De la ville de Constantinople au 15e siècle, aux années 2020, jusqu’à un vaisseau spatial futuriste, Anthony Doerr nous balade dans le temps et l’espace au fil des 700 pages de La Cité des nuages et des oiseaux, paru chez Albin Michel en cette rentrée littéraire 2022. Celui qui a remporté le Prix Pullitzer en 2015 revient avec un roman monumental, parlant d’écologie, de technologies, d’isolement, d’exclusion, mais aussi de l’amour des livres. Car le destin de chaque personnage est bouleversé par un même texte, baptisé La Cité des nuages et des oiseaux, qui aurait été écrit par Diogène dans l’Antiquité grecque.
C’est dans les locaux d’Albin Michel que nous avons rencontré Anthony Doerr. Il nous partage sa vision de l’utopie et de la littérature, dans un monde qui a bien besoin des deux.
« La complexité est la réponse »
Numerama — La Cité des nuages et des oiseaux présente une approche positive de l’humanité, une quête utopique. L’utopie est-elle forcément un lieu « dans les nuages », ou peut-elle être accessible, tangible ?
Anthony Deorr — C’est la première question et on entre déjà dans le vif du sujet ! Je pense que c’est un exercice important de se demander, de temps en temps : quelle est mon utopie ? Si je pouvais améliorer ma ville natale, qu’est-ce que je ferais, quelles mesures je prendrais ?
Mais j’étais d’abord intéressé par l’histoire de Constantinople, avant même d’aborder le futur ou le présent. J’étais simplement intrigué par cette idée du passé et des livres qu’on pouvait sauver. Il y a tellement de pièces de théâtre perdues de Sophocle, Euripide, Aristophane. Je me suis mis à imaginer : et s’il y avait d’autres textes parlant d’utopie comme Les Oiseaux d’Aristophane ?
Et puis, en parallèle, je voyais mes enfants regarder des films dystopiques. Où la Terre est sur le point d’exploser, la ville est en feu, avec éventuellement un super-héros au-dessus des flammes. Je me suis demandé combien d’histoires utopistes on leur racontait. Un professeur leur a-t-il déjà demandé à l’école ce qu’est leur idée d’un monde meilleur ?
Aristophane dans Les Oiseaux ne le fait pas vraiment, il se moque même de l’idée, et il dit que quiconque croyant en un monde meilleur est un rêveur qui va échouer. Je sais qu’il y a toujours une part de cynisme dans la forme traditionnelle d’une histoire utopique. C’est : « Marcus et Anthony rêvent d’une meilleure ville, ils y arrivent et réalisent que ce n’est pas aussi bien qu’ils ne le pensaient ». Le premier jour, tout semble parfait, mais ensuite, les fissures commencent à apparaître.
Malgré tout, je pense qu’il y a quelque chose de beau dans cette idée de voyager vers un endroit qu’on espère meilleur. Dans tout le roman, je voulais un contre-pied à ces récits dystopiques pour dire : prenez une minute et demandez-vous, quelle est votre cité des nuages et des oiseaux, même si vous ne pourrez jamais y arriver ?
Donc une utopie est peut-être finalement plutôt une histoire de questions plutôt que de réponses ?
Oui ! En ce moment, la montée du nationalisme consiste à suggérer des réponses. Car les choses deviennent plus compliquées et quand les gens sont anxieux, ils veulent de la simplicité. La réponse de Trump était : « Retournons à cet âge d’or », mais cet âge d’or n’a jamais existé. C’est un vieux truc que des leaders utilisent quand les gens ont peur. Ils disent, « construisons un mur, empêchons-les d’entrer, ils sont mauvais et nous sommes bons ».
Les politiciens aiment aussi invoquer les histoires liées à la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils pensent que c’est simple : le mal et le bien. Mais l’Histoire est plus compliquée. Tous les citoyens allemands étaient-ils mauvais ? Comment l’information était-elle contrôlée dans leur vie, surtout avec la radio ? Chaque livre que j’ai aimé montre combien la vie est plus compliquée qu’on ne le pense. Que la complexité est quelque chose à embrasser. Que la complexité est la réponse.
Vous êtes un passionné du passé, mais dans ce roman, vous en venez à projeter un futur possible en explorant la science-fiction, au sein d’un grand vaisseau spatial. Comment avez-vous sauté ce pas littéraire ?
J’avais peur. J’étais beaucoup plus à l’aise en faisant des recherches sur le 15e siècle, où vous pouvez trouver les vêtements qu’ils portaient, la nourriture qu’ils mangeaient. Pour la partie dans le futur, je devais construire le monde entier pour le lecteur. Ce que le personnage de Konstance mange, ce qu’elle porte, à quoi ressemblent les couloirs, comment ils se parlent entre eux. Il faut inventer tout ça.
Sauf que j’avais vraiment envie de construire un triptyque passé, présent, futur, en choisissant des périodes où la technologie était perturbatrice. C’était ma feuille de route. Au 15e siècle, la poudre à canon venait perturber l’ancienne technologie des murs et les presses à imprimer étaient sur le point d’arriver en Europe. La navigation s’améliorait avec le sextant et le compas. J’ai l’impression que nous vivons une période comme celle-là, peut-être la plus perturbante depuis l’arrivée de l’imprimerie. Un mensonge peut se multiplier un million de fois sur votre téléphone. Alors, je voulais commencer à réfléchir en termes d’anticipation sur ce que l’intelligence artificielle et la crise climatique signifiaient pour les humains.
J’étais surtout effrayé par la façon dont un éditeur, ou un libraire, ou un critique, le classerait. Mais finalement, en tant qu’artiste, vous ne pouvez pas vraiment penser au genre littéraire. Vous essayez simplement de raconter une histoire sur des êtres humains. Qu’ils vivent dans le futur ou dans le passé, ils tombent toujours amoureux, ils se sentent toujours perdus, ils se sentent toujours exclus. Beaucoup de ces personnages sont des inadaptés ou des exclus d’une certaine manière. J’ai donc décidé de me lancer, d’oublier ma peur.
La SF décrit souvent des futurs remplis de technologies. Mais durant une bonne partie du récit, vous évoquez les plantes qui poussent dans ce vaisseau spatial, celles ou ceux qui s’en occupent. Ressentiez-vous le besoin d’emmener la Terre même dans un futur loin de la Terre ?
Konstance est une sorte de libraire et de jardinière tout à la fois. Au cœur de son voyage, il y a cette idée d’enfermement technologique — dans ce coffre-fort qu’est le vaisseau spatial. Pourtant, elle se passionne pour les plantes, car c’est son lien avec son père. Je voulais jouer avec ça.
Le message de Trump était toujours de dire que « nous allons faire cavalier seul, l’Amérique d’abord, nous n’avons pas besoin des autres pays ». Mais c’est d’autant plus ridicule qu’il tweete sur un téléphone fabriqué ailleurs et impliquant plusieurs pays de la fabrication au transport. Nous sommes profondément connectés aux autres cultures et même autres espèces de la planète.
Prétendre que les humains sont un monde, et la nature est un autre monde, est tout bonnement faux. Les philosophes du 18e siècle l’avaient compris, mais on tend à l’oublier. La pandémie en était un énorme rappel. On sait aussi, concernant le microbiote dans nos estomacs, que même pour digérer notre nourriture, nous dépendons d’autres créatures.
Je voulais donc jouer avec cette idée que, même dans l’énorme enveloppe technologique d’un vaisseau spatial, il faut des plantes et de la vie pour tous les personnages. J’ai aussi fait en sorte que les lecteurs et lectrices ne puissent pas comprendre dès le début comment tous les personnages sont reliés… de la même manière que, lorsque vous ne pouvez pas acheter de moutarde en France car il y a pénurie, vous ne vous rendez pas compte spontanément que c’est lié aux agriculteurs canadiens, dont le sort est lié quant à lui au climat. J’espère que le roman est un rappel que même les choses qui ne semblent pas connectées au départ le sont finalement d’une certaine façon.
La plupart des romans qui intègrent l’écologie évoquent cette interconnexion. Cela m’a fait penser à Lorsque le dernier arbre de Michael Christie, à Sorrowland de Rivers Solomon. Pourquoi ces récits écologiques en viennent presque toujours aux connexions entre nous ?
Je pense que nous ressentons le besoin de grandes histoires globales qui rappellent la leçon de l’écologie : vous tirez le fil d’une chose et vous découvrez qu’elle est connectée à tout le reste. Moi, cela me fait penser à Richard Powers, un écrivain américain qui a écrit un livre intitulé L’Arbre-Monde, qu’il a construit à partir de connaissances scientifiques. Vous savez probablement déjà tout cela depuis les dix dernières années, mais quand j’étais enfant, l’idée d’une forêt reposait sur de grands arbres qui se battent contre les petits arbres, une concurrence capitaliste pour les ressources et la lumière. Et les petits meurent, les grands gagnent. Comme si les arbres étaient du Coca-Cola.
Ah oui, maintenant, on sait que c’est plutôt une histoire de coopération…
Exactement. Nous savons qu’ils coopèrent, s’entraident, de manière très intéressante. De même pour le microbiote de nos intestins, mais aussi pour les modèles météorologiques. Le Gulf Stream, par exemple, cet énorme courant océanique chaud en surface, qui remonte la côte est des États-Unis et se disperse dans l’océan Atlantique. Pendant des siècles, il a gardé la Floride relativement chaude durant les hivers, fraîche durant les étés, de la même façon que sur les bords de la Grande-Bretagne. Mais maintenant, la vitesse du Gulf Stream ralentit, et il semblerait que ce soit parce que le Groenland fond. Donc Londres et Miami sont liés par la glace du Groenland, laquelle est liée à la manière dont vous et moi nous nous déplaçons en voiture ou en avion, dont nous refroidissons ou réchauffons nos maisons.
La grande promesse que Facebook et Google n’arrêtaient pas de nous vendre était qu’ils vous feraient vous sentir plus connectés, mais souvent la technologie vous déconnecte. Pourtant, il y a tellement de leçons à tirer de la science, qui montre que nous sommes plus interconnectés que nous ne le pensions. Si l’art peut nous aider à imaginer ces connexions, c’est peut-être une bonne chose.
Parlons maintenant de livres. Car ils sont cruciaux dans chaque histoire de votre roman. Alors ma question est simple, mais pas tant que cela : les livres vont-ils nous sauver ?
Pas si simple en effet ! On parlait de technologies : les livres en sont une. Tout repose sur le principe du codex [le cahier formé de pages reliées ensemble, ce qui forme le livre]. Vous pouvez y mettre énormément d’informations et il peut nous survivre. Ils sont fragiles dans un sens, mais pas autant que nous dans certains domaines. Dans mon roman, je pose des questions sur certaines technologies dont il faut être sceptique, mais je dis d’embrasser cette technologie qu’est le livre.
Tolstoï a dit que l’art doit faire oublier la violence. J’aime cette idée. Je ne sais pas si un roman pourrait empêcher Poutine d’envahir l’Ukraine, mais j’aime l’idée que la culture ukrainienne va en quelque sorte y survivre. Il y aura des conteurs, des peintres et des musiciens qui, d’une manière ou d’une autre, survivront à l’attaque de leur culture et de leur pays.
Je crois que les lecteurs et lectrices ont souvent un sens plus sophistiqué d’autrui. Un bon livre brise les notions simplistes, celles avec lesquelles un fasciste veut nous dire ce qui est bon et ce qui est mauvais. Un bon roman peut compliquer les choses, vous apprendre, vous faire imaginer la vie des soldats de l’autre côté des tranchées.
Et en termes de climat, je pense aussi que les livres peuvent créer un changement. Ils peuvent contribuer à cette conversation. Pour comprendre le chagrin que nous transmettons aux jeunes et la confusion qu’ils ressentent. Donc, oui, les livres peuvent nous sauver en partie. Peut-être.
Vous dites en fait que les livres compliquent le monde et que c’est une bonne chose.
Oui ! En fait, mon roman parle de murs. D’abord Konstance, dans cette voûte circulaire qu’est le vaisseau spatial. Et puis il y a les murs de Constantinople et Anna à l’intérieur. Le texte qu’elles trouvent les aide à s’échapper, d’une certaine manière. Littéralement et métaphoriquement, peut-être que les livres nous apprennent à utiliser notre imagination pour échapper aux murs de notre propre esprit.
Cette « cité des nuages et des oiseaux », vous la tenez entre vos mains, elle vous permet de vous échapper vers un autre endroit. Mais je ne pense pas que la lecture soit juste une évasion. Elle apprend à notre imagination à faire preuve de tendresse et de compassion envers les autres. Ironiquement, on lit seul en général, mais d’une certaine manière, lire nous apprend à être moins seul, parce qu’on se dit que les gens du 15e siècle, les gens d’aujourd’hui et les gens de demain ressentent les choses de la même façon que moi. C’est comme cela que les livres peuvent nous sauver.
Un livre en particulier vous a-t-il aidé de cette manière ?
Wow, je n’y ai jamais réfléchi. Le Journal d’Anne Frank est une réponse facile pour moi. Elle avait 14 ans et un professeur nous a donné ce livre quand j’avais 14 ans. Je me souviens avoir pensé à l’époque que sa voix était encore vivante dans les mots, uniquement parce qu’elle écrivait des choses dans un cahier. Et c’est comme de la magie parce que cela vous aide à transcender la mort. Elle est effacée de la Terre et pourtant sa voix chante toujours à travers ce langage.
Dans un passage, un personnage dit que la cité des nuages est un « récit qui contient la totalité du monde » et « même les mystères au-delà ». C’est aussi ce que vous avez essayé de faire ? Contenir toute la totalité du monde dans ce roman ?
Oui, j’ai essayé. Et ça m’inquiète, parce qu’on dirait qu’il y a de l’ego là-dedans. Mais si on prend l‘Iliade et l’Odyssée, par exemple, on se dit que toutes les histoires sont dans ce livre. Comme chaque film. Une histoire de voyage, un héros, des épreuves, puis le héros revient changé. C’est le monomythe comme l’a décrit Joseph Campbell. Dans chaque livre, il y a le monde et ses mystères.
Je voulais voir si je pouvais faire cela avec ce livre, pour qu’il soit son propre petit monde. J’y ai mis tout ce que je pouvais. Et c’est peut-être trop pour un lecteur, bien sûr, mais parfois le monde est aussi cela. L’excès du monde est surtout l’excès d’Internet pour moi. Et pourtant je ne peux pas m’en éloigner, parce qu’il y a un lien vers une chose intéressante par ici, puis vers une autre chose intéressante, par là.
Mon but était d’essayer de contenir le monde, mais aussi de faire un hymne pour le monde : on ne trouvera pas de monde meilleur en naviguant sur un vaisseau spatial, c’est notre monde en ce moment dont nous devons être les gardiens.
Que ce soit un gros roman de world-building ou une courte novella sur un seul personnage, chaque livre est un peu une porte poétique parmi d’autres vers le monde ?
Tous les bons livres « sont le monde », en quelque sorte. J’aime votre idée d’une porte poétique. C’est vrai. Comme dans Le Monde de Narnia et la porte du placard qui menait ailleurs. Et vous n’avez pas besoin d’avoir le passé, le présent et le futur. Vous pouvez simplement raconter l’histoire d’un individu et d’une certaine manière cela devient universel.
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