Où es-tu, monde admirable ? est le nouveau roman de l’autrice de Normal People. Sally Rooney y fait le selfie d’une société qui se déteste, qui observe sa propre chute en se réfugiant dans le sexe, l’amour et l’amitié.

« Alors, malgré tout, malgré l’état du monde tel qu’il est, l’humanité au bord de l’extinction, me voilà encore en train d’écrire un mail sur le sexe et l’amitié. Mais qu’y a-t-il d’autre à vivre ? »

Le second roman de Sally Rooney, Normal People, avait propulsé cette autrice irlandaise sur la scène littéraire. Le bestseller était alors rapidement adapté en une série du même nom — très largement acclamée par la presse et le public. Les éditions de l’Olivier traduisent dorénavant son troisième roman, Où es-tu, monde admirable ?, en librairies depuis août 2022.

Sally Rooney, l'autrice de Où es-tu, monde admirable ? et de Normal People. // Source : Faber
Sally Rooney, l’autrice de Où es-tu, monde admirable ? et de Normal People. // Source : Faber

Sally Rooney dresse la chronique intime de deux femmes « millenials » : Alice et Eileen. La première est romancière à succès, la seconde est chroniqueuse dans un magazine littéraire. Chacune vit une histoire d’amour compliquée — Alice avec Félix, récemment rencontré sur Tinder, et Eileen avec Simon, ami d’enfance. Fraîchement arrivées dans leurs 30 ans, toutes deux ont à cœur de trouver leur place dans ce monde. Mais quel monde ?

Sally Rooney écrit sur la détresse

Où es-tu, monde admirable ? poursuit l’œuvre de Sally Rooney autour d’une même pierre angulaire : les désirs comme ciment de la vie en société. Il en résulte des relations amoureuses que l’autrice décrit avec une tendresse indéniable, mais qui portent en elles une toxicité intrinsèque. Ce sont des histoires de dépendance affective et de jeux de non-dits. Non sans beauté, certes, mais tristes. Des pièces de théâtre individuellement tragiques ; où les souffrances causées par la masculinité toxique jouent d’ailleurs un rôle prépondérant.

Dans ce troisième roman, cependant, Sally Rooney ne montre plus seulement ses personnages. Ces derniers habitent un monde tout aussi nocif. Capitalisme, poids des interactions sociales par écran interposé, actualité psychologiquement invasive : l’autrice dresse un sentiment d’effondrement qui atteint Alice et Eileen. C’est un roman de solastalgie — cette notion de détresse psychologique face la conscience d’une crise écologique qui nous fait perdre ce qu’il y a de précieux en ce monde.

« Ma théorie, c’est que les humains ont perdu le sens de la beauté en 1976 »

« Ma théorie, c’est que les humains ont perdu le sens de la beauté en 1976, l’année où le plastique est devenu le matériau le plus utilisé au monde », écrit Alice à Eileen, dans un mail où infuse son dégoût du monde actuel. « Je sais qu’il y a de bonnes raisons d’être sceptique quant à la nostalgie esthétique, il n’en reste pas moins qu’avant 1970, les gens portaient des vêtements en laine et en coton conçus pour durer, qu’ils mettaient les liquides dans des bouteilles en verre, qu’ils enveloppaient la nourriture dans du papier et remplissaient leur maison avec des meubles en bois de qualité. »

Mais, ce n’est pas pour autant un roman sur l’effondrement. Sally Rooney en fait plutôt le selfie : le focus demeure fixé sur les humains, tel un selfie apocalyptique. C’est ce qu’admet son personnage, Alice, elle-même romancière dans le récit : « Je reconnais que ça paraît vulgaire, décadent, voire intrinsèquement violent, d’investir de l’énergie dans les futilités du sexe et de l’amitié alors que la civilisation menace de s’effondrer. D’un autre côté, c’est ce que je fais chaque jour. »

« On aimait trop, on s’intéressait trop aux autres »

Le désenchantement des personnages va jusqu’à se résigner, voire se satisfaire, de l’effondrement, à accepter que l’être humain puisse être un animal social jusqu’à causer sa propre perte. « Alors qu’on aurait dû réorganiser la répartition des ressources planétaires et mener une transition collective vers un modèle économique durable, on se préoccupait de sexe et d’amitié. On aimait trop, on s’intéressait trop aux autres. »

« Il n’y a rien de plus grand que ce que tu appelles avec tant de dérision ‘se séparer ou rester ensemble’ »

Alors, crise écologique ou non, capitalisme délétère ou non, Sally Rooney enchaîne les déboires amoureux et les scènes de sexe entre ses personnages. C’est la démarche littéraire empruntée par Sally Rooney : celle d’une intimité décomplexée, qui ne cesse jamais de raconter autre chose que les sentiments pour nous définir. Où es-tu, monde admirable ? décrit des humains imparfaits, nés pour s’aimer, nés pour s’inquiéter, nés pour être ensemble — et en souffrir comme en tirer du plaisir.

« La mort n’est-elle pas une apocalypse à la première personne ? En ce sens, il n’y a rien de plus grand que ce que tu appelles avec tant de dérision ‘se séparer ou rester ensemble’ (!), parce que, à la fin de la vie, quand il ne reste plus rien, c’est encore la seule chose dont on souhaite parler. »

Où es-tu monde admirable ? est donc un selfie certes triste de l’humanité contemporaine, mais très joliment orchestré par Sally Rooney, qui dépeint deux femmes d’autant plus attachantes qu’elles font de leur mieux dans un monde austère.

Où es-tu, monde admirable ?, Sally Rooney, est traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux. Éditions de L’Olivier, 384 pages.

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