Et si l’exact même avion venait à se poser… plusieurs mois après son premier atterrissage ? Deux avions, deux groupes de passagers, qui sont exactement les mêmes personnes. Une telle situation, scientifiquement inexplicable ou presque, fascinerait le monde autant qu’elle exposerait la vie des passagers.
C’est le point de départ de L’Anomalie, le roman sensationnel d’Hervé Le Tellier. Après avoir remporté le Prix Goncourt et le succès critique, l’ouvrage a rapidement franchi la rare barre du million de lecteurs — un chiffre plus que rare. Il est sorti en poche en juin 2022 chez Folio.
Dans ce roman chorale, où chaque personnage dispose de son propre chapitre, Hervé Le Tellier explore nos individualités confrontées à elles-mêmes. Mais il y distille aussi des réflexions sur une bien étrange théorie technoscientifique : celle de la simulation, imaginée par des transhumanistes comme Nick Bostrom et postulant que nous pourrions vivre dans une simulation informatique. Hervé Le Tellier met aussi à l’épreuve les genres littéraires, dans un roman pleinement expérimental.
« C’est avant tout une expérience de pensée » — Hervé Le Tellier
Numerama — Pourquoi la théorie de la simulation de Nick Bostrom vous a-t-elle séduit au point de construire L’Anomalie autour d’elle ?
Il y a deux raisons. La première est mathématique : c’est une théorie intéressante au niveau probabiliste. Soit les civilisations se détruisent, soit elles passent à un stade hyper technique, et si c’est le cas, elles s’intéressent ou non à la simulation. Si elles s’y intéressent, elles sont capables de simuler des millénaires, et des milliards de vies. Si les ordinateurs quantiques tiennent leurs promesses, on aura une puissance de calcul infinie. On peut imaginer que notre civilisation sera capable de simuler ce que serait devenu Néandertal.
Ce qui est intéressant, dans la théorie de Bostrom, c’est qu’il inverse le paradigme : si cela peut nous arriver dans 2 siècles, pourquoi ce n’est pas déjà arrivé ? Sommes-nous déjà simulés ? Cela tient la route au niveau scientifique. Et la théorie est non invalidable : on ne peut montrer ni que c’est vrai, ni que c’est faux.
La deuxième raison est littéraire. La simulation pose un parallélisme fort avec la création littéraire, dans laquelle on développe des univers de personnages, de décors, de lieux, de sentiments, qui sont des simulations de ce que nous vivons nous-mêmes véritablement… les livres sont des petites bulles dans lesquelles de micro-univers sont créés par un auteur.
D’où la fin de L’Anomalie qui fusionne ces deux idées. Les livres se terminent comme peuvent se terminer les mondes — un effacement, un redémarrage. Le dernier chapitre est métalittéraire, le livre qui parle du livre comme un objet de virtualité. Les lecteurs arrivés jusqu’au bout ont accepté que les personnages existent, ils sont déjà des êtres intimes. Et ils sont confrontés à deux hypothèses en même temps, le monde comme objet virtuel et le livre comme roman-monde.
On a d’ailleurs l’impression que vous-même avez joué avec la réalité…
Oui, car pour amener une hypothèse aussi dérangeante, il faut amener des éléments de la pop culture (acteurs de cinéma, chanteurs, politiciens) qui appartiennent à notre propre univers. Ce sont des vrais noms qui jalonnent le livre et qui attestent — de manière falsifiée — de la réalité dans laquelle évoluent les personnages.
Il y a aussi une forte documentation. Les personnages sont validés dans leur existence par le métier qu’ils exercent et la capacité qu’ils ont à en parler. Pour le pilote de ligne, j’ai interviewé trois pilotes pour que le dialogue soit exact. Idem pour le montage vidéo, la religion, l’architecture, la médecine. On pourrait croire que la documentation tue la fiction, mais ce n’est pas vrai : le travail documentaire de l’auteur amène de la fiction. On pense à des choses auxquelles on n’aurait pas pensé, pour créer des situations nouvelles.
C’était amusant à faire ?
Bien-sûr ! Je l’ai écrit avec un plaisir de lecteur. Je le relisais en me disant que « j’amuse bien quand même ». Dans l’histoire d’amour du livre par contre, je joue sur les codes de la comédie sentimentale, comme 4 Mariages et un enterrement ou Notting Hill. Les personnes qui les ont vus savent de quoi il est question et ça fait partie de ce qui m’amuse. Il y a aussi des moments moins drôles, plus pathétiques, où je ne cherche pas à faire sourire.
Votre roman pose justement la question du genre littéraire. Alors : L’Anomalie, c’est de la science-fiction ?
Cela ne me dérange pas qu’on dise que c’est de la science-fiction, car de la part d’un amateur de SF, cela veut dire qu’il retrouve son univers de références. Mais ce que j’ai voulu proposer avant tout, c’est une expérience de pensée : qu’est-ce que je ferais si j’étais confronté à moi-même ?
C’est la science-fiction qui permet ce questionnement. Être matériellement confronté à soi-même suppose qu’il se passe un événement avec de la science et de la fiction. Cette question est même déjà présente dans la science-fiction — Philip K Dick, Lovecraft, HG Wells ont créé des univers où les questions sont philosophiques et que tout le monde peut se poser.
Et moi, je pose finalement des questions du Bac. Peut-on se fier à ses sens ? Qu’est-ce que l’individualité ? Qu’est-ce qui nous constitue ? Est-ce qu’on est la somme de nos actes, à la façon de Sartre ? Je crois qu’on est aussi la somme de nos secrets. L’essentialité des individus, c’est aussi ce qu’on cache aux autres. La question peut être réglée partiellement avec la confrontation avec soi.
J’ai toujours aimé la science-fiction. C’est pour cela que l’idée que ce soit de la SF ne me déplaît pas, car je le considère comme un compliment. Mais ce qui me préoccupait était surtout ces questions essentielles — comment valider l’idée même qu’on existe. Lacan disait que la réalité, c’est quand on se cogne. Mais quelle est la différence entre se cogner vraiment ou non ? Dans les jeux vidéo, les personnages se cognent aussi !
Donc L’Anomalie est un peu en dehors des genres ?
Il y a des amateurs de thrillers qui pensent que c’est un thriller et j’en suis très content aussi. D’autres me disent que c’est un roman d’amour et je pense que c’est vrai là aussi. Le roman avait volontairement toutes ces entrées-là, ce sont des jeux. Je ne voulais pas pousser l’expérimentalité du genre, jusqu’à rendre ardu le passage d’un chapitre à l’autre avec une rupture narrative ou stylistique trop forte.
Comme il y a beaucoup de personnages, c’est une sorte de respect du lecteur que de lui proposer des codes identificateurs. Mais c’est presque involontaire. J’ai voulu respecter les genres, les unifier pour une lecture fluide. Ce que j’aime dans les films comme Truffaut, Hitchock, Audiard, c’est justement cette capacité de passer d’un moment de drame à un moment d’humour.
Justement, à propos de votre lectorat. Voilà deux ans que le roman est sorti et il a rencontré des centaines de milliers de personnes. Vous avez parlé avec beaucoup d’entre eux. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?
Ce que m’ont dit l’écrasante majorité des lecteurs, c’est : « j’ai jamais rien lu de vous auparavant ». C’était étonnant de découvrir qu’un livre expérimental puisse dépasser un cadre imposé pour devenir populaire. C’était d’autant plus réjouissant que c’était le projet.
Donc ce qui m’a frappé, c’est la diversité du public. J’ai rarement rencontré autant de lecteurs jeunes, âgés, d’âge moyen, femmes, hommes. Je me suis rendu compte que le livre s’adressait à tout le monde et ça m’a enchanté. Souvent les livres ont un public implicite, ce n’est pas un défaut en soi, mais celui-là était écrit dès le départ pour être un livre-monde, où beaucoup de questions étaient abordées, où l’on voyageait… Pour distraire, au sens positif initial du mot, « tirer en dehors ».
Il y a eu un alignement de planètes : je les aies « tiré en dehors » à un moment où ils étaient enfermés. On était confinés, limités dans nos déplacements. Beaucoup de choses faisaient que L’Anomalie était une anomalie dans un monde lui-même devenu une anomalie.
Bon et, pour l’anecdote, un ami m’a dit aussi une fois pour rire : « tu es sans doute l’homme qui a écrit l’un des livres qui a le moins plu à le plus de gens ». C’est drôle… et ça fait bizarre.
D’ailleurs, en tant qu’écrivain, est-ce qu’on parvient à interpréter un succès aussi phénoménal sur son propre livre ?
Non. Personne n’a vraiment la réponse. Il y a des raisons objectives liées à la période et à l’effet du Prix Goncourt (qui se vend à 300 00, 400 000 en général). Il a eu un accueil critique favorable et un bon démarrage de bouche à oreille.
Je l’avais conçu comme étant un livre fait pour avoir du succès, mais c’était pour rire : je jouais avec les codes du bestseller — même sans entièrement les respecter. La première partie se terminait par une sorte de cliffhanger, qui donnait l’envie de continuer. Mais après-tout, je n’ai jamais conçu un livre pour que les gens aient envie de s’arrêter, ce n’est pas nouveau ! Personne n’était un livre pour qu’il se plante.
En le pensant à travers les codes des genres et du bestseller, tout votre travail était dirigé vers les lecteurs et lectrices. C’est peut-être cela qui a permis de toucher autant le public ?
Oui, je me disais que si moi ça m’amuse, ça va amuser le lecteur. Et je voulais écrire un roman qui soit un livre d’aventure comme ceux que j’aimais bien lire quand j’avais 20 ans. J’étais pris entre deux choses, un livre très classique et expérimental, et un livre à la Philip K Dick qui a un imaginaire de dingue.
Une série avait été annoncée. Est-elle confirmée ?
Je n’ai pas le droit de dire avec qui, mais je sais que c’est oui.
Vous êtes impliqué dans le développement ?
J’ai travaillé sur la bible, avec le scénariste et le réalisateur. Comme tout travail sur l’adaptation d’un livre, cela va être très différent. On a cassé le livre et on l’a enrichi pour faire une série qui fonctionne. J’ai beaucoup entendu dire que L’Anomalie était construit comme une série, mais ce n’est pas vrai… c’est le contraire. Aucune série n’oserait commencer par proposer un premier épisode avec un personnage, puis un deuxième avec un deuxième personnage, etc. C’est pour cela qu’il faut tout casser.
On a démonté le chemin narratif du livre, on a ajouté des choses supplémentaires, développé la partie chinoise et la partie métavers. Donc on a fait quelque chose qui est très différent du livre, avec les mêmes personnages.
Un exercice désagréable ou plaisant ?
C’est très agréable à faire. Détruire son propre texte est un plaisir masochiste. Car il faut faire autre chose, ne pas rester accroché au projet littéraire qu’on a. Les structures narratives et les codes ne sont pas les mêmes. La dépossession est nécessaire. Il faut pouvoir « céder » à quelqu’un qui a le savoir faire d’un univers dans lequel vous n’avez pas les codes. J’ai eu plusieurs livres qui ont été adaptés au théâtre : ce qui est drôle, c’est d’être surpris.
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