C’est un verdict qui fera date, et qui sonne comme une mise en garde à toutes les activités qui ont basculé dans « l’ubérisation » : s’affranchir des règles du Code du travail peut coûter cher, très cher. C’est ce qu’est en train de voir Deliveroo, un service qui met en contact des restaurateurs avec des clients, et qui supervise des livreurs pour apporter les repas.
Car le jugement rendu ce mardi 19 avril par le tribunal correctionnel de Paris est sévère : il condamne non seulement Deliveroo France à une amende très élevée — 375 000 euros, qui est le maximum pour l’infraction poursuivie –, mais aussi trois anciens dirigeants du groupe. Deux ex-directeurs généraux et l’ex-directeur des opérations.
Dans le détail, chaque directeur général est condamné à un an de prison avec sursis, 30 000 euros d’amende et 5 ans avec sursis d’interdiction de diriger une société. Le troisième cadre, jugé pour « complicité de travail dissimulé », a reçu une peine de quatre mois de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende. Les deux autres étaient poursuivis pour « travail dissimulé ».
Selon le verdict détaillé sur Twitter par le journaliste Dan Israel présent à l’audience, des dommages et intérêts ont aussi été prononcés.
50 000 euros pour chaque syndicat qui s’est constitué partie civile (CGT, Union Solidaires, SUD-Commerces et services, SUD-Commerces et services Ile-de-France , Syndicat national des transports légers) et entre 500 et 4 000 euros pour chaque coursier, montant qui sera affiné ultérieurement.
L’amende infligée à Deliveroo France est le maximum que la loi prévoit (article L8224-5 du Code du travail, dont les montants prévus à l’article L8224-2 sont multipliés par cinq, comme le prévoit l’article 131-38 du Code pénal). Par contre, les peines ciblant les trois anciens patrons de Deliveroo n’atteignent pas le plafond prévu par les textes.
La loi prévoit pour les personnes physiques — comme ici les dirigeants de société — des sanctions maximales impliquant jusqu’à cinq ans de prison ferme et 75 000 euros d’amende. Si les infractions en cause sont commises en bande organisée, les peines grimpent à dix ans de prison et 100 000 euros d’amende. La responsabilité individuelle peut être colossale.
À ces sanctions s’ajoute une mesure d’affichage publique de la condamnation, afin que tout le monde soit au courant : le site web de Deliveroo France devra afficher pendant un mois le jugement rendu par le tribunal correctionnel, mais aussi dans les locaux de l’entreprise, rapporte l’AFP. Cependant, l’affaire pourrait se poursuivre en appel si Deliveroo conteste la décision.
Le statut des livreurs au cœur du procès de Deliveroo et de toute l’ubérisation
Le cœur du problème, qui est au centre de tout le mouvement de l’ubérisation, est le statut de ces intermédiaires.
Ces coursiers sont-ils des travailleurs indépendants, des microentrepreneurs, comme le prétend Deliveroo, ou bien sont-ils des salariés, comme le disent les syndicats comme les livreurs qui appellent à une requalification de leur contrat ? La justice a considéré qu’il y a bien un lien de subordination entre Deliveroo et sa flotte de livreurs, ne serait-ce que dans l’attitude du premier à l’égard des seconds.
De son côté, Deliveroo affirme n’être qu’une plateforme de mise en contact entre trois groupes : les clients, les restaurateurs et les livreurs. Mais c’est sur ce dernier pôle que l’influence de Deliveroo s’est avérée la plus forte et qui depuis plusieurs années cristallisent des tensions entre Deliveroo France et ces « indépendants » finalement très dépendants de la plateforme.
Car ces frictions remontent à loin. Dès 2017, nous évoquions des conflits sociaux au sein de Deliveroo, dont certains se sont mus en actions beaucoup plus visibles à travers le pays : des manifestations avaient ainsi été organisées pour dénoncer les pratiques de la plateforme. Ces actions se sont poursuivies les années suivantes, en 2018 et 2019 et l’affaire a fini par se judiciariser. Dès 2018 d’ailleurs, l’inspection du travail pointait un problème de travail dissimulé.
Le procès de Deliveroo pourrait toutefois n’être que le prélude à une transformation plus profonde de pratiques ayant cours depuis une dizaine d’années. Au-delà de la phase d’appel éventuelle, c’est toute l’ubérisation et l’usage du statut d’indépendant qui se trouvent sur la sellette. En France comme ailleurs dans le monde, c’est toute la « plateformisation » qui est poussée à rentrer dans le rang.
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