« Je suis très inquiet sur l’utilisation des machines Dominion », peut-on lire en introduction d’un long message, dans lequel l’auteur exprime sa criante de voir les résultats de l’élection manipulés. Publié sur un groupe Facebook de plus de 14 700 membres, et partagé plus de 200 fois, son post n’est pas le seul à évoquer une telle peur. Depuis la moitié du mois de mars, de plus en plus de personnes partagent des fake news concernant un prétendu « vol » de l’élection, qui serait organisé de concert entre le gouvernement et Dominion, une entreprise américaine spécialisée dans les machines à voter.
Numerama a retrouvé plusieurs publications sur des groupes Facebook pro Éric Zemmour et pro Marine Le Pen mettant en avant ces thèses complotistes, ainsi que sur quelques comptes Twitter pro Jean-Luc Mélenchon. Beaucoup mentionnent Dominion, d’autres non, mais elles s’accordent toutes pour dire qu’Emmanuel Macron et le gouvernement en place tenteraient de manipuler le résultat du scrutin afin de pouvoir rester au pouvoir. Un discours extrême, qui rappelle celui qui était tenu par certains groupes américains au lendemain des élections de 2020 — et qui a mené à l’invasion du Capitole.
Ce n’est pas la première fois que les élections sont le sujet de fake news et de rumeurs sur les réseaux sociaux. Mais c’est la première fois que des thèses sur la manipulation des résultats sont aussi nombreuses, aussi populaires, et aussi répandues en France : toutes ces intox ont été publiées sur des groupes Facebook comptant plusieurs milliers de membres, et ont été partagées parfois plus de 200 fois. D’autres ont également été publiées sur Twitter, et likées plusieurs milliers de fois.
Dans un contexte tendu, où de fausses informations sur le Covid et sur la guerre en Ukraine sont publiées tous les jours dans des groupes rassemblant des milliers de personnes, les intox sur la fraude lors des scrutins sont particulièrement dangereuses. Et pour l’instant, les réseaux sociaux ne les suppriment pas.
Dominion, McKinsey, et des sondages mensongers
Sur les groupes Facebook pro-Zemmour, les tout premiers doutes sur l’honnêteté des élections sont apparus dès le mois de février 2022, lorsque le candidat a commencé à baisser dans les sondages. Pour certains des soutiens du polémiste, qui se refusaient à croire au déclin de popularité du candidat de Reconquête, il n’y avait qu’une explication possible : les sondages étaient « truqués ». Numerama a pu retrouver un grand nombre de publications qualifiant les chiffres de « mensongers » et de « malhonnêtes », ou racontant que les médias seraient « à la botte du gouvernement ». D’autres internautes estiment encore que l’État ferait pression sur les instituts de sondage pour modifier les chiffres, et faire en sorte qu’Emmanuel Macron apparaisse en tête.
Mais peu à peu, la défiance générale envers les médias et les rumeurs sur la manipulation des sondages se sont transformées, et ont visé les élections elles-mêmes. Samuel Lafont, le directeur de la stratégie numérique de la campagne d’Éric Zemmour, est l’un des tout premiers à encourager les Français à ne pas « se laisser voler l’élection présidentielle », le 12 mars, dans une publication Facebook à propos du « double discours d’Emmanuel Macron sur l’Ukraine ».
Les publications mettant en doute l’intégrité du scrutin se multiplient ensuite. « Ce gouvernement est capable de tout, on ne peut pas [écarter] la triche », peut-on notamment voir dans un commentaire publié le 22 mars dans un groupe pro-Zemmour de plus de 10 000 personnes, tandis qu’un autre partage un article expliquant qu’un « récidiviste » serait en train de « chaparder l’élection présidentielle ».
Numerama a également pu retrouver la trace de plusieurs intox mettant en cause Dominion. L’entreprise est connue dans les cercles complotistes, car elle a été accusée par Donald Trump d’avoir « effacé » des votes en sa faveur lors des élections de 2020 — ce qui a été démenti depuis par des enquêtes. Mais elle souffre toujours d’une réputation sulfureuse, assez pour alimenter de nombreuses fake news à son sujet.
L’une d’entre elles prétend ainsi que Dominion aurait passé un contact avec le gouvernement afin de décompter les votes — ce qui, aux yeux des membres des groupes Facebook, est le signe que les votes vont être manipulés. Une autre fake news explique que les votes effectués sur des machines à voter Dominion ne sont pas sécurisés, ce qui voudrait dire que près d’un million de Français seraient privés de vote.
Une autre intox retrouvée par Numerama explique que « Macron et McKinsey », un groupe de conseil ayant travaillé avec le gouvernement et actuellement impliqué dans une affaire d’évasion fiscale, prépareraient une « fraude énorme », sans donner plus de détails.
D’autres écrivent qu’ils sont persuadés que les chiffres seront manipulés par les autorités. Sur un groupe en soutien à Marine Le Pen, Numerama a même trouvé une vidéo annonçant la formation d’un « groupe de contrôle citoyen », qui souhaite s’assurer de la validité du scrutin — preuve que les internautes craignent vraiment une fraude.
Le spectre de l’invasion du Capitole et la responsabilité des plateformes
Les rumeurs sur le contrat passé entre Dominion et la France ou sur la manipulation des scrutins avec des machines à voter sont évidemment fausses. Dominion n’a pas signé d’accord avec le gouvernement pour la comptabilisation des votes, comme l’a confirmé l’AFP. Il d’ailleurs tout simplement pas, en France, de machine à voter fabriquée par Dominion. « Un seul modèle de machine à voter est utilisé en France » précise l’AFP, « le modèle ESF1 de la société néerlandaise NEDAP commercialisé par la société France Elections qui n’a aucun lien avec la société Dominion. »
Il apparait clairement dans les publications que Numerama a pu observer que le sujet des machines préoccupe les électeurs, dont une partie semble convaincue que les résultats de l’élection pourraient être modifiés. L’ utilisation des machines à voter est extrêmement encadrée en France, et il y a aujourd’hui très peu de villes où les Françaises et Français s’en servent pour voter. Les machines à voter sont à différencier du vote par Internet, qui n’est pas autorisé en France.
Quant aux rumeurs sur la manipulation des sondages, elles sont également à prendre avec du recul. Si les résultats des sondages peuvent être à prendre avec des pincettes, les méthodes des instituts sont encadrées, et le gouvernement n’est pas en mesure de manipuler les chiffres.
Outre la rhétorique inquiétante des fake news, ce qui est particulièrement inquiétant est que tous ces posts sont encore en ligne au moment où nous écrivons ces lignes. La situation est d’autant plus alarmante que Twitter a récemment annoncé qu’il ne supprimerait pas les messages remettant en cause l’intégrité du scrutin. Quant à Meta, la maison mère de Facebook, Instagram, Messenger et WhatsApp, elle n’a pas encore précisé ce qu’elle ferait pour cette situation précise. Contactée par Numerama à ce propos, Meta n’avait pas répondu à nos questions au moment de la publication de cet article.
Deux semaines avant la tenue du premier tour, l’apparition de ces fake news sur une potentielle fraude n’est pas anodine, surtout si elles ne sont pas supprimées. La situation évoque forcément ce qu’il s’est passé aux États-Unis en 2020, lorsque les mensonges de Donald Trump sur la manipulation de l’élection ont mené à l’invasion du Capitole. Un tel scénario serait-il possible en France ? Pour Stéphanie Lukasik, docteure en sciences de l’information et spécialisée dans la désinformation, interrogée par Numerama « dans un contexte de défiance et de contestation du pouvoir généralisées, la France n’est pas à l’abri de vivre des débordements liés aux résultats de la présidentielle.»
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