Pour faire une peinture du monde contemporain, il faut parfois tendre le regard vers son futur. Extrapoler, c’est grossir le trait de ce qui est déjà là. Après avoir remporté le Goncourt en 2004 avec Le Soleil des Scorta, Laurent Gaudé n’a cessé d’explorer dans son œuvre les maux politiques qui rongent notre temps, mais à échelle humaine. En cette rentrée littéraire, il s’aventure dorénavant sur le terrain de l’anticipation. Reprenant les codes de la science-fiction, Chien 51 installe une ville du futur en guise de cadre pour livrer un polar tragique, mais passionnant, sur nos devenirs.
La fresque démarre avec le rachat de la Grèce par une entreprise : GoldTrex. Ce n’est là que le début d’un consortium bien plus grand qui va assujétir les États et imposer l’ultracapitalisme comme modèle de société absolu, dans lequel tout est fondu. Oubliez la notion de citoyen ou de salarié : c’est la même chose, vous êtes un « cilarié ». Dans la ville de Magnapole, sorte de capitale gargantuesque de GoldTrex, rien n’est enviable. La dystopie est à tous les coins de rue.
« Cette ville, décidément, n’a pas de mémoire »
Magnapole est divisée en plusieurs zones, de la plus pauvre et à la plus riche. S’ajoute une surveillance généralisée, la répression de toute velléité de changement ou de toute voix discordante, la marchandisation des corps. La crise environnementale n’a pas non plus trouvé de solution, les pluies acides nécessitent de vivre sous un dôme climatique (évidemment inexistant dans la zone la plus pauvre). Laurent Gaudé dresse en grande partie la cité cyberpunk de nos cauchemars, mais plus proche de notre réalité, ce qui a de quoi perturber.
Et dans cette ville apparaît soudainement un meurtre aussi glauque qu’étrange. Zem est un enquêteur blasé, un « chien » dans le jargon de Magnapole, car issu de la zone plus pauvre. Il est en charge des investigations avec Salia, plus jeune et provenant d’une zone plus riche. C’est alors la confrontation de deux mondes, et une enquête qui fait ressurgir le passé. Car derrière le polar, il s’agit aussi d’un roman profondément politique, qui met la mémoire individuelle et collective au cœur de la marche de l’histoire.
« C’est comme si rien n’avait existé avant moi », dit Salia. Royaume de l’artifice, Magnapole est un produit préfabriqué. Immuable. Éteint. « Cette ville, décidément, n’a pas de mémoire. Tout s’y perd et disparaît. » Or, l’impasse totale tue la liberté d’être et d’agir. Sous anesthésie, cette humanité ne connaît plus l’espoir. Car sans mémoire — sans histoires à se rappeler ni à construire — tout est dilué dans une permanence nihiliste. Sans mouvement, tout se fixe, et c’est le propre de la dystopie.
Seule échappatoire, le LoveDay, sorte de carnaval du sexe, comme un opium. Ou la loterie Destiny, qui permet d’accéder aux zones plus riches en artificialisant même les destins individuels. Ou encore l’Okios, une drogue biotechnologique qui recrée le passé — preuve d’un présent vide de toute substance. Zem en prend régulièrement afin de se replonger dans sa jeunesse à Athènes, cité à présent disparue dans le roman. Quand il retrouve ce monde d’avant, « il retrouve le ravissement des images ».
La solastalgie de Laurent Gaudé
D’une plume remarquablement maîtrisée, fidèle à son talent de conteur, Laurent Gaudé fait le portrait d’un avenir en noir et blanc qui ne fait plus sens et donc en proie à la nostalgie. Chien 51 est même le roman de la solastalgie, ce concept né au début des années 2000 pour qualifier la nostalgie de tout ce que la crise climatique nous fait perdre.
Tragique dans sa description de l’avenir, le polar futuriste de Laurent Gaudé est aussi un remède contre l’anesthésie et contre l’oubli. Chien 51 appelle furieusement à garder le monde en vie — qu’on parle du monde politique ou environnemental.
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