« Quand je vois le contraste entre la perfection d’un speedrun réussi et la façon dont j’ai galéré sur le même jeu, la fluidité remplace la difficulté dans mon esprit, ce qui m’apporte de la sérénité. Je m’en suis aperçue en m’endormant devant alors que je souffre d’insomnies très régulières », raconte Camille, une publicitaire de 33 ans.« Ce monde où tout est simple, où toutes les portes s’ouvrent, où tous les sauts sont réussis, c’est presque cathartique », ajoute-t-elle en souriant, sans savoir que, comme elle, des dizaines de milliers de spectateurs et spectatrices regardent du speedrun pour s’apaiser et/ou trouver le sommeil. En témoignent les nombreux forums et autres subreddits où les aficionados des jeux vidéo expédiés en quelques minutes se retrouvent pour se conseiller les contenus qui les aident le plus efficacement.
Aussi vieux que le jeu vidéo lui-même et popularisé par l’apparition du streaming, le speedrun consiste à terminer une aventure vidéoludique le plus vite possible en fonction de certaines règles pré-établies. Les deux principales catégories consistent à n’imposer aucune contrainte ou au contraire à valider toutes les étapes de la quête principale. Dans un cas comme dans l’autre, le streamer qui est à la manette optimise chacune de ses actions, au risque d’aller contre l’esprit initial du jeu, et exploiter les glitchs, ces défauts de programmation qui permettent de prendre des raccourcis parfois franchement improbables.
Pour Super Mario 64, le jeu le plus speedrunné au monde d’après le site speedruns.com (oui, ça existe), cela donne lieu à une performance de moins de 7 minutes contre au moins une vingtaine d’heures de jeu en conditions normales. Une performance qui exige que chaque coup de joystick soit parfait.
Le goût de la perfection, l’attrait de la nostalgie
C’est justement cette perfection qui apaise et réconforte beaucoup d’amateurs et amatrices de speedruns. « Je ne vois aucun intérêt à regarder quelqu’un qui galère et qui s’interroge quand il joue à un jeu comme je pourrais le faire moi-même », explique encore Camille.
« J’ai toujours eu un manque de confiance en moi, et la plupart du temps ces jeux me paraissaient insurmontables. Voir des speedruns me permet de me poser, prendre du recul, savoir que je suis entre les mains d’un expert qui va me divertir, m’apprendre des choses, et me permettre d’appréhender certains événements auxquels je vais être confronté », analyse quant à lui Thomas, 27 ans, qui regarde essentiellement des speedruns de jeux horrifiques depuis un arrêt maladie de six mois pendant lequel il peinait à gérer ses angoisses.
Bien qu’il apprécie la dimension technique du speedrun, cet employé dans les ressources humaines aime aussi retrouver les créateurs de contenus qu’il apprécie : « Pour gérer les angoisses, c’est toujours agréable de retrouver un streamer qu’on aime bien, avec une voix sympa, de l’humour. On a vraiment l’impression de partager quelque chose entre amis avec les gens qui regardent comme nous et qui sont peut-être dans le même état d’esprit que soi. » Julia, une enseignante de 30 ans, va encore plus loin puisqu’elle y accorde une dimension proustienne. « Je pense qu’il y a aussi l’apaisement créé par la nostalgie : je regarde pas mal de speedgaming de jeux anciens », analyse cette trentenaire qui raconte qu’elle s’endort plus facilement en regardant du speedgaming et que seule la lecture lui fait le même effet. « Pourtant on dit que les écrans ne sont pas bons avant de dormir…», ajoute-elle.
Le paradoxe de l’écran
Ce paradoxe n’étonne pourtant pas Michaël Stora, psychologue, psychanalyste et fondateur de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (OMNSH). « Il faut bien comprendre qu’il existe une grande différence entre jouer et regarder jouer quelqu’un d’autre, les sollicitations cérébrales sont très différentes. De plus, le jeu qui est speedrunné n’a pas besoin d’être contemplatif pour que cela fonctionne. Ici, c’est la perfection du geste et le fait que toutes les mécaniques du jeu soient optimisées qui peut conduire à l’apaisement, à la manière d’un rituel un peu obsessionnel. C’est tout à fait comparable au fait de regarder des vidéos de séries de buts exceptionnels au football », analyse le spécialiste sans pour autant conseiller de regarder un écran avant de s’endormir.
« J’ai effectivement eu quelques échos de ce genre », se souvient Gyoo, un speedrunner qui a commencé à streamer en 2013 après avoir découvert un sequence breaker, une méthode permettant de contourner l’ordre établi par les concepteurs, dans un jeu flash, « Mais dans ma (petite) communauté, je pense que c’est surtout lié aux jeux que je runnais, qui avaient pour beaucoup d’entre eux une ambiance assez chill.» Lui-même consommateur de speedruns en tant que spectateur, il n’est pas surpris que d’autres y trouvent un chemin vers le creux des bras de Morphée : « Personnellement, je regarde souvent du speedrun ‘en fond’ tout en réalisant une autre tâche à côté. Cela me permet de penser à autre chose temporairement quand mon activité principale me lasse, avant d’y retourner quelques minutes plus tard. Quand j’en regarde le soir pour m’endormir, ce n’est au final pas si différent que de regarder une série ou un film dans le même but.» Après tout, un jeu vidéo n’est qu’une fiction comme les autres, à la différence que, dans le speedrun, le héros fait parfois exploser le scénario prévu par les auteurs.
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