté histoire, l’empreinte de la Russie a profondément marqué la construction de ce pays qui a décroché son indépendance en 1993. Figure incontournable de la culture slovaque, au XIX e siècle, Ľudovít Štúr, défendait le régime tsariste. Alors que cette région faisait partie de l’empire austro-hongrois, le philosophe et écrivain a fait de la Russie la garante de la liberté du peuple slovaque. Un siècle plus tard, ne formant qu’un État avec la République Tchèque, la Tchécoslovaquie devient un satellite de l’URSS. Même après son indépendance en 1993, son intégration à l’Union européenne en 2004, ce pays membre de l’OTAN ne s’est pas détouné du géant russe.
Côté diplomatique, la Slovaquie conserve une forte affinité avec Moscou et de nombreux acteurs politiques soutiennent l’action de la Fédération de Russie. Sur la scène politique, les discours pro-russes s’avèrent omniprésents. Le député socialiste Ľuboš Blaha, sorte de Trump local, ne cesse de gagner des followers en diffusant des fake news pro Kremlin. « Au jeu de la désinformation, Ľuboš Blaha occupe la place de numéro un. Grâce à Facebook, il s’est fait un nom. Ces individus représentent une grosse menace pour la sécurité nationale », estime Tomáš Kriššák.
Au début de la crise, le député du parti néofasciste Notre Slovaquie (LSNS) Stanislav Mizík et le député Milan Maruzek (Républika) se sont rendus à la frontière ukrainienne. Le but : photographier un homme noir pour diffuser l’idée que seules des personnes racisées traversaient la frontière slovaque.
Il y a des politiciens d’extrême droite, d’extrême gauche et populistes qui diffusent de la propagande pro-russe pour des gains politiques opportunistes. Elle est largement reprise par le parti socialiste Smer, piloté par l’ancien Premier ministre Robert Fico. Celui qui a dirigé la Slovaquie entre 2012 et 2018 a récemment qualifié l’arrivée prévue de soldats de l’OTAN dans le pays d’« accueil de la Wehrmacht » et décrit la guerre comme « un conflit entre les États-Unis et la Russie ».
De la responsabilité des plateformes
Si ces manipulations politiciennes réalisent une audience aussi forte, une part de la responsabilité revient aux réseaux sociaux, en particulier Facebook, selon Tomáš Kriššák : « À plusieurs reprises, nous avons alerté sur le rôle joué par ce média dans la campagne de désinformation, mais ils n’ont pas réagi tout de suite.» Preuve que le problème persiste dans la société slovaque, la police a activé une page Facebook sur laquelle elle épingle ces fausses informations. Au total, 200 posts sont interceptés quotidiennement par les autorités locales. Au-dessus de chaque message, les officiers écrivent un commentaire visant à rétablir la vérité. « Ce n’est pas le rôle de la police », balaie Filip Struhárik.
Le journaliste slovaque de RSF s’insurge du fait qu’un seul fact-checkeur slovaque ait été embauché par l’entreprise de Zuckerberg. Ce cow-boy solitaire, c’est Robert Barca, vérificateur slovaque de l’agence de presse internationale AFP pour leur service dédié Factuel, partenaire de Facebook. Il vérifie les informations diffusées sur le réseau social. « Facebook représente une plateforme de choix pour la propagande, mais c’est loin d’être la seule », assure-t-il. Depuis quelques mois, le journaliste remarque une augmentation de ce type de contenu sur l’application de messagerie instantanée Telegram. La raison est simple : la plateforme n’a pas encore instauré de mesures strictes concernant la modération. « L’objectif est simple : discréditer l’Occident », résume-t-il brièvement.
L’Etat slovaque longtemps inactif
Avec la guerre en Ukraine, le gouvernement de Bratislava est passé à l’offensive : début mars, le pays a adopté à la hâte un amendement à la loi sur la cybersécurité permettant à l’Autorité de sécurité nationale (NBÚ) de fermer les sources de « contenu malveillant ».
Parfois loin d’être de simples trolls, certains propagateurs de fake news estampillées Poutine flirtent dangereusement avec le Renseignement. Le 11 mars, la Slovaquie a expulsé trois diplomates attachés militaires de l’ambassade russe. Les raisons de cette expulsion, le média slovaque Dennik N les racontent dans une vidéo publiée le 14 mars. On y distingue un militaire de l’ambassade russe aux côtés d’un des rédacteurs d’un site de désinformation, lui demandant de soutirer des informations auprès du ministère de la Défense. Le diplomate lui donne 1 000 euros en liquide.
Des actes trop tardifs d’après Filip Struhárik. « Depuis la victoire de Trump en 2016 qu’il a remportée grâce à Facebook et aux fake news qu’il y diffusait, nous, journalistes et activistes, mettons en garde contre la propagande. Le gouvernement de Bratislava a perdu beaucoup de temps. » Face à cette prolifération de fausses informations, le pouvoir slovaque s’illustre par sa passivité.
Huit années se sont écoulées depuis que le professeur d’histoire Juraj Smatana, secrétaire d’État du ministère de l’Environnement de la République slovaque depuis mars 2020, a publié sa liste de dizaines de sites Web slovaques et tchèques soudainement apparus lors de la révolution ukrainienne en 2014. « Longtemps, les hommes et femmes politiques se cachaient derrière la liberté d’expression pour justifier leur inaction », reprend Strujarik.
De son côté, le service d’information slovaque (ISS) est critiqué pour son opacité. Son rôle : recevoir, évaluer et transmettre des informations concernant la diffusion de contenus préjudiciables ou d’activités malveillantes dirigées vers ou depuis le cyberespace de la République slovaque. « La semaine dernière, ils ont bloqué une page, car elle était financée par les Russes, refusant de nous donner plus d’informations », déplore Filip Struhárik. Aucune réponse de l’ISS n’a non plus été apportée à Numerama.
« Sur cette photo, la femme de Zelenský n’est pas en fuite depuis l’Ukraine ; en fait, c’est un photomontage », « Cette vidéo ne montre pas les faux cadavres d’Ukrainiens, il s’agit d’une manifestation écologiste à Vienne ». En lisant les articles de Robert Barca, l’unique fact checkeur slovaque semble avoir encore du pain sur la planche.
Mise à jour du 22 mars : Ce sont les députés Milan Maruzek et Stanislav Mizíkse qui se sont rendus à la frontière, et non Ľuboš Blaha, comme indiqué dans une première version de l’article.
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