Cet article est extrait de notre newsletter hebdomadaire Règle30, éditée par Numerama. Il s’agit du numéro du 6 avril 2022. Pour vous y inscrire gratuitement, c’est ici.
La semaine dernière, on a appris que la Cour suprême américaine envisageait d’annuler le célèbre arrêt Roe vs Wade, qui reconnaît le droit à l’avortement aux États-Unis depuis 1973. Si cet avant-projet était confirmé (une décision est prévue cet été), chaque État serait désormais libre d’interdire d’avorter sur leur territoire. Déjà au Texas, il n’est plus possible de faire une interruption volontaire de grossesse après six semaines de gestation, même en cas d’inceste ou de viol. Les citoyens et citoyennes sont par ailleurs encouragées à poursuivre en justice les personnes ou groupes aidant à organiser un avortement.
Ce contexte, déjà très inquiétant, est aggravé par notre monde connecté. Car si nos traces numériques peuvent déjà être utilisées en justice pour prouver que nous avons commis un méfait, il pourrait en être de même dans le cas d’avortements considérés comme illégaux. Le média américain The Verge a interviewé à ce sujet Cynthia Conti-Cook, avocate et chercheuse, qui a justement enquêté sur la surveillance en ligne de l’avortement (elle a publié un article universitaire à ce sujet, disponible ici, en anglais). Son constat est pessimiste.
Repérer des avortements illégaux en surveillant l’activité en ligne des femmes
Même si la pratique n’est pas encore généralisée, il existe déjà des cas, dans le système judiciaire américain, où des femmes ont été condamnées pour des avortements illégaux à cause de leurs activités en ligne : recherches sur Google, emails, discussions via des applications de messagerie, publications sur des réseaux sociaux, etc. Et au début du mois, Vice révélait qu’au moins un data broker (une société qui collecte et agrège des informations d’internautes via de nombreuses sources, afin de revendre ensuite des profils détaillés à des annonceurs et des entreprises) vendait des données de géolocalisation liées à des cliniques proposant des avortements. Permettant ensuite à d’autres entités de cibler ces personnes avec des publicités personnalisées, des contenus de désinformation, etc. « Il faut désormais réfléchir en ces termes : notre intégrité numérique est une extension de notre intégrité physique », conclut Cynthia Conti-Cook.
Un autre volet de cette réflexion porte sur les applications de menstrutech. Je vous ai déjà parlé maintes fois de ces services, qui me fascinent, car ils se trouvent à l’intersection de plein d’enjeux : la place des femmes dans les nouvelles technologies, le tabou autour des règles et plus généralement du fonctionnement de nos utérus, l’exploitation de nos données intimes à des fins commerciales, la normalisation de nos corps par des algorithmes (qui ont bien du mal à prendre en compte les IVG, fausses couches, les hommes réglés ou les femmes sans règles), etc. On est ici en plein dans ces tensions. Environ un tiers des Américaines utilisent aujourd’hui une application pour suivre leurs règles. Ces services pourraient-ils se retourner contre leurs utilisatrices ?
Des apps de suivi de la santé des femmes pourraient-elles se retourner contre elles ?
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Techcrunch s’est penché sur cette épineuse question. Si le sujet vous préoccupe autant que moi, je vous recommande la lecture de l’article en entier, très détaillé et nuancé. Il faut d’abord garder en tête que tout ceci est hypothétique, et pour le moment assez flou. Il est probable que les données d’une application de menstrutech, qui reposent sur de l’autodéclaration de symptômes, ne soient pas recevables dans le cadre d’un éventuel procès, à cause de leur manque de précision. En outre, ces services ne proposent généralement pas de signaler un avortement (si vous avez des exemples en tête que j’ignorerais, n’hésitez pas à me les signaler).
Pour « prouver » un IVG, il faudrait donc faire des prédictions hasardeuses : une personne a déclaré ses règles, puis s’est arrêtée, puis a repris quelques semaines plus tard. Cela étant dit, cela ne signifie pas que ces inquiétudes sont complètement injustifiées. Les applications de menstrutech sont critiquées depuis des années pour leurs mauvaises pratiques en termes de protection de données, transmises à d’autres applications (Facebook, etc), des employeurs ou des data brokers, selon les cas. Ce phénomène est déjà, en soi, problématique, et ne concerne pas que les Américain·es et leur droit d’avorter.
Dès lors, que faire ? Je trouve intéressante la théorie d’Eva Galperin, directrice de la cybersécurité pour l’Electronic Frontier Foundation : considérer le droit à l’avortement comme un enjeu de sécurité informatique. Il faut déterminer son modèle de menace. Ce processus, classique dans le milieu de la cybersécurité, consiste à identifier ses vulnérabilités, les gens qui peuvent nous vouloir du mal, et nos priorités personnelles. Si j’habite à Paris, au Texas ou en Californie, si je me repose sur la menstrutech par simple habitude ou par besoin (pour enregistrer des symptômes de douleur dans le cadre d’une endométriose, par exemple), si j’ai un véritable risque de tomber enceinte, selon mon application préférée et ses pratiques en termes de vie privée, mon modèle de menace ne sera pas le même, et mes décisions non plus.
En règle générale, on peut déjà opter pour des services open source, qui stockent nos données sur un smartphone, et non pas dans des serveurs gérés par une entreprise. C’est le cas du projet allemand Drip (disponible sur Android, bientôt sur iPhone). Mais je ne crois pas que la solution soit de culpabiliser les personnes qui veulent utiliser leur smartphone pour suivre leurs règles. Ces services sont populaires pour des raisons valables. « Arrêtez de nous dire de repasser au papier. Si des gens réclament des applications plus sûres, leur recommander de ne pas utiliser de technologie tout court n’est pas la bonne réponse », tweetait récemment Mar Hicks, historien·ne des nouvelles technologies. Autrement dit, le problème ce n’est pas qu’on veuille suivre nos règles, mais qu’on nous suive.
La revue de presse de la semaine
Féminisme réel
Le féminisme virtuel a-t-il moins d’importance que celui qui s’exprime dans la rue ? Ce n’est ni aujourd’hui ni demain qu’on arrêtera d’avoir ce débat. Néanmoins, j’ai bien aimé lire cette interview de la sociologue Josiane Jouët, qui vient de publier un essai à ce sujet, et qui relativise cette fameuse notion du « post-MeToo », puisque, selon elle, MeToo n’a jamais pris fin. C’est à lire chez Libération, par ici.
Téléphone maison
En mars 2020, le gouvernement argentin a autorisé l’utilisation de téléphones en prison, en raison de la pandémie de COVID-19, qui a forcé les détenu·es à un isolement très sévère, sans voir leurs proches. Cette décision, très critiquée dans les médias, mais qui a été prolongée après la levée du confinement, a bouleversé la vie des détenues d’une prison de Buenos Aires, où Rest of World s’est rendu. Ce reportage est à lire (en anglais ou en espagnol) par ici.
Anti
Ces dernières années, le business « anti-ondes » a explosé, proposant toute une panoplie d’objets censés nous protéger des dangers supposés de nos appareils sans fil. Ces solutions miracles, en vérité des arnaques, sont populaires chez les influences axées beauté ou bien-être. Ainsi, la blogueuse EnjoyPhoenix a récemment relayé un produit de la société française Fazup, qui cible surtout les mères et les jeunes femmes.
Enlarge your clit
Généralement, le biohacking, le fait de modifier volontairement un aspect de son corps pour en améliorer les performances, est une pratique associée aux hommes, influencée par la science-fiction ou les nouvelles technologies. Mais cet article de Cosmopolitan m’a appris que Reddit hébergeait plusieurs communautés très actives dédiées aux femmes cis — et aux personnes disposant des organes génitaux appropriés — qui veulent agrandir leur clitoris, pour des raisons de confort, d’identité de genre, ou par simple envie d’expérimenter. C’est à lire (en anglais) par ici.
Quelque chose à lire/regarder/écouter/jouer
Élisa Marraudino était une petite fille comme les autres. Elle aimait dire des gros mots, emmerder sa petite sœur, collectionner les bracelets en forme d’animaux et dessiner des mauvais dessins pornographiques qu’elle planquait ensuite dans les plantes de sa tante Sylvette.
Dans Bébé Fille, Élisa Marraudino, désormais âgée de 23 ans, porte un regard tendre et franchement hilarant sur son enfance et, quelque part, sur la nôtre. Je me suis complètement identifiée à ses anecdotes, des plus drôles aux plus tristes (navrée pour le spoiler, mais je précise pour les personnes sensibles à ce sujet que la BD mentionne la mort de la mère de l’autrice), des plus lointaines aux plus proches de mes propres expériences. Car si les œuvres réfléchissant à l’adolescence sont nombreuses, j’aime encore plus lire de la fiction insistant sur l’absurdité de grandir, particulièrement lorsque l’on est une jeune femme. Moi aussi, j’ai été une bébé fille, puisque j’étais ridicule.
Bébé Fille, par Élisa Marraudino, éditions Même Pas Mal
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