6 ans de diffusion, 4 saisons, 36 épisodes, 60 à 130 millions d’euros par saison : cela n’aura pas suffi, Westworld n’aura jamais de fin. La série imaginée par Jonathan Nolan et Lisa Joy, et coproduite avec J.J. Abrams, a été annulée par HBO.
Pourtant, Westworld a été conçue sur cinq saisons. Pour preuve, le casting principal sera rémunéré malgré tout par HBO pour cette salve d’épisodes qui ne verra jamais le jour, en raison de l’engagement contractuel de la chaîne.
Que l’on aime ou non la direction prise par la série, on ne peut qu’être peinés par cette énième annulation grotesque dans le monde des séries TV. Une vision créative inaboutie est frustrante pour l’intégralité du circuit artistique — dont le public, qui s’est engagé émotionnellement pour ne jamais connaître d’aboutissement.
Il serait facile d’y voir les conséquences de la nouvelle stratégie de Warner, qui dégomme tout sur son passage, ces derniers temps, pour un redressement budgétaire. La réalité est plus large : les méthodes de production actuelles mettent du plomb dans l’aile aux visions créatives sur le long terme.
Westworld méritait une vision complète
La chaîne invoque des coûts grandissants en dépit d’audiences en berne. Il est vrai que l’annulation était prévisible depuis quelque temps — dès la fin de la saison 1. C’est alors la méthode de production dans son ensemble qui soulève une question : pourquoi engager un budget colossal (130 millions) sur une saison inaboutie, en sachant pertinemment que l’œuvre est sur la sellette ? Il était possible de terminer la série en écrivant une véritable fin à l’issue de la saison 4.
À chaque annulation, c’est bien ce même désarroi qui intervient dans le public : pourquoi ne pas prévoir une fin, même partielle, pour une saison dont la suite n’est pas officiellement commandée ?
La réponse est à trouver dans la négociation entre les showrunners — créateurs, créatrices des séries — et les chaînes ou services SVOD. Du point de vue de celles et ceux qui produisent ces œuvres, une fin de saison comporte plusieurs enjeux.
Intervient d’abord l’art narratif à proprement : la vision scénaristique implique d’imaginer durablement l’avenir des personnages. Les scénaristes sont des écrivains. Ils pensent une histoire qui va plus loin que ce que vous voyez à l’écran sur une saison. Une vision n’entre pas toujours dans un format. Le créateur de Legends of Tomorrow, annulée récemment après la saison 8, se confiait à ce sujet : « Le cliffhanger n’est pas la faute de la CW. C’est la mienne. J’ai joué (…) et j’ai perdu. Espérons que l’histoire puisse continuer sous une autre forme. Un téléfilm ? Une bande dessinée ? Une pièce radiophonique ? ».
S’ajoute à cela une négociation tacite lors d’une fin de saison : un showrunner qui termine sa saison en bouclant l’histoire envoie le message que la série est potentiellement terminée. Lorsqu’une chaîne commande ou annule une œuvre, elle ne la voit pas comme une œuvre, mais comme un produit. Le rapport coûts bénéfices est-il favorable ? Les frais sont-ils nécessaires ? Un cliffhanger, une fin ouverte, facilite la commande de nouveaux épisodes : elle suppose que le public voudra revenir pour la saison suivante et qu’engager des frais est utile.
La prise de risque est parfois énorme. Lorsque Warrior Nun terminait sa saison 1 au beau milieu d’une scène d’action, elle pouvait demeurer ainsi pour toujours, frustrant des millions de personnes… ou bien susciter une attente suffisante pour que Netflix considère le renouvellement comme une bonne fidélisation des abonnés. Ce fut le second choix, mais toutes les séries n’ont pas cette chance.
La Peak TV est aussi un pic d’annulations
La recrudescence des séries télévisées porte un nom : la Peak TV — littéralement le « pic télévisuel ». Si les séries ont toujours été dans le paysage audiovisuel, les années 2010 ont connu un accroissement colossal du nombre d’œuvres produites. En 2012, il y avait 288 séries originales à regarder. En 2021, le chiffre était de 550. Le domaine est ultra-compétitif. De fait, les budgets et objectifs aussi ont augmenté.
Les annulations ne sont pas causées par cette Peak TV, car elles ne sont pas nouvelles. On se souvient que Dark Angel, la série de James Cameron avec Jessica Alba, avait été annulée en 2002 par FOX à l’issue de la saison 2, en plein cliffhanger, car la chaîne voulait miser sur Joss Whedon après le succès de Buffy. Résultat, Firefly était diffusée… et annulée au bout d’une saison 1. Ce n’était là qu’un exemple parmi des dizaines depuis les années 1990.
Ce qui a changé, cependant, c’est le nombre. Plus de séries TV signifie, statistiquement, plus d’annulations, à plus forte raison avec des enjeux financiers plus élevés. Cela vient accroître la « panique » des spectateurs et spectatrices pour s’engager dans une œuvre : mon engagement émotionnel dans cette œuvre servira-t-il à quelque chose si je n’en vois jamais la fin ? La Peak TV engrange un cercle vicieux empreint de lassitude. Car, in fine, cela pousse de davantage de personnes à ne pas regarder une série avant qu’elle ait une fin assurée, ce qui accroît indirectement les risques d’audiences insuffisantes.
L’eldorado artistique que sont les séries TV souffre ainsi que chaque œuvre soit sur la sellette. Une fin est tout au plus une bonne surprise. Les sauvetages par une autre maison, assez courants de la part de Netflix ou Prime Video, sont un bon renfort, mais ne peuvent pas être une règle. Une lueur d’espoir émerge peut-être du côté des miniséries (comme Le Jeu de la Dame ou Maid sur Netflix, Station Eleven et Chernobyl sur HBO). Complètes, cohérentes, elles sont écrites avec un début, un milieu, une fin, avec une liberté artistique plus grande sans l’enjeu économique du renouvellement.
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